Résister à la tentation de « tourner la page »
Paris Notre-Dame du 10 avril 2025
Du 31 mars au 4 avril, les évêques de France se sont réunis à Lourdes pour leur assemblée plénière. Éléments d’analyse avec Mgr Emmanuel Tois, évêque auxiliaire de Paris, en charge de la coordination de la lutte contre les abus.

Paris Notre-Dame – Les 31 mars et 1er avril, les évêques de France recevaient 300 personnes – personnes victimes, seules ou en collectifs, clercs, diacres, laïcs, experts, responsables associatifs – pour faire un point d’étape sur la lutte contre les violences sexuelles dans l’Église catholique. Que retenez-vous de cette session ?
Mgr Emmanuel Tois – Je garde le souvenir d’un moment grave et vrai. Le programme était dense, avec des tables rondes et des interventions très riches, ainsi qu’un temps particulièrement fort et émouvant, avec le spectacle d’Olivier Savignac, L’Enfant du silence (sur l’amnésie traumatique), donné le lundi soir. Mais ce qui m’a tout autant marqué, c’est ce que nous avons vécu ensemble durant ces trois demi-journées ; c’est d’avoir pris le temps de la rencontre, autour d’un café ou d’un déjeuner partagé, entre évêques, laïcs et personnes victimes. Ce qui s’est exprimé et les liens qui se sont noués lors de ces moments gratuits sont, à mes yeux, aussi importants que ce qui s’est échangé pendant les temps de travail.
P. N.-D. – Que retenez-vous de ces échanges avec les personnes victimes ?
E. T. – Premièrement, qu’il était important qu’on les entende, car nous avons beaucoup à recevoir d’elles. L’une des personnes victimes a proposé ce mot que j’ai trouvé vraiment très beau : « compagnonnage ». Nous étions réunis pour essayer d’avancer ensemble ; les personnes victimes, pour nous exprimer leur grande impatience et nos insuffisances sur telle ou telle préconisation des groupes de travail post-Ciase ; et nous, pour écouter cette vérité, mais aussi pour exprimer ce que nous essayons de faire et combien notre détermination est grande à continuer. Cette session est un véritable antidote à la tentation de « tourner la page », une phrase que j’entends souvent. Je comprends la lassitude à entendre parler des abus, mais dire cela, c’est insinuer que l’histoire est réglée. Or – et il faut le dire avec force –, ce n’est pas réglé. Il y a de moins en moins de risques à mesure que la prévention progresse – et c’est pour cette raison qu’il faut y travailler –, mais le risque zéro, on n’y est pas du tout. Pour moi, c’est l’enseignement le plus fort de cette session : le problème est profond, et s’il commence à être bien traité, en particulier par la prévention, il faut continuer ce combat.
P. N.-D. – Vous parlez de la prévention. Mais sur l’accueil de la parole des victimes, est-ce que vous constatez un changement de mentalité ?
E. T. – Le changement de mentalité s’opère à mesure qu’on fait descendre le prêtre de son piédestal. Concrètement, cela signifie qu’on s’enlève de la tête ce premier a priori : « Ah non, le P. X, ce n’est pas possible, je n’y crois pas ! » Le fait est que la subjectivité d’un récit peut exister, qu’une distance peut s’installer entre des faits bruts et le ressenti d’une personne, mais je n’ai jamais rencontré de personnes qui inventent une histoire. Progresser dans l’accueil des victimes, c’est accepter, pour les chrétiens, de se placer à égale distance d’une parole, celle de la victime, qu’ils accueillent – avec éventuellement un esprit critique – et d’une autre parole, celle du prêtre, qu’ils accueillent également – avec ce même esprit critique.
P. N.-D. – Les évêques ont également voté un texte au sujet des victimes adultes de clercs diocésains. Que pouvez-vous en dire ?
E. T. – Nous avons abouti à un texte et ce texte va être, désormais, mis à l’épreuve des faits. La priorité du processus de reconnaissance et de restauration pour les victimes majeures – qui sera mis en place d’ici janvier 2026 dans les diocèses – est l’accueil, l’écoute et l’accompagnement de la personne. Concrètement, cela suppose de mettre en place, parce que les problématiques sont vraiment différentes, des cellules d’écoute dédiées au niveau local, soutenues au niveau national.
