Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe à ND – 27e dimanche du temps ordinaire – Année C
Dimanche 2 octobre 2016 - Notre-Dame de Paris
Après nous avoir mis en garde contre la tentation d’être dominé par l’argent, Jésus nous aide à comprendre ce qu’est la foi. Avant d’être une somme de connaissances sur Dieu, la foi est d’abord une confiance absolue en celui qui nous rend capables de l’impossible. C’est cette foi qui a motivé des générations de chrétiens dans le temps pour accomplir de grandes choses et affronter tous types d’épreuves. La foi nous permet de ne pas céder à la peur et à l’angoisse. Notre manière de vivre témoigne de la foi qui nous habite.
– Ha1,2-3 ; 2,2-4 ; Ps 94 ; 2 Tm 1,6-8.13-14 ; Lc 17, 5-10
Frères et Sœurs,
L’évangile de saint Luc poursuit avec nous l’itinéraire par lequel Jésus s’achemine vers Jérusalem et au long duquel il prépare ses disciples aux événements qui vont suivre. Au cours des deux dimanches écoulés, il les avait préparés à choisir quel maître ils voulaient servir, si c’était Dieu ou l’argent ? Il les avait confrontés à la question radicale de savoir qui était vraiment fils d’Abraham : est-ce c’était le pauvre Lazare qui mendiait à la porte du riche, ou le riche qui ne répondait pas à sa pauvreté ? Dans l’une et l’autre de ces paraboles, saint Luc met en œuvre une dimension fondamentale de son évangile, selon laquelle la pauvreté effective -et pas seulement la pauvreté de cœur- est une condition pour devenir disciple de Jésus. « On ne peut pas servir deux maîtres, Dieu et l’argent » (Lc 16,13). Mais à mesure que nous avons médité sur ce choix crucial entre la primauté absolue de Dieu ou la domination de l’argent, entre l’enfermement sur ses richesses ou l’ouverture à la pauvreté de nos frères, nous avons pu éprouver comment ce choix n’est pas seulement un choix économique. C’est un choix qui touche à la racine même de la vie. C’est un choix qui demande une motivation tout à fait exceptionnelle : il n’est pas naturel de préférer Dieu à l’argent, il n’est pas naturel de surmonter son attachement aux biens de ce monde pour venir en aide à nos frères. Si c’est à cela que Dieu nous appelle et qu’il nous demande de suivre Jésus, alors quelle foi ne faut-il pas pour franchir ce pas ? Quelle foi n’est-elle pas nécessaire pour nous permettre de nous arracher aux sécurités de ce monde, pour nous en remettre totalement à la confiance en Dieu ?
Ainsi, nous comprenons comment les disciples, après avoir entrevu l’abîme de cette décision radicale, demandent à Jésus d’augmenter en eux la foi, car s’ils n’ont pas une foi suffisante, jamais ils ne pourront franchir ce seuil, jamais ils ne pourront accompagner le Christ. Ne nous y trompons pas, la question n’est pas d’augmenter nos connaissance sur Dieu ! La question est d’augmenter la force de notre attachement au Seigneur. La foi, c’est la confiance absolue en Dieu qui rend capable de l’impossible, l’impossible étant de nous détacher réellement de ce qui nous empêche de suivre le Christ, ce qui est aussi difficile que d’arracher un arbre à la terre pour le planter dans la mer. « Si vous aviez de la foi, gros comme une graine de moutarde, vous auriez dit à l’arbre que voici : “Déracine-toi et va te planter dans la mer”, et il vous aurait obéi » (Lc 17,5). Ce n’est pas une question de quantité, c’est une question d’intensité. Même si nous avons une foi qui nous paraît fragile, même si nous avons une foi qui nous paraît insuffisante, même si nous avons une foi faible, le Seigneur peut s’appuyer sur cette foi pour faire des choses auxquelles nous ne pouvons même pas penser. C’est cette foi indéracinable qui a permis à des foules d’hommes et de femmes, au long de l’histoire de l’Église de se lancer dans des entreprises qui paraissaient irréalisables, inimaginables. Pensez-vous que les hommes qui ont projeté de construire des cathédrales comme celle dans laquelle nous sommes pouvaient s’appuyer simplement sur leur intelligence et leurs calculs ? Quelle motivation, quelle détermination, quelle force il leur fallait non seulement pour rassembler les moyens, mais pour surmonter les impossibilités techniques mêmes que l’on connaît aujourd’hui ? Quelle foi fallait-il aux jeunes paysans de France du XIXe siècle, pour partir en Afrique, en Asie, sans espoir de revenir jamais, et même parfois sans espoir même de parvenir au terme du voyage, comme c’est arrivé pour un certain nombre d’entre eux. Quelle foi fallait-il pour s’arracher à la sécurité même misérable de leur vie en France, pour penser qu’ils étaient appelés à un autre chemin ? Quelle foi faut-il aujourd’hui à des hommes et des femmes qui ne sont ni plus doués, ni plus saints que nous, pour assumer leur foi chrétienne dans une société qui est tout entière construite sur l’effacement de la foi religieuse ? Quelle foi faut-il non pas pour parader et pour faire des déclarations spectaculaires et militantes sur l’identité ou la religion, mais tout simplement pour conduire sa vie selon la conviction que celle-ci est dans les mains de Dieu ?
A l’heure où notre pays est frappé de différentes manières par des périls variés, que ce soient des périls terroristes ou des périls économiques, comment ne pas comprendre que beaucoup de nos concitoyens, pour qui la seule sécurité en ce monde est la sécurité de leurs biens, ne soient saisis par la peur, que la peur ne se transforme en terreur, et que la terreur n’aboutisse à une anxiété maladive ? Oui, aujourd’hui nous sommes invités à rendre témoignage à la puissance de Dieu à l’œuvre à travers l’histoire des hommes. Nous sommes invités non pas à défendre des valeurs qui seraient supérieures aux valeurs des autres, mais à montrer que l’esprit que nous avons reçu, l’esprit de Dieu qui vit en nous, est vraiment un esprit de force, d’amour et de pondération. Cet esprit saint qui nous habite, tout faibles que nous soyons, tout peureux que nous puissions être, tout menacés que nous sommes, nous rend capables d’assumer les épreuves de l’existence sans défaillir et sans sombrer dans le catastrophisme et dans la peur maladive. De quoi aurions-nous donc peur ? Saint Paul nous dit dans l’épître aux Romains : « Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? » Si je crois que Dieu est avec moi, comment pouvoir imaginer qu’en ce monde, il y a des forces supérieures à celles de Dieu ? Ainsi notre capacité à affronter les épreuves de la vie, à supporter les difficultés inhérentes à toutes périodes de l’histoire et à chacune de nos existences, devient un signe de la foi que nous avons en Dieu. La vie que nous menons, les initiatives que nous prenons, les œuvres que nous essayons de construire et de mener à bien, ne sont pas nos affaires, mais vraiment l’œuvre de Dieu qui s’accomplit à travers le temps et par rapport à laquelle nous sommes de simples serviteurs qui peuvent d’ailleurs être remplacés par d’autres.
Ainsi, frères et sœurs, alors que beaucoup de nos contemporains vivent dans l’excitation de l’anxiété, et dans la peur justifiée ou fantasmée, nous sommes invités à donner au monde le témoignage de l’espérance que nous avons reçue : si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? « Le juste vivra par sa fidélité » (Ha 2,4).
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris