Homélie du cardinal André Vingt-Trois – Messe de Minuit
Samedi 24 décembre 2016 – Notre-Dame de Paris
Is 9,1-6 ; Ps 95 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14
Frères et Sœurs,
1. Les ténèbres sur le monde.
La nuit de Bethléem voit se lever la lumière du soleil de justice, Celui qui dira de Lui-même : « Je suis la lumière du monde ». Celui qui naît dans l’obscurité à Bethléem, inconnu de tous, sauf de quelques bergers, vient pour illuminer la terre. Il accomplit ainsi la prophétie d’Isaïe : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière. Sur les habitants du pays de la mort, une lumière a resplendi. » C’est à Israël que fut envoyée en premier cette lumière dans la nuit. Mais la vocation d’Israël est de vivre l’Alliance avec Dieu comme un signe destiné à toutes les nations. C’est donc aussi sur la nuit du monde que se lève cette lumière. De quelque façon, la nuit de Bethléem est le signe des ténèbres dans lesquelles se débat l’humanité jusqu’à la fin des temps. Elle est le signe de notre nuit en ce jour de 2016. Elle rassemble dans ses ténèbres toutes les misères de notre humanité et toutes nos expériences du pays de la mort.
Il serait trop long et fastidieux de dresser la liste des malheurs des hommes. Ils nous sont présents chaque jour par les informations qui nous font proches des grands événements, quitte à les dramatiser un peu pour faire monter le suspens, flatter le goût du spectacle et du risque virtuel. Mais comment pourrions-nous oublier ce soir les peuples massacrés et dispersés en Syrie et en Irak, particulièrement à Alep ? Comment oublier les dizaines de milliers de chrétiens d’Orient qui essaient de se maintenir sur leur terre et d’y maintenir le témoignage de l’Évangile ? Comment oublier chez nous les victimes des attentats commis à Paris, à Nice, et l’assassinat du P. Jacques Hamel à St Étienne du Rouvray ? Comment oublier les victimes du récent attentat de Berlin ? Comment oublier les « laissés pour compte » du développement économique de notre société de prospérité qui vivent d’expédients, refoulés sur les marges des rendements financiers, comme ils sont rejetés aux marges de nos cités ? Comment oublier enfin dans cette nuit où la sainte famille ne trouve pas de place dans la salle commune de l’auberge, les immigrés qui errent à travers nos pays opulents sans trouver de place dans nos nations, nos entreprises et nos foyers, nos esprits et nos cœurs ?
Non, la nuit n’est pas seulement symbolique, elle est bien réelle. L’humanité vit bien dans le pays de la mort, même si elle essaye de l’oublier.
2. Ne craignez pas…
C’est aussi à nous que s’adresse la parole de l’ange aux bergers : « Ne craignez pas. » Elle reprend les paroles même de Gabriel à la Vierge Marie. Comme si Dieu, s’adressant aux hommes, devait apaiser leur crainte. Comment se fait-il que la Parole de Dieu puisse susciter leur crainte ? Dieu ne se manifeste pas aux hommes pour leur inspirer une terreur, fût-elle sacrée. Il s’adresse à eux et il vient partager leur condition humaine, non pas pour faire d’eux une foule apeurée, mais, au contraire, pour leur annoncer une libération et leur proposer des chemins de bonheur. C’est pourquoi il se révèle, non pas dans la force de sa puissance, mais dans la pauvreté et la faiblesse d’un enfant nouveau-né.
Le Dieu de Jésus-Christ n’est pas un maître aliénant dont les disciples devraient être regardés par leurs concitoyens comme les dangereux propagandistes d’une doctrine de sujétion. Il est un Père qui veut faire grandir ses enfants dans leur dignité humaine et le respect de leur liberté. C’est pourquoi il ne s’impose pas avec puissance, il se propose dans la faiblesse pour que nul ne puisse être repoussé par sa venue.
Les évangiles nous invitent à méditer sur l’accueil réservé à cette faiblesse de Dieu. Non seulement il n’y avait « pas de place pour eux dans la salle commune », mais nous verrons très vite que la naissance de cet enfant va provoquer une panique des puissants de ce monde, au point que Hérode va décréter l’exécution de tous les nouveau-nés de Bethléem. Le massacre des Innocents n’est pas une péripétie macabre, c’est un signal : la venue du Messie vient perturber les pouvoirs. Sa discrétion même les inquiète et les agite plus qu’une force politique dont ils connaissent bien les ressorts et les faiblesses.
Notre aptitude, -ou notre inaptitude-, à accueillir le pauvre et à partager avec lui, nous révèle aujourd’hui les mêmes craintes. Ce pauvre qui fait irruption dans notre monde va-t-il, par la seule présence de son dénuement, remettre en cause le consensus sur lequel se fonde notre pacte social : le consensus du bien-être et de la consommation ? Allons-nous être acculés à renoncer à quelque chose de notre superflu pour que ne meurent pas ceux qui n’ont pas le nécessaire ? Après des siècles de pénurie et de précarité notre société connaît la satisfaction des désirs, de tous les désirs. Serait-ce pour ne pas pouvoir en profiter en paix ? Ne sont-ils pas coupables, ou en tout cas responsables, de leur misère ceux qui viennent mendier les miettes de notre abondance ?
On raconte qu’une nuit, saint Louis-Marie Grignon de Montfort vint frapper à la porte d’une de ses communautés, portant un miséreux sur ses épaules. Il criait : « Ouvrez la porte à Jésus-Christ ! ». En cette nuit, nous devons nous aussi entendre cet appel que relançait saint Jean-Paul II, il y a bientôt quarante ans lors de la Messe d’inauguration de son pontificat : « Ouvrez, ouvrez largement les portes au Christ ! »
3. « Ouvrez la porte à Jésus-Christ ! »
Ouvrons au Christ la porte de nos cœurs !
