Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe à Saint-Étienne du Mont (5e), paroisse du baptême du Cardinal, pour les 50 ans de son ordination (28 juin 1969)
Dimanche 30 juin 2019
– 13e Dimanche du temps ordinaire – Année C
– 1 R 19,16b.19-21 ; Ps 15,1.2a.5.7-10.2b.11 ; Ga 5,1.13-18 ; Lc 9,51-62
Frères et Sœurs,
Ce dimanche, nous reprenons le cours habituel de la lecture continue de l’évangile de Luc qui va nous conduire jusqu’à l’avent. Le passage que nous venons d’entendre est un moment décisif. C’est le moment où Jésus - les traductions sont multiples mais elles expriment toutes la même chose -, durcit son visage : Jésus entre avec résolution dans le chemin qui le conduit à Jérusalem. On pourrait dire d’une certaine façon que c’est un tournant du ministère du Christ. Après la prédication du sermon sur la montagne, Jésus a accompli des signes et des miracles qui lui ont attiré une certaine popularité. Un certain nombre de gens se sont mis à le suivre et à écouter sa parole. Mais, vers quoi voulaient-ils aller ces gens qui suivaient le Christ ?
A partir de maintenant, nous savons en tout cas vers quoi le Christ va. Il va vers Jérusalem où il va être livré, condamné, exécuté. Aussi, la partie triomphale du chemin du Christ s’arrête, ou plus exactement, Jésus va maintenant préparer ceux qui l’ont suivi à demeurer fidèles à son chemin, et à le suivre non plus grâce à des discours éblouissants et des gestes saisissants mais à travers un chemin de controverse et progressivement d’hostilité et de rejet. C’est pourquoi dès le début de ce chemin, l’évangile nous met en perspective la réaction de ce village de samaritains qui ne veut pas l’accueillir, justement parce qu’il va à Jérusalem. Ce n’est pas parce qu’ils ne savent évidemment pas ce que signifient les événements qui se dérouleront à Jérusalem mais simplement parce qu’il s’agit de Jérusalem et que pour les samaritains, c’est l’abomination de la désolation. Donc puisqu’il va à Jérusalem, ils ne l’accueilleront pas.
Voilà donc un premier signe avant-coureur du rejet que va rencontrer le Christ. Il est évidemment très important pour l’évangile de nous montrer comment il réagit. Les disciples, dans l’enthousiasme de leur premier mouvement, ont une tactique simple : il n’y a qu’à les passer par le feu, et comme cela le chemin sera ouvert ! Nous savons que dans d’autres évangiles synoptiques, ces disciples ont acquis le nom de « fils du tonnerre », c’est-à-dire qu’ils sont combattifs ! On va les exterminer, et quand ils auront été exterminés, la terre sera enfin pure et on pourra marcher. Mais nous voyons dans l’évangile que ce n’est pas cela que Jésus choisit. Il dit : puisqu’ils ne veulent pas nous recevoir, passons à côté, allons ailleurs. Cette première réaction, très simple à comprendre, nous donne une indication sur la manière dont le Christ va gérer l’adversité, le rejet, la haine.
Cette indication nous éclaire aussi sur la manière dont l’Église, et en particulier les chrétiens que nous sommes, doivent vivre la confrontation avec un monde, une société, une culture, une civilisation qui n’accepte pas l’annonce de l’Evangile. Comment ne pas reconnaître que parmi nous, un certain nombre sont tentés par la solution du feu du ciel ? Qu’on les extermine ou qu’on les chasse pour faire place nette ! Qu’on se débarrasse de l’adversité pour pouvoir suivre enfin dans le calme et la sérénité les chemins du Seigneur ! Mais quand on les a éliminés, chassés, ou interdit de séjour, on ne suit pas la voie du Seigneur !
Les obstacles et les empêchements que nous rencontrons pour suivre la voie du Seigneur ne sont pas d’abord les résistances des autres, mais nos propres résistances ! L’adversité n’est pas d’abord une volonté meurtrière des autres, mais un manque d’adhésion de notre cœur ! C’est ce qu’illustrent les trois exemples de l’évangile, de ceux qui veulent suivre Jésus, être disciples, mais à condition de ne pas l’être ! Alors évidemment, cela pose des problèmes. Ils veulent bien suivre Jésus mais en même temps, ils veulent garder leur mode de vie, leurs solidarités naturelles et sociales, ils veulent bien suivre Jésus pourvu que cela ne coûte rien.
Le Christ leur répond. Cette réponse était illustrée par le dialogue entre Elie et Elisée que nous avons entendu dans la première lecture. En méditant sur ce passage de l’évangile et les considérations qui peuvent en découler pour nous, je pensais évidemment à la très belle cérémonie des ordinations que nous avons vécue hier à Saint-Sulpice où l’archevêque a ordonné huit nouveaux prêtres qui étaient accompagnés par leur famille, leurs amis, je dirais « leur monde » et à qui le Christ a demandé de quitter ce monde, de quitter leur monde. Non pas pour les brimer ou pour tester leur bonne volonté, mais parce que la mission qu’ils reçoivent n’est pas d’être les gourous de leur groupe mais d’être les prêtres de l’Église. Il est donc nécessaire d’échapper à ce qu’il peut y avoir de contraignant dans les attachements ordinaires de la vie. Ils ont été appelés à tout quitter pour le suivre. D’ailleurs, ce ne sont pas simplement des destinées extraordinaires qui nous sont proposées à voir, c’est aussi la condition chrétienne comme saint Paul nous la décrit dans l’épître aux Galates : « c’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. » Vous n’êtes pas libres pour vous laisser enfermer à nouveau dans les contraintes de votre ancienne vie. Vous êtes libres pour avancer dans le service de l’évangile.
Rendons grâce au Seigneur qui nous aide à mieux comprendre cette liberté quand nous voyons des hommes et des femmes résolus à tout quitter pour le service de l’évangile. Il ne nous demande pas de faire la même chose à tous, mais tous, nous sommes invités à déchiffrer le sens de la décision qu’ils prennent, des ruptures qu’elle entraîne, et de la fidélité qu’elle demande.
Que le Seigneur nous donne à chacune et chacun d’entre nous, selon notre vocation, d’éprouver cette liberté du cœur qui nous permet de le suivre. Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris.