Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe à la Maison Marie-Thérèse
Dimanche 5 mars 2023 - Maison Marie-Thérèse (14e)
– 2e dimanche de carême – Année A
– Gn 12, 1-4a ; Ps 32 (33), 4-5, 18-19, 20.22 ; 2 Tm 1, 8b-10 ; Mt 17, 1-9
Frères et Sœurs,
Il y a six jours, à Césarée, Jésus a annoncé à ses disciples que le chemin qu’il prenait vers Jérusalem le conduirait à la mort. Pierre s’est mis en travers de sa route car il ne pouvait pas s’imaginer que le Messie auquel il croyait ne fût pas un Messie triomphant et glorieux, et il trouvait scandaleux que Jésus gâche une si belle chance en annonçant de pareilles nouvelles. Il était clair que la parole du Christ ne suffirait pas pour préparer les disciples à l’épreuve qu’ils allaient vivre. Ainsi, il emmène Pierre, Jacques et Jean son frère, sur une haute montagne où il est transfiguré devant eux. Cela signifie qu’ils le voient de leurs yeux, avec tous les attributs d’une manifestation de Dieu, la lumière, les vêtements, bref tout ce qui fait que, dans l’Ancien Testament, on comprenait qu’on était devant Dieu. Et puis, pour certifier qu’ils ne se trompent pas, Moïse et Elie, les deux piliers, viennent apporter leur témoignage et leur caution en s’entretenant avec Jésus.
Pierre se lance tout de suite dans la brèche : « dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie ». Eh bien non ! Ce n’est pas pour cela qu’ils sont venus. Et quand ils relèvent la tête, Jésus est seul. Que s’est-il passé pendant quelques instants ? Leurs yeux ont vu ce qu’ils ne devaient pas voir. Leurs yeux ont vu ce qui n’était pas visible, c’est-à-dire la filiation divine de Jésus manifestée par des signes visibles et complétée par le message qui venait d’en-haut, de la nuée, et donc de Dieu. Jésus resté seul était toujours le même. Celui que Pierre, Jacques et Jean voyaient, c’était toujours Jésus de Nazareth, qu’ils croyaient être le Messie mais un instant, ils ont vu ce qui était au cœur du visible, mais demeurait invisible, son identité de Fils de Dieu.
C’est sur cette vision, soigneusement protégée, que Jésus les entraîne vers le chemin de la Passion. Car au cours de la Passion, ils vont voir la dégradation du Messie. Ils vont voir de leurs yeux le procès inique, les tortures, la dérision, et enfin la crucifixion. On est loin du Messie glorieux triomphant ! Et d’ailleurs, malgré la vision sur la haute montagne, Pierre aura besoin d’encore un peu de temps avant de comprendre que cet homme est le Fils de Dieu.
C’est pour nous une espérance : nous marchons avec l’Église, derrière Jésus, derrière Pierre, Jacques et Jean, vers le temps de la Passion. Nous nous préparons à vivre cette Passion, c’est-à-dire, jour après jour, à entendre le récit de ce qui s’est passé, de ce qui a été vu et entendu par les témoins. La question qui sera posée à Pierre et à laquelle il ne saura pas répondre, nous sera posée à nous, en espérant que nous saurons répondre ! La question est : Est-ce que c’est tout ce qu’il y a à voir ? Est-ce que ce que nous voyons dans la Passion révèle quelque chose que nous ne voyons pas, qui est l’amour du Père pour ce Fils martyrisé, et l’amour du Père pour l’humanité à laquelle il offre la souffrance de son Fils ? Cela, rien ne le montrera ! C’est comme si l’on voyait l’invisible. C’est comme si Abraham, au moment où Dieu l’envoie, par les chemins, savait où il allait, connaissait la destination, et n’avait pas à poser un acte de foi. Abraham se met en route parce que Dieu lui a dit de se mettre en route, il ne sait pas où il va, il ne sait pas s’il y arrivera, mais il possède la promesse de Dieu, et cela lui suffit.
Et nous, nous allons vivre cette Passion du Christ, en communion avec Lui, nous allons la vivre dans la foi, en essayant de nous rappeler ce qui n’était pas visible et que Jésus a manifesté à Pierre, Jacques et Jean, en essayant de nous rappeler que cette manifestation de l’invisible est nécessaire à la plénitude de la personne de Jésus. C’est une espérance pour nous, parce que nous sommes arrivés à un moment de notre vie où nous commençons, - ou même nous avons bien commencé -, à voir se dégrader notre existence. Ce qui se voit, - on va pas se leurrer -, ce n’est pas très beau, c’est notre faiblesse, c’est notre handicap, c’est notre pauvreté, que nous nous donnons à voir les uns aux autres. Si nous regardons simplement ce qui est visible alors on comprend qu’il y en ait qui disent : « ça suffit, retirez-moi de ce cirque ». Si nous voyons dans la foi ce qui n’est pas visible, c’est-à-dire l’identité profonde de chacun et de chacune, son lien avec Dieu le Père, l’amour du Père pour lui et pour elle, si nous voyons cela, nous pouvons surmonter, accepter, affronter, les dégradations visibles que nous subissons. Elles sont dans la nature des choses, mais justement notre relation avec Dieu n’est pas simplement dans la nature des choses. Au-delà du visible, nous voyons la manifestation de la victoire du Christ sur la mort, nous voyons la manifestation de l’amour de Dieu à travers la souffrance de Jésus. Et nous voyons à travers nos propres difficultés, nos propres handicaps, notre propre souffrance, apparaître comme dans une nuée, la véritable identité de notre existence qui n’est pas simplement le corps que nous possédons, mais qui est la personne que nous sommes : corps et âme. Cette âme, elle est à Dieu, elle vient de Dieu, elle est pour Dieu et elle emporte le corps avec elle.
Prions donc le Seigneur qu’il nous fortifie dans cette capacité de voir ce qui ne se voit pas et de supporter ce qui se voit parce que nous croyons ce que nous ne voyons pas.
Amen.
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque émérite de Paris