Notre volonté est d’accompagner la personne dans la démarche qu’elle souhaite entreprendre ; par exemple, en sollicitant, si cela est encore possible, la justice de l’État ou la justice canonique, ou alors par une rencontre avec l’évêque, un geste de réparation... Si l’on constate que l’accompagnement n’a pas abouti jusqu’à une réparation qui peut être proposée par le diocèse sur la base de la demande de la victime, on pourra recourir alors à une médiation, menée par un tiers professionnel. Je lis déjà ici ou là que ce texte est un texte a minima, qu’il déçoit. C’est vrai qu’il reste encore des questions à traiter, mais le vote de ce texte va dans le bon sens ; et c’est à nous de montrer, par la manière dont nous l’appliquerons, qu’il est à la hauteur de l’enjeu.
P. N.-D. – Cette assemblée plénière a donné lieu à de nombreuses élections, en renouvelant la présidence, le secrétariat général mais aussi le conseil permanent qui voit l’élection d’un évêque pour chaque province ecclésiastique. Cette nouvelle équipe dessine-t-elle un cap pour l’Église ?
E. T. – Juste avant les élections, nous avons vécu un moment cher au pape François, à savoir un temps de conversation dans l’Esprit, à la manière du synode, durant lequel nous étions amenés à réfléchir – en petits groupes puis en assemblée – aux enjeux de la mission de l’Église pour les trois ans à venir. Ce temps – qui n’était pas seulement au service des élections – a permis deux choses : la première, c’est la grande facilité avec laquelle s’est déroulée la phase de vote, non seulement pour l’élection de la présidence, mais aussi pour l’élection des évêques de chaque province ecclésiastique au conseil permanent. La seconde, c’est qu’il a permis de faire émerger les enjeux pour l’Église de demain. J’en retiens quatre. D’abord, il y a celui de l’unité dans la grande diversité de ce qu’est l’Église de France aujourd’hui, avec ses différentes sensibilités. Il y a aussi, de manière forte, celui de l’écologie et de la pauvreté pris ensemble, selon cette formule du pape François : écouter le cri de la terre et la clameur des pauvres. Un autre enjeu est la conversion des paroisses pour qu’elles deviennent vraiment catéchuménales, au sens où les catéchumènes, qui sont de plus en plus nombreux, fassent partie prenante du dynamisme paroissial ; qu’ils soient acteurs, et pas seulement accueillis. Enfin, il s’agit de déployer l’esprit synodal à tous les niveaux, et notamment pour les paroisses, en apprenant à travailler, ensemble, dans l’écoute et la prière.
P. N.-D. – Puisque vous parlez des catéchumènes, comment accueillez-vous – alors que nous marchons vers Pâques – le fait que la question des abus ne décourage pas à franchir la porte de l’Église ?
E. T. – J’y vois quelque chose du mystère pascal. La mort est vaincue. Le mal qui conduit à la mort, et le mal des abus en particulier, n’empêche pas de nouvelles personnes de frapper à la porte de l’Église. Mais c’est notre responsabilité, comme disciples du Ressuscité, de participer à l’anéantissement de la mort. Il ne suffit pas de dire : « Regardez, c’est formidable, c’est vraiment le mystère pascal : le Vendredi saint et le dimanche de Pâques coexistent ! » Il faut vaincre le mal et la mort ; il nous faut participer, nous aussi, à cette victoire du Christ sur le mal et sur la mort.
Propos recueillis par Charlotte Reynaud
Pour en savoir plus
Afin d’encourager la conversion des cœurs et des intelligences de l’ensemble des fidèles catholiques, les évêques, réunis en Assemblée plénière à Lourdes, ont souhaité que soit lu ou distribué dans les paroisses, autant que faire se peut, un message intitulé Résolument, continuons à servir la vérité ! sur la lutte contre les violences sexuelles dans l’Église, à lire sur dioceseparis.fr

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