Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe à Notre-Dame pour les 30 ans de son ordination épiscopale - 28e dimanche du temps ordinaire - Année B
Notre-Dame de Paris - Dimanche 14 octobre 2018
– Sg 7,7-11 ; Ps 89, 12-17 ; He 4,12-13 ; Mc 10,17-30
Frères et Sœurs,
L’évangile pose les questions que nous nous posons. Comment est-il possible de devenir vraiment disciple du Christ ? Tous ces dimanches, les passages de l’évangile de saint Marc que nous avons entendus depuis la confession de foi de Césarée mettent en évidence des décisions difficiles. Comment apprécier qui doit être le plus grand ? Comment respecter l’engagement mutuel de l’homme et de la femme dans le mariage ? Et vous avez entendu dimanche dernier comment la réponse de Jésus est suivie d’une exhortation à accueillir ces paroles comme un enfant. Et bien sûr, les auditeurs que nous sommes et les auditeurs qui entendaient Jésus, se demandent : comment peut-on devenir un enfant ? Si c’est pour nous dire qu’on a déjà dépassé l’âge, à quoi bon ?
Et voici qu’aujourd’hui entre en scène cet homme qui vient interroger le Christ : que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? C’est comme une relance de la question qui est posée depuis la profession de foi de Césarée. Jésus entraîne ses disciples vers Jérusalem, comment faut-il faire pour le suivre ? Que faut-il faire pour le suivre ? Comment faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? La réponse que suscite le Christ en interrogeant cet homme sur les commandements donne une première manière de croire comment on devient disciple : en obéissant à la Loi. Ces commandements que tout bon juif connaît par cœur -on peut espérer aujourd’hui que tout chrétien les connaît par cœur- ces commandements qui définissent ce qui peut devenir une rupture dans l’alliance avec Dieu, définissent en même temps ce qui est un chemin dans la fidélité avec Dieu. Mais nous comprenons que Jésus porte sur cet homme un regard d’amour, car il n’y a pas beaucoup de monde qui pourrait dire comme lui : tout cela, je l’ai observé depuis ma jeunesse. Il n’y a pas beaucoup de monde ce soir parmi nous qui pourrait s’engager à dire : tous ces commandements, je les ai observés depuis ma jeunesse. Mais lui peut le dire, et Jésus accepte et reconnaît la qualité morale de cet homme. C’est pourquoi il lui propose de franchir un pas de plus pour devenir son disciple. On ne devient pas disciple du Christ en se contentant d’être d’honnêtes gens, même si c’est déjà difficile d’être d’honnêtes gens. Mais on devient disciple du Christ quand on reconnaît que tout ce qui nous fait vivre vient de lui, que ce ne sont pas nos qualités, notre intelligence, nos talents, nos réalisations, nos richesses, les biens que nous pouvons posséder, même s’ils sont modestes, ce n’est pas tout cela qui nous fera entrer dans le Royaume de Dieu, car tout cela est un leurre qui nous permet de contourner la seule question radicale : qui est au cœur de notre vie ? Sur qui misons-nous notre vie ?
C’est pourquoi Jésus dit à ses disciples combien il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume parce que la richesse, même si elle est relative, est une façon d’échapper à la question radicale : est-ce que je suis prêt à tout miser sur Dieu ? Est-ce que je suis prêt à renoncer même à des choses très légitimes ? Celui qui aura quitté à cause de moi et de l’évangile : une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre recevra en ce temps-là déjà le centuple. Nous voyons bien que c’est à cet endroit, comme nous le dit l’épître aux Hébreux, que se sépare l’esprit de l’âme. La parole de Dieu va jusqu’au point de partage entre l’âme et l’esprit, entre ce qui reste en nous d’une sagesse humaine qui veut ménager tout, et ce qui appartient déjà à la sagesse de Dieu qui nous invite à ne ménager rien.
Alors nous comprenons la réaction des disciples, si c’est comme cela… – c’est déjà ce qu’ils ont dit à propos du mariage, si c’est comme cela, il vaut bien mieux ne pas se marier – et aujourd’hui, ils nous disent que de plus en plus déconcertés, ils se demandaient entre eux : mais alors qui peut être sauvé ? Quel être humain aura la lucidité, la détermination, la force, de faire ces choix qui nous paraissent héroïques pour suivre le Christ ? Ils ne savent pas encore qu’ils le suivent vers le Golgotha, mais nous, nous le savons ! Qui d’entre nous aura cette lucidité et cette force intérieure ? Nous comprenons qu’ils sont déconcertés parce que chacun d’entre eux, pour lui-même, sait bien qu’il est loin d’avoir cette force intérieure. Chacun d’entre eux, comme chacun d’entre nous pour nous-mêmes, nous pouvons douter d’avoir cette force intérieure qui serait le salut ; mais alors qui peut être sauvé ? Est-ce que nous sommes tous voués à manquer le salut ? Pour les hommes, c’est impossible, mais pas pour Dieu car tout est possible à Dieu. Par cette réponse du Christ, nous sommes confrontés au choix radical de notre vie, non pas un choix unique et définitif, mais un choix quotidien qu’il nous faut renouveler chaque jour. Le choix de notre vie, c’est de savoir quelle est la ressource principale de notre existence. Qu’est-ce que nous voulons réaliser ? Est-ce que nous voulons simplement être, comme on disait à l’âge classique en France, des honnêtes hommes, des honnêtes gens, des gens qui se conduisent bien - encore qu’on ne sait pas toujours si c’est vrai mais supposons ! -, des hommes qui se conduisent bien et qui espèrent par cette relative austérité de leur vie obtenir une récompense, au moins la considération de leurs voisins. Et s’ils sont chrétiens en plus, cela ajoute du panache à leur vie méritante ! C’est cela que pense l’homme qui a observé les commandements depuis sa jeunesse : il se conduit bien. Et pourtant, il lui manque d’être capable de tout perdre pour le Christ et pour l’évangile. Qu’est-ce que nous voulons ? Qu’est-ce que nous demandons ? Qu’est-ce que nous cherchons ? Est-ce que nous cherchons à aménager une sorte d’écologie spirituelle de notre existence pour qu’elle puisse se traîner jusqu’au bout sans trop de dommage ? Ou bien est-ce que nous cherchons l’irruption dans notre faiblesse de la puissance de Dieu qui peut nous conduire à la perfection de la vie éternelle ? Avec les persécutions mais elles sont prévues avec les souffrances !
Alors il me semble que ce dialogue du Christ avec l’homme qui est venu le questionner et le dialogue qui s’ensuit avec ses disciples est un dialogue avec chacun de nous, dans la mesure où nous cherchons vraiment à vivre la vie éternelle, sinon il n’y a pas de dialogue nécessaire. Cette parole du Christ nous rejoint à la jointure de l’âme et de l’esprit pour nous faire comprendre que nous sommes devant une décision qui dépasse les moyens et les forces humains. Nous sommes devant une décision qui est de l’ordre de Dieu lui-même, de la grâce de Dieu. A l’homme, c’est impossible, ce n’est pas la peine de nous torturer pour imaginer que nous allons pouvoir nous donner l’illusion que nos petits progrès dans la vie morale vont suffire à faire de nous des disciples du Christ ! C’est beaucoup plus profondément que l’Esprit de Dieu doit changer notre cœur, mais pour Dieu tout est possible, même de faire de ma foi fragile un foyer de décision et de conversion, même pour faire de ma faiblesse une force pour m’appuyer sur sa grâce, même de faire de mes pauvres richesses un sacrifice pour que vraiment je ne vive que par Lui et pour Lui.
Amen.
+Cardinal André Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris.