Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe avec des séminaristes de Paris – 7e vendredi du temps ordinaire – Année impaire
Vendredi 24 février 2017 - chapelle de l’archevêché
– Si 6,5-17 ; Ps 118,12.16.18.27.34-35 ; Mc 10,1-12
Dans le chemin de formation que Jésus fait suivre à ses disciples à mesure qu’il avance et qu’il enseigne les foules, il y a bien des choses qu’ils comprennent mal ou qu’ils ne comprennent pas et ils demandent souvent des suppléments d’explication, ou lui-même les prend à l’écart pour leur donner des explications plus précises.
La question posée pour le mettre à l’épreuve nous aide à comprendre comment l’appel du Christ à la sainteté est plus profond et plus radical que l’observance des commandements. En effet, Moïse qui était le grand législateur du peuple d’Israël, celui qui lui avait donné ses commandements et ses lois, avait formulé, ce qu’on appellerait aujourd’hui dans notre culture moderne, un droit positif, c’est-à-dire une façon de gérer des situations humaines en essayant de provoquer le moindre mal et en essayant de promouvoir le plus possible de justice. C’est ainsi que l’homme qui renvoyait sa femme devait lui donner un certificat de répudiation. Celui-ci lui permettait d’avoir son statut de personne isolée, dans une société où elle n’avait pas la possibilité de vivre isolée. C’est délibérément que Jésus leur demande de rappeler la loi formulée par Moïse, car s’il y avait une controverse, c’était parce que ses interlocuteurs voulaient le prendre en défaut par rapport à la tradition et à la loi juive. Il leur demande donc ce que Moïse a prescrit. Il semble évidemment que la réponse soit bonne et le débat clos. Moïse a donné les conditions dans lesquelles un homme pouvait renvoyer sa femme.
Mais voici que Jésus relance la discussion sur un autre terrain. Pour lui, l’union de l’homme et de la femme, qui n’est pas simplement une création du droit positif pour organiser la vie de la société, c’est une volonté mise en œuvre par Dieu dès la création, d’une certaine façon, en amont de l’histoire humaine. C’est ainsi que Jésus contourne la prescription de Moïse, ou plutôt il invite à remonter à la racine de cette prescription. L’engagement définitif et total de l’homme et de la femme n’est pas de l’ordre des lois positives que l’on peut toujours aménager pour tenir compte des conditions dans lesquelles on se trouve, ce que Jésus appelle la dureté du cœur.
Cette discussion de Jésus avec les pharisiens nous aide à comprendre un peu mieux la proposition que le Pape François nous a faite à travers le Synode des évêques pour la famille. Comment l’origine, avant toute considération de commandements, de lois et de prescriptions, donne-t-elle le sens ? Ce sens, c’est celui d’un engagement définitif et sans retour ! La dureté du cœur, c’est la situation dans laquelle nous sommes, c’est-à-dire la difficulté ou l’impossibilité pour un certain nombre d’hommes et de femmes d’être fidèles à cette origine voulu par Dieu.
L’Église a pour mission à la fois de rappeler cet ordre du monde que Dieu a voulu et dans lequel il nous a engagés par la création, et de le rappeler avec clarté, comme Jésus le fait dans l’évangile : « ils ne sont plus deux mais une seule chair » (Mc 10,8). Et en même temps, l’Église a pour mission de tenir compte de la dureté des cœurs, c’est-à-dire de la faiblesse, de la fragilité des hommes et des femmes auxquels elle est envoyée, des situations dans lesquelles cette fragilité les a engagés. Comment la parole du Christ peut-elle atteindre ces cœurs endurcis, non pas pour les approuver mais pour les aider à trouver un chemin de conversion et de sainteté ?
Dans notre vie quotidienne, nous sommes confrontés tous les jours à cette même question. Nous savons que nous avons été appelés à la vie pour devenir des saints, et nous savons que nous sommes fragiles et endurcis et que nous résistons à cet appel à la sainteté. Il faut bien que nous vivions cette tension, ou ce paradoxe entre notre vocation à la sainteté et la pauvreté de nos réalisations. On peut le vivre sur le mode de l’exclusion légale : puisque nous ne sommes pas effectivement des saints alors nous ne pourrons jamais devenir des saints. Ou bien, nous le vivons sur le mode d’un chemin de conversion auquel le Christ nous invite : certes, nous ne sommes pas encore pleinement des saints, mais notre vocation à la sainteté demeure. C’est cette vocation qui éclaire les situations difficiles auxquelles nous sommes confrontés et dans lesquelles nous vivons. C’est en nous appuyant sur cette vocation que nous pourrons espérer trouver le chemin de la grâce malgré nos faiblesses et nos fragilités.
Voilà la mission pastorale que le Pape a voulu rappeler après les deux sessions du Synode des évêques : l’Église est envoyée non pas aux justes mais aux pécheurs, non pas aux bien-portants mais aux malades, comme Jésus l’a dit lui-même de sa mission. Oui, l’Église est capable de progresser dans l’accompagnement, le soutien, l’appel, la stimulation des hommes et des femmes qui sont blessés par la vie, mais qui demeurent cependant appelés à la sainteté. Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.