Ouverture et Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe du Grand Pardon de ND du Folgoët

Dimanche 8 septembre 2013 - Notre-Dame du Folgoët (Finistère)

Les exemples donnés par Jésus nous font réfléchir sur l’unité de notre vie, non pas selon les impressions et les émotions, mais selon la raison.
Appelés à nous appuyer sur la sagesse et l’amour de Dieu nous pouvons porter un regard renouvelé sur nous-mêmes et sur le monde pour construire la paix et la fraternité.

Ouverture par le cardinal André Vingt-Trois

Frères et Sœurs,

C’est à la fois un honneur, une joie, et une responsabilité d’être « grand pardonneur », un honneur d’être parmi vous, une joie de vous rencontrer et une responsabilité de vous appeler et de vous guider sur le chemin du Pardon. Le baiser des croix auquel nous venons d’assister symbolise la volonté, la détermination de chacune de vos communautés de renouveler et de raviver la fraternité entre elles. Ce que nous avons vu s’accomplir à travers ce geste, c’est le chemin auquel nous sommes invités dans notre relation avec Dieu, comme dans notre relation avec nos frères. C’est pourquoi en ouvrant cette eucharistie je vous invite à vous reconnaître pécheur et à supplier Dieu qu’il vous pardonne.

Homélie du cardinal André Vingt-Trois

 Ss 9, 13-18 ; Ps 89 ; Phm 1, 9b-10.12-17 ; Lc 14, 25-33

Frères et Sœurs,

Il ne faut pas nous étonner de la Parole que nous venons d’entendre et surtout il ne faut pas nous laisser tenter de l’interpréter à l’envers. Si Jésus cite ces deux exemples de l’homme qui veut bâtir une tour ou du roi qui veut partir en guerre, et qui l’un et l’autre renoncent à leur projet faute de moyens, ce n’est évidemment pas pour nous encourager à ne rien faire. S’il cite ces exemples, c’est pour mettre en valeur une qualité unique dont nous disposons tous, même si l’on ne s’en sert pas tous également, c’est la capacité de réfléchir et de mener sa vie, non pas seulement selon les impressions et les émotions, mais aussi selon la raison. Nous sommes des êtres raisonnables et nous sommes invités à faire fonctionner notre raison pour diriger notre vie. Et si nous appliquons notre bon sens et notre raison sur la question centrale de cet évangile, c’est-à-dire comment suivre le Christ, alors nous pourrions effectivement être tentés de suivre la solution minimale. Considérant que nous n’avons ni les forces, ni les moyens de réaliser cette œuvre extraordinaire de marcher à la suite du Christ, et plutôt que de nous engager dans une voie où nous risquons de connaître l’échec, il vaudrait mieux y renoncer tout de suite et vivre tranquilles.

Ce que je vous dis là, beaucoup le font, et pourquoi ne pas le reconnaître, nous aussi, à certains moments. Il nous arrive d’être tentés de nous dire : je n’ai pas la force, je n’ai pas la détermination, je n’ai pas l’endurance pour assumer les conditions de la vie chrétienne, et donc, tant qu’à être pécheur autant l’être pour de bon, et renoncer tout de suite à garder par devers nous quelques regrets ou quelques sentiments de culpabilité. Je n’ai pas fait tout ce que j’aurais pu, je n’ai pas fait tout ce que j’aurais dû, mais nous ne pouvons rien et nous ne devons rien, alors à quoi bon ? C’est vrai, beaucoup d’hommes et de femmes à travers le temps, à travers l’espace, et aujourd’hui, autour de nous, ont compris un jour ou l’autre que l’objectif qui était fixé dépassait leurs forces. On ne s’engage pas à la suite du Christ à porter sa croix tous les jours simplement parce que l’on estime que l’on est plus fort que les autres. On ne s’engage pas à perdre, non seulement un certain nombre de biens, mais même à relativiser ce qui nous tient le plus à cœur, comme notre maison, notre famille, nos proches, pour croire qu’il y a en ce monde quelqu’un qui compte plus que tout et qui mérite que l’on soit prêt à lui sacrifier tout.

Si le Christ a mis en œuvre cette réflexion sur les moyens par rapport à la fin, c’est au contraire pour provoquer et stimuler, parmi la foule qui le suivait avec une certaine admiration, avec un certain intérêt, une volonté d’être plus proche de Lui. Il n’a pas mis en évidence cette faiblesse humaine pour enfermer l’homme dans sa faiblesse, il ne faut pas mesurer notre communion au Christ à partir de notre faiblesse mais l’assumer à partir de notre communion au Christ. C’est l’objectif que nous essayons de poursuivre et d’atteindre, en nous affranchissant de nos limites et non pas en laissant nos limites réduire notre objectif. Mais au fond, si tant d’hommes et de femmes estiment que cela n’en vaut pas la peine, ou pire encore que cela vaut en la peine mais qu’ils n’en sont pas capables, c’est sans doute aussi parce que, comme nous le disait le Livre de la Sagesse, il manque quelque chose dans notre raisonnement, il nous manque la sagesse qui vient de Dieu. Si tant d’hommes et de femmes sont égarés aujourd’hui dans leur existence, ce n’est pas simplement par faiblesse ou par paresse, c’est aussi par aveuglement, ils se sont laissés, ou ils ont été enfermés dans une conception du monde qui se suffit à lui-même et qui a fait définitivement l’économie de Dieu. Il est vrai qu’on est capable de mettre en œuvre les ressources de notre intelligence pour aménager cet univers, plus ou moins bien, plus ou moins justement, de façon plus ou moins adaptée, mais en tout cas avec les moyens dont nous disposons, sans recourir à Dieu. Mais oserais-je vous le dire, combien de chrétiens vivent leur existence de cette manière ? Bien sûr ils sont chrétiens, ils ont été baptisés, ils ont un certain lien, parfois un lien certain, avec la foi, avec la Parole de Dieu, avec l’Église, avec la vie sacramentelle, mais tout ceci est comme déconnecté de l’existence qu’ils mènent chaque jour. En fait, quand ils réfléchissent sur ce qu’ils vont faire, sur ce qu’ils doivent faire, sur ce qu’ils peuvent faire, on peut dire que Dieu est largement mis entre parenthèses, pour ne pas dire exclu des critères par rapport auxquels ils se décident. Finalement, ils vivent comme tout le monde, ils suivent les mêmes orientations que tout le monde, ils sont comme tout le monde pris dans l’aménagement de ce monde conçu sans référence à Dieu. Puis, par ailleurs, dans une partie secrète de leur vie, ils croient en Dieu, ils espèrent croire en Dieu, ils essayent de croire en Dieu, ils prient même, mais ils prient dans le secret, dans l’espace isolé dont tout le reste de leur vie est comme protégé et abstrait. Nous ne pouvons pas mener une vie à double personnalité, nous ne pouvons pas mener une vie schizophrène, païenne les jours ouvrables et chrétienne le dimanche, et quand je dis chrétienne le dimanche, je suis généreux ! On ne peut pas vouloir être chrétien et souhaiter qu’être chrétien ne change rien dans notre vie.

C’est ce passage d’une foi et d’une religion déconnectées de notre existence à une foi et une religion qui pénètrent tous les domaines de notre vie personnelle, familiale, professionnelle, nos relations, nos loisirs, bref de tout ce qui fait notre existence, c’est le passage à cette foi et à cette religion coextensives à notre vie qui nous invite et nous oblige à faire un saut qualitatif. Il ne s’agit plus seulement d’être vaguement rattachés à la foi, il ne s’agit plus seulement de se réclamer vaguement de l’Église, il s’agit de savoir si nous voulons suivre le Christ dans tous les domaines de notre vie, si nous voulons être avec Lui chaque jour dans tout ce que nous faisons.

Ce choix, cette décision, ne sont pas simplement une option particulière, un choix de notre volonté qui serait indépendant de tout le reste, c’est en nous le fruit de l’amour, le fruit de l’amour que Dieu nous porte, le fruit de l’amour que nos frères nous portent, le fruit de l’amour que nous sommes invités à rendre à Dieu et à rendre à nos frères. Cette fécondation et ce dynamisme de l’amour, nous le découvrons quand nous sommes réellement initiés, éduqués, transformés par une vie de fraternité entre les hommes. Si notre Église doit donner dans la société où nous vivons un premier signe original, c’est d’abord en faisant en sorte que les relations entre les membres de l’Église ne soient pas construites selon les critères habituels de la vie sociale, mais qu’elles soient construites sur les relations transformées par l’amour. « À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples, que vous vous aimerez les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13, 35). Cette transformation du regard que nous portons sur l’autre, pas seulement notre proche membre de notre famille, pas seulement nos amis, pas seulement nos relations, pas seulement nos voisins, mais sur tout homme et toute femme qui se présentent dans notre vie, ce changement de regard consiste à entrer peu à peu dans ce que l’Ecriture appelle la sagesse de Dieu, c’est-à-dire dans le mouvement de l’Esprit Saint qui habite nos cœurs et qui nous rend capables de voir l’invisible. Le visible nous le connaissons, ce sont les intérêts, les tensions, les conflits, les dévouements aussi, ce sont les envies, les jalousies, ce sont le désir de posséder et de dominer, tout cela nous le voyons et nous en faisons l’expérience tous les jours. Ce que l’Esprit Saint veut faire surgir en nous c’est un autre regard, c’est un regard renouvelé sur le monde.

Tout à l’heure nous avons prié au moment du baiser des croix. Vous savez bien comment dans vos villages, dans vos communautés, dans vos paroisses, toutes sortes de sentiments peuvent exister les uns par rapport aux autres. Vous savez combien il nous est difficile de transformer nos relations de concurrence ou de jalousie en relations fraternelles. Et encore, depuis que l’on essaye d’établir en France des communautés de communes, on a appris qu’il fallait gérer des envies, des jalousies, des concurrences, bref progresser dans une manière plus humaine d’organiser le monde ! Nous savons tout cela, mais nous savons aussi que l’amour de Dieu manifesté sur la croix du Christ peut surmonter ces barrières qui séparent les hommes, que cet amour peut entraîner chez nous une capacité de vivre autrement, et le rassemblement que nous formons ce matin pour le Pardon de Notre-Dame du Folgoët est un signe de cette volonté et de cette puissance de l’amour par lequel nous voulons, non seulement que notre vie soit transformée, chacune de nos existences, mais aussi nous voulons que notre vie transformée représente une espérance pour la vie commune des hommes et des femmes qui nous entourent.

Frères et sœurs, en venant prier Notre-Dame, nous lui demandons d’être pour nous celle qui entretient cette espérance, celle qui lui donne corps, celle qui surmonte les mouvements naturels, les sentiments de la convoitise, de la violence, et qui nous aide à être en ce monde des constructeurs de la paix et de la fraternité. Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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