Texte de la Conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 13 mars 2022

Le dimanche 13 mars 2022, Mgr Jean-Louis Bruguès a donné sa deuxième conférence de carême de Notre-Dame de Paris intitulée “Le grand discret : l’Esprit Saint” du cycle 2022 “… voici la lourde nef”.

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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre aux éditions du Cerf.

Le grand discret : l’Esprit Saint

Notre-Dame nous guide tout au long de ce Carême. Elle a déployé son grand manteau blanc, avec ses chapelles, ses églises et ses cathédrales, ses basiliques aussi, sur toutes les terres où l’Évangile a été annoncé. Chaque vie pourrait ainsi égrener le chapelet des rencontres personnelles. Pour ma part : Notre-Dame de Bruguès, à un battement d’aile de Barcelone, puis la Notre-Dame de Mougères de mon enfance que vinrent prier tant de chartreux, tant de dominicains, tant de viticulteurs travaillant la riche glèbe du biterrois. Dans mon bon diocèse d’Angers, je me mis à fréquenter Notre-Dame de Béhuard où, à la demande du roi Louis XI, les cloches sonnèrent l’Angélus pour la première fois au monde. Plus tard, je me suis attaché à la chapelle de Notre-Dame de Montplacé, au baroque touchant, esseulée dans la campagne du beaugeois : elle rappelle l’apparition de la Vierge sous la forme d’une vieille statue en bois qui, vers 1610, se mit soudain à rayonner d’une lumière éblouissante aux yeux d’une bergère filant le chanvre et surveillant son troupeau dans une lande infestée de loups. Puis vint le temps des grands pèlerinages, à Lourdes, bien sûr, où nous nous rendions presque chaque année, à Notre-Dame du Liban, vénérée par des chrétiens aussi bien que par des musulmans, à Notre-Dame de Guadalupe, aux portes de Mexico, qui draine vers l’immense et émouvante basilique moderne des millions d’Américains, tandis que les plus fervents gravissent à genoux les dernières marches avant d’accéder à la vaste esplanade. Paris, enfin, où nous nous apprêtons à retrouver, selon le murmure incantatoire Péguy, le « Double vaisseau de charge aux deux rives de Seine / Vaisseau de pourpre et d’or, de myrrhe et de cinname / Vaisseau de blé, de seigle, et de justesse d’âme, / D’humilité, d’orgueil, et de simple verveine ».

C’est ainsi que Notre-Dame accompagne chacun de nous sur son pèlerinage sur terre, à sa manière, proche et discrète, mais souveraine, si du moins nous condescendons à partir à sa rencontre. « Santé des malades / refuge des pécheurs / consolatrice des malheureux », scandent ses litanies. Dans son second Hymne de Noël, l’un des plus grands poètes sacrés de Byzance, Romanos le Mélode, imagine qu’ayant entendu la