« L’exigence de vérité me paraît impérieuse »

Paris Notre-Dame du 2 octobre 2025

Il y a quatre ans, le 5 octobre 2021, la Ciase rendait public son rapport sur les violences sexuelles dans l’Église catholique entre 1950 et 2020. À la veille de cette date anniversaire, Mgr Emmanuel Tois, évêque auxiliaire de Paris, vicaire général en charge de la prévention et de la gestion des abus, répond aux questions de Paris Notre-Dame dans le cadre du grand entretien du mois.

Propos recueillis par Mathilde Rambaud

© Liam Hoarau / Diocèse de Paris

Paris Notre-Dame – Comment le rapport de la Ciase [1] a-t-il marqué votre vie de prêtre et de chrétien ?

Mgr Emmanuel Tois – J’ai toujours considéré que la création de la Ciase et la commande d’un tel rapport étaient une chance pour l’Église pour qu’elle puisse accepter de faire la lumière sur toutes les affaires d’abus. Lors de la publication du rapport, j’ai été, comme beaucoup, secoué par l’ampleur du constat et le caractère parfois systémique des abus. J’ai aussi été surpris – et les personnes victimes m’ont par la suite aidé à le comprendre – par le faible nombre de personnes ayant répondu à l’appel à témoins de la Ciase. Je pense que je ne mesurais pas autant qu’aujourd’hui l’ampleur du traumatisme qui empêche de parler – voire de l’amnésie traumatique qui fait que l’on n’a même pas le souvenir d’avoir été victime.

P. N.-D. – Qu’est-ce que votre nomination comme évêque auxiliaire de Paris, en octobre 2023, en charge de ces sujets, a changé dans l’exercice de votre ministère ?

E. T. – On me demande souvent si ce n’est pas trop difficile à vivre ! Si, c’est difficile ; mais je suis surtout heureux que l’Église se donne les moyens d’un véritable travail de prévention et de gestion des situations d’abus – avec notamment, à Paris, le recrutement d’un salarié à plein temps et de nombreux bénévoles investis au sein de la cellule d’écoute. J’en suis heureux parce que c’est un signe fort et, surtout, une nécessité. À titre personnel, ce travail me renvoie effectivement en permanence à la blessure causée par certains aux personnes victimes et à l’Église elle-même. Ce n’est pas tous les jours facile mais ce n’est rien au regard de l’importance de ce service et la joie de le remplir. En tant que vicaire général, la difficulté reste que, forcément, cette implication, nécessaire, se fait parfois au détriment d’autres obligations. J’espère rester suffisamment disponible pour correctement accompagner les paroisses et les prêtres dont j’ai la charge.

P. N.-D. – Dans le dernier rapport annuel du diocèse de Paris, vous faites le choix de la transparence. Pour quelles raisons ?

E. T. – Le goût de la vérité ! Et le constat que l’Église peut facilement être suspectée de ne pas la partager. C’est aussi une manière d’inviter à ne pas relâcher notre vigilance.

P. N.-D. – Derrière les chiffres des procédures civiles et canoniques, il y a des personnes et des situations. Qu’est-ce que ces données traduisent plus concrètement ?

E. T. – Au 30 juin 2025, nous avons décompté trente-et-une procédures judiciaires et quatorze canoniques en cours de traitement. Les procédures judiciaires recouvrent d’une part celles dont nous sommes informés par le procureur – sur la base du protocole d’accord signé en 2019 entre le parquet de Paris et le diocèse – et qui concernent les personnes ayant porté plainte sans nous contacter au préalable, par choix ou ignorance de l’existence de la cellule d’écoute diocésaine. Mais la plus grande part des procédures judiciaires font suite à des signalements effectués par le diocèse. Nous procédons en effet systématiquement à un signalement quand les faits dénoncés ont été prétendument – nous ne sommes pas là pour enquêter – subis pendant la minorité de la victime. Il s’agit du simple respect de la loi : tout citoyen français qui a connaissance d’un crime ou d’un délit où la victime était mineure au moment des faits doit le signaler aux autorités. Certains nous reprochent de ne procéder à aucune enquête préalable avant de transmettre au parquet mais il a tellement été reproché à l’Église, à juste titre, d’agir de la sorte... Par ailleurs ce n’est pas à moi, évêque, de déclarer qu’une affaire est ou non prescrite. Je m’en remets à l’autorité de la justice de l’État.

P. N.-D. – Quelles leçons tirez-vous de ces chiffres ?

E. T. – Il y a actuellement un taux élevé de classement sans suite pour prescription ou parce que la justice considère, parfois, que l’infraction n’est pas suffisamment caractérisée, qu’il n’y a pas assez d’éléments de preuve. La personne victime, à la suite de notre signalement, peut aussi refuser d’être entendue car ce n’était pas le sens de sa démarche. Souvent alors, la justice prononce un classement sans suite. Mais dans tous ces cas, cela ne signifie pas nécessairement qu’il ne s’est rien passé. Mais le simple fait que la justice suive son cours et que ce travail soit réalisé par un magistrat et non par l’Église est important. Un certain nombre de procédures aboutissent tout de même ; ainsi, entre le 1er juillet 2024 et le 30 juin 2025, six personnes ont été poursuivies : deux cas (un prêtre et un laïc) dont le dossier a été transmis à un juge d’instruction pour une enquête plus approfondie ; un prêtre qui sera jugé prochainement ; deux personnes laïques, de l’Enseignement catholique, condamnées en première instance mais qui ont fait appel ; et un animateur d’aumônerie, jugé et relaxé. Ces affaires visent des prêtres mais aussi des laïcs. La société doit prendre conscience qu’il s’agit d’un mal social profond et que l’attirance pour des personnes non pubères est une pathologie malheureusement très répandue, que l’on soit ou non engagé dans le célibat.

P. N.-D. – Voyez-vous, malgré tout, des signes d’espoir ?

E. T. – Ce qui me donne de l’espoir, c’est que la libération très massive de la parole conduit des personnes victimes à parler plus tôt que dans les années 1950 ou 1960. Mais la culpabilité des victimes reste très forte et certaines craignent encore, par exemple, de causer du mal à leur agresseur devenu parfois très âgé. Le mouvement général est toutefois à la déculpabilisation et la prise de conscience de ne pas être seul, ce qui conduit, je pense, à une réduction du délai de prise de parole. Un autre motif d’espoir est la généralisation de la prévention.

P. N.-D. – Le diocèse propose justement, depuis trois ans, une formation en ligne, obligatoire pour les acteurs pastoraux en lien avec des mineurs. Quel bilan peut-on déjà en tirer ?

E. T. – Cette e-formation, que l’on peut compléter par une seconde session en présentiel, conçue par le vicariat Enfance adolescence du diocèse de Paris, poursuit un double objectif : provoquer des discussions collectives pour permettre aux participants de se former les uns les autres, en confrontant leurs réactions sur des situations réelles, et apprendre à repérer les signes de la souffrance chez un enfant. Et elles continuent de porter du fruit car chaque personne formée peut à son tour devenir formatrice autour d’elle, dans une propagation douce de bonnes pratiques. Avec le temps, les comportements changent peu à peu. Et le bilan est positif par le nombre de personnes formées : entre le 1er janvier et le 30 juin 2025, 2 004 personnes vivant à Paris et 9 282 partenaires extérieurs ont suivi la e-formation et nous avons signé plus de quarante conventions avec différentes entités, parfois hors Église catholique. C’est signe et source d’espérance. Nous allons par ailleurs nous rapprocher de la Conférence des évêques de France (CEF) pour voir dans quelle mesure cette formation, qui n’existe pour l’instant qu’à Paris, pourrait devenir nationale.

P. N.-D. – Quatre ans après la Ciase, sentez-vous que les mentalités ont évolué ?

E. T. – Elles ont commencé à évoluer, c’est incontestable. Mais c’est un travail de chaque instant. L’image qui me vient souvent est que l’on ne regarde dans la bonne direction que lorsque nous avons, sous les yeux, une réalité que nous ne pouvons ignorer – après qu’une personne s’est confiée à nous par exemple. Mais, de manière générale, nous souhaiterions tellement que tout cela n’existe pas, qu’après quelque temps, c’est comme si la fenêtre que nous avions ouverte finissait par se refermer toute seule. Il nous faut alors faire l’effort de la rouvrir, accepter que c’est une réalité de notre Église qui, certes, concerne un nombre infime de personnes, mais qui ne concerne pas, comme on voudrait l’espérer, plus personne aujourd’hui. C’est pour cela que l’exigence de vérité me paraît impérieuse. Et ne soyons jamais militant, d’aucune manière. La vérité n’est pas la vérification d’une conviction personnelle et nous avons aujourd’hui suffisamment de données objectives pour regarder les choses telles qu’elles sont.

P. N.-D. – Pensez-vous que les réponses apportées soient à la hauteur des attentes des victimes ?

E. T. – La justice, civile comme canonique, ne sera jamais à la hauteur des attentes des victimes parce que, malgré tous nos efforts d’accueil et de compassion, la souffrance est parfois telle qu’elle ne pourra parfois être complètement pansée. À cela s’ajoute cette douloureuse réalité : lorsque l’agresseur est un prêtre, l’Église doit l’accompagner avant, pendant et après une éventuelle condamnation, et cela au risque que la victime en soit profondément blessée, se demandant « de quel côté » se place l’Église. Nous avons un travail de pédagogie à opérer pour que les personnes victimes, à défaut d’être en capacité de l’accepter, comprennent que nous ne sommes ni juge, ni avocat. Notre rôle est d’accompagner toutes les parties qui se présentent à nous. Même s’ils pourront toujours sembler insuffisants, beaucoup voient les efforts déployés par l’Église. Je veux redire que celle-ci agit, qu’elle procède à des signalements et qu’il arrive que des poursuites soient engagées à la suite de ceux-ci.

P. N.-D. – Vous plaidez donc aussi pour un accompagnement des agresseurs ?

E. T. – C’est un sujet qui m’est cher. Notamment vis-à-vis de ceux dont le comportement déviant est loin derrière eux. Il est nécessaire que l’Église en tienne compte. Mais ce travail n’est possible qu’à partir du moment où le prêtre reconnaît les faits qui lui sont reprochés. « La vérité vous rendra libres », nous dit Jésus (Jn 8, 32) ; il est louable de croire qu’une personne coupable, et donc déviante, peut un jour être guérie. Et sur cette base, c’est, à mon sens, une préoccupation saine que de se demander comment, après un délai probant, réinsérer un prêtre, en prenant toutes les précautions utiles au regard du risque de récidive. La conviction de l’Église, souvent exprimée par Jean-Paul II et Benoît XVI, est que la science n’est pas l’ennemie de la foi et je crois vraiment que l’union de la médecine, de la psychologie et de la vie spirituelle peut mener à une guérison. La médecine seule ne suffit pas. Compter sur soi seul, même en priant, non plus. Et si les tribunaux continuent à prononcer des obligations de soins, c’est pour moi le signe qu’il reste toujours un espoir.

P. N.-D. – Parmi les recommandations de la Ciase figure la question du secret de la confession. Quel regard portez-vous sur ce point ?

E. T. – Ma conviction est que le secret de la confession, protégé par la loi, doit rester absolu. Mais les confesseurs doivent apprendre à ouvrir un autre espace de parole pour que ce qui a pu être évoqué lors d’une confession le soit à nouveau dans un cadre non sacramentel. Il faut clairement expliquer à la victime – car c’est souvent elle qui, par culpabilité, s’en ouvre en confession – que le confesseur ne peut rien faire de ce qui est confié dans le cadre du sacrement, sous peine de s’excommunier. La prudence consisterait, à mon sens, à arrêter la discussion et inviter la personne – victime comme coupable – à en reparler une fois la confession finie. Quand c’est l’auteur de faits délictueux qui se confesse, il s’agit alors pour le confesseur d’user de tout ce qui lui est possible en terme de conviction et de pénitence pour arriver à ce que le coupable se dénonce à la justice. Je conçois que cela semble incompréhensible aux yeux des hommes. Mais il y a malheureusement, je pense, un postulat de base à ne pas négliger : la proportion d’agresseurs qui se confessent est minime voire inexistante. Dans les faits, l’immense majorité des personnes qui se confient sont les victimes.

P. N.-D. – Après le temps de l’écoute, avec la Ciase, et celui de la réparation, avec l’Inirr [2] – dont le mandat arrive à terme en 2026 –, l’Église est-elle appelée à entrer dans le temps de la consolation ?

E. T. – Oui, je le pense profondément. C’est un peu de l’ordre du rêve parce que je me demande toujours si nous y parvenons. Mais rien que le fait d’en parler au présent, m’oblige à reconnaître que, de temps en temps, j’ai tout de même l’impression que oui. Des signaux concrets nous poussent à le penser. La CEF a déjà repoussé une première fois la fin du mandat de l’Inirr et j’imagine que ce point sera à l’ordre du jour de la prochaine assemblée plénière de Lourdes, en novembre, pour, peut-être, réfléchir à une manière de rendre cette instance plus pérenne sous une forme ou une autre. Il me semble impensable qu’une personne victime nous contacte en 2027 et que l’on ne puisse alors plus rien faire pour elle !

P. N.-D. – Comment accueillir ou vivre, dans l’espérance chrétienne, ce qui semble irréparable ?

E. T. – Je pense qu’il faut convoquer le regard de Dieu sur l’être humain quel qu’il soit. Parce que, spirituellement et collectivement, notre propre regard ne peut admettre qu’une personne n’est jamais réductible à ses actes, aussi monstrueux soient-ils. En même temps que son rapport, la Ciase avait publié une série de témoignages intitulée De victimes à témoins. Ce titre m’a fait réfléchir et réaliser combien le statut de victime peut être enfermant et régressif. À nous aussi de changer notre regard sur ces personnes pour les voir comme des témoins d’événements qu’elles n’oublieront jamais mais sans cantonner leur vie à cette période parce que, je l’espère, un boulevard de soleil les attend.

Contacts

 Par téléphone : 01 41 83 42 17 - Ligne d’écoute nationale pour les victimes de violences et d’agressions sexuelles dans l’Église catholique.
 Par mail : Contacter le diocèse de Paris en toute confidentialité signalement@diocese-paris.net
 Par courrier : Mgr Emmanuel Tois, Diocèse de Paris, 10 rue du Cloître Notre-Dame, 75004 Paris

[1La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), créée en 2018 sous l’impulsion de la Conférence des évêques de France (CEF) et la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref).

[2L’Instance nationale indépendante de reconnaissance et réparation (Inirr) contribue à la réparation des personnes victimes de pédocriminalité dans l’Église.

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