Accueillons-le comme l’accomplissement de la promesse de Dieu pour le salut des hommes, comme l’espérance de notre vie, comme une chance pour chaque homme et chaque femme de notre monde. Accueillons-le avec joie car sa lumière traverse les ténèbres des existences humaines. Il console les cœurs affligés, il apaise les âmes tourmentées, il soutient la générosité du partage, il est la paix pour le monde car il veut établir la justice.
Accueillons sa parole qui est une lumière pour notre liberté et un appel pour redresser ce qui est désordonné dans nos existences. Accueillons sa vérité sur l’homme et ses exigences qui nous rendent libres. Accueillons ses appels à l’amour du prochain, au pardon et à la réconciliation.
Ouvrons au Christ la porte de nos vies !
Il frappe à cette porte en la personne de ceux qui ont été trahis dans leur amour et abandonnés. Il tend vers nous sa main de mendiant dans la personne des « laissés pour compte » de nos sociétés développées, ceux dont on préfèrerait ne pas connaître l’existence et sa précarité. Ceux qui font les frais de la progression du sacro-saint niveau de vie après lequel on nous fait courir.
Ouvrons au Christ la porte de nos familles !
Jeunes époux qui vous unissez par l’engagement du mariage, ne croyez pas que vous pourrez le mener à bien dans la fidélité à travers les épreuves en oubliant celui qui est le fondement même de l’alliance. Ouvrez votre couple à la présence de Jésus-Christ. Faites-lui sa place chez vous et dans votre foyer.
Parents qui avez la responsabilité de l’éducation de vos enfants, ne croyez pas que vous pourrez leur apporter tout ce que vous souhaitez pour eux en faisant l’impasse sur leur éducation chrétienne. Ouvrez votre famille à la rencontre de Jésus-Christ. Qu’il soit quelqu’un qui compte pour vous et pour vos enfants.
Ouvrons au Christ la porte de notre société !
La réduction au silence et à l’effacement de toute expression publique de la foi n’exprime pas un véritable respect de la grandeur de l’homme ni du progrès de la paix sociale. Elle est un leurre que brandissent ceux qui veulent promouvoir une vision de l’homme réduit à la négation de toute transcendance. Devant les débats qui ont défrayé la chronique de ces semaines-ci, nous pouvons nous demander pourquoi notre société se sent menacée par les expressions des croyances des hommes. ?
La laïcité et nos libertés publiques seraient-elles si fragiles que quelques politiciens provocateurs ou quelques militants virtuels en mal d’identité suffisent à mettre en danger la liberté et la tolérance nécessaires à notre société ?
Notre conception de la liberté humaine et de la dignité de la femme dans la société est-elle si contestable qu’on ne puisse la proposer à la conviction par la vigueur de l’exemple et la beauté de ses fruits ? Avons-nous si peu confiance dans sa valeur que nous soyons contraints de l’imposer par la rigueur de la loi ?
Faut-il rappeler que l’adage : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » n’est un programme ni très paisible ni très efficace pour l’éducation des libertés et de la responsabilité humaine ?
4. Notre joie.
Cet enfant « nouveau-né, emmailloté, couché dans une mangeoire » est donné aux bergers comme le signe de l’avènement du Messie. Il est espérance pour les pauvres, promesse de libération, garant de la dignité de chaque personne humaine, y compris -et surtout- les plus faibles et les plus démunis de défense. Il est le don de Dieu pour le bonheur des hommes. Il se propose comme un appel discret à la liberté humaine pour que nous revenions à notre véritable vocation d’enfants de Dieu. Il est lumière dans notre nuit.
Comme les bergers de la nuit de Bethléem, cette nuit, chacun de nous est invité à s’approcher de l’enfant nouveau-né, non par fascination pour je ne sais quelle « magie de Noël », mais pour accueillir sa promesse : par lui, avec lui et en lui, l’humanité entre dans le chemin du salut et ce chemin est ouvert à tous les pauvres de la terre et chacun de nous peut y accéder en changeant sa manière de vivre, en se laissant guider par l’amour que Dieu nous offre pour aimer nos frères.
Ne boudons donc pas notre joie devant ce don merveilleux. Nous avons raison de nous réjouir et de vouloir partager cette joie. Mais n’oublions pas à qui nous la devons. Ne nous contentons pas des signes de la fête et du partage en faisant silence sur l’événement qui en est le fondement, sur l’amour qui en est la source. Cette bonne nouvelle (cet évangile) ne nous est pas réservée. Elle est destinée à « tout le peuple », comme nous le disait à l’instant le récit de Luc. Ne craignons pas « d’avancer au large » et de devenir des témoins du salut que Dieu offre aux hommes en Jésus-Christ.
Jésus-Christ, né de la Vierge Marie à Bethléem au début de notre ère.
Jésus-Christ, mort et ressuscité à Jérusalem, pour notre salut et notre vie.
Jésus-Christ, glorifié auprès du Père où il intercède pour nous.
Jésus-Christ, présent à son Eglise tous les jours jusqu’à la fin des temps.
Jésus-Christ, frappant à notre porte par la vigueur de sa Parole.
Jésus-Christ, nous tendant la main par la présence de tous les pauvres de notre monde.
« Jésus-Christ, le même hier, aujourd’hui et pour toujours ! » (He 13, 8)
Amen.