Regarder l’homme transpercé
Paris Notre-Dame du 12 mars 2015
P. N.-D. – Comment avez-vous mûri le projet d’un cours de philosophie à l’École Cathédrale sur les personnes marginalisées, intitulé « Regarder l’homme transpercé » ?
P. Matthieu Villemot – Plus les années passent et plus je constate des passerelles fortes entre mon ministère d’enseignement de la philosophie et celui auprès des plus pauvres. Ces deux missions s’éclairent l’une l’autre. J’ai voulu pousser plus loin cette réflexion dans le cadre d’un cours de philosophie. Avec les étudiants, nous analysons en particulier cinq formes de la pauvreté à Paris : les personnes très âgées, SDF, sans-papiers, prostituées (hommes et femmes) et les grands malades. Actuellement, lorsque notre société s’interroge sur l’homme, elle prend comme référence les personnes à qui tout semble réussir, comme Barack Obama ou Zinedine Zidane. Je pense qu’au contraire, la situation des personnes marginalisées révèle des vérités essentielles sur l’être humain. Par exemple, les personnes très âgées continuent à faire des projets alors qu’elles savent que leur mort est proche : l’homme est voué à se projeter dans un avenir indépendamment de sa capacité technique à le réaliser.
P. N.-D. – En quoi les situations de pauvreté permettent-elles de mieux comprendre le mystère de l’homme ?
P. M. V. – Elles montrent des réalités difficiles à accepter et c’est d’ailleurs en partie pour cette raison qu’elles entraînent une marginalisation dans notre société. Par exemple, les sans-papiers, du fait même de leur présence, montrent que notre identité nationale est plus évolutive et ouverte qu’on ne le dit. Les grandes pauvretés, comme les graves problèmes de santé, soulignent en outre la part de l’être humain que nous subissons sans pouvoir la contrôler et que nous camouflons lorsque nous en avons la possibilité. Par ailleurs, les diverses situations de pauvretés sont vécues très différemment d’une personne à l’autre. Une des tentations des bénévoles dans le domaine caritatif est de faire des généralisations et de penser qu’« il suffit de ». Aucune proposition d’aide ne fonctionnera, par exemple, pour toutes les personnes en situation de prostitution car il y a une part de mystère dans les besoins de chacun d’elles.
P. N.-D. – Comment reliez-vous le regard sur l’homme transpercé à la contemplation du Christ ?
P. M. V. – Le Christ en parle lui-même : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40). Dans sa vie, Jésus s’est identifié à diverses formes de pauvreté pour les assumer. Ainsi, lorsqu’il a fui en Égypte, il s’est retrouvé comme un sans-papiers, dans un pays étranger qui pratique une autre religion. Je crois qu’on s’approche mieux du mystère du Christ lorsqu’on a un regard contemplatif sur les personnes les plus pauvres, c’est-à-dire qu’on entre dans une relation gratuite qui cherche avant tout la rencontre et non l’obtention d’un résultat. C’est une manière de respecter la liberté de l’autre et ne pas le servir juste pour obtenir sa reconnaissance. Cette démarche amène aussi à rester présent même dans les situations où plus aucune action efficace n’est possible. Même si une personne est dans le coma, sur le point de mourir, qu’elle a déjà reçu le sacrement du malade, il est encore signifiant de rester présent auprès d’elle. • Propos recueillis par Céline Marcon
À lire : Corps et vie blessée (Éd. Parole et Silence), du P. Matthieu Villemot.