Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe de la Toussaint à la Maison Marie-Thérèse
Lundi 1er novembre 2021 - Maison Marie-Thérèse (14e)
– Toussaint
- Ap 7, 2-4.9-14 ; Ps 23 (24), 1-2, 3-4ab, 5-6 ; Mt 5, 1-12a
Frères et Sœurs,
Ces paroles que nous venons d’entendre et qui marquent le début de ce que nous appelons le sermon sur la montagne, sont une sorte de cadre, de programme, pour annoncer aux disciples et à la foule qui les entoure, ce que Jésus va réaliser à travers sa vie, son enseignement et ses gestes, à travers les signes qu’il donne.
Ces paroles ont pu être utilisées, elles le sont peut-être encore, pour espérer consoler ceux qui sont réellement pauvres et privés de tout, et leur donner comme une sorte de compensation virtuelle que puisqu’ils n’ont rien maintenant et seront comblés plus tard… Mais cela n’est pas ainsi que nous devons les entendre et que nous devons les recevoir. Il nous faut les entendre dans la force de contradiction qu’elles portent par rapport aux espérances humaines. Car nous pouvons reprendre chacune de ces Béatitudes et mesurer à quel point elles ne correspondent pas à ce que les hommes espèrent pour faire leur bonheur. Et il faut bien que nous assumions cette contradiction, que nous soyons capables d’entendre que le bonheur que le Christ nous propose, et dont il va mettre en œuvre les moyens à travers sa vie, ce bonheur n’est pas celui que tout le monde cherche.
Qui se réjouirait d’être pauvre ? Qui se réjouirait d’être persécuté ? Comment comprendre que le chemin que Jésus ouvre devant ses disciples est exactement contraire aux critères de réussite et d’accomplissement que beaucoup espèrent voir s’accomplir ? C’est notre mission, non pas parce que nous imaginerions que nous serions des sortes de héros rarissimes capables d’atteindre cet idéal dont on dit d’autant plus qu’il est idéal que son accomplissement s’éloigne dans le temps et qu’il ne risque pas de s’accomplir. Le Christ annonce un idéal mais qui n’est pas l’idéal d’une minorité et d’une élite, mais qui est un idéal pour tout être humain.
C’est ainsi que la vision de l’Apocalypse nous montre comment Dieu est entouré par cette multitude composée d’abord des juifs, de leurs tribus, mais bien au-delà du chiffre qui n’était certainement pas de 144 mille, mais qui signifiait les douze tribus multipliées et la multitude innombrable des nations. C’est dire que la générosité et la miséricorde de Dieu ne se réalise pas à l’économie. S’il promet le bonheur, il le donne largement. Et notre problème n’est pas de savoir si Dieu est fidèle, c’est de savoir si nous désirons le bonheur qu’il veut pour nous ou si nous préférons d’autres bonheurs qu’il ne veut pas pour nous. Ainsi, nous sommes entraînés à exercer un discernement, non pas sur ce que Dieu est capable de faire, mais sur ce que nous sommes capables de désirer et de demander.
Entrer dans cette multitude innombrable des saints inconnus, que nous avons peut-être connus mais dont nous n’avons pas identifié la sainteté, cela veut dire changer quelque chose en nous. La question n’est pas de savoir si la porte est étroite, c’est de savoir si nous sommes résolus à passer cette porte et à entrer dans la multitude des bienheureux. Ce changement auquel chacun de nous est appelé, ce changement que la tradition appelle une conversion, c’est-à-dire se détourner de ce que l’on désire pour désirer ce à quoi on ne pensait pas, ce travail sur nous-mêmes, nous pouvons l’accomplir parce que, dans le Christ, nous sommes devenus enfants de Dieu, comme nous le dit l’épître de saint Jean : enfants de Dieu nous le sommes, nous ne le sommes pas encore complètement, nous ne le sommes pas de manière manifeste, car par beaucoup de côté nous continuons d’aspirer à être des enfants du monde, mais nous le sommes en devenir et nous espérons que ce devenir va s’accomplir en nous, que nous deviendrons, dans la vision de Dieu, tels que nous sommes quand il nous voit.
C’est une espérance pour chacune et chacun d’entre nous de savoir que les désirs incontrôlés, par définition anarchiques qui habitent notre cœur, ne sont pas l’accomplissement de notre vie. C’est une espérance pour chacune et chacun d’entre nous que dans la fraternité avec le Christ, nous pouvons vivre cette conversion et désirer ce que Dieu veut pour nous, pour que nos désirs soient comblés.
Amen.
+André cardinal Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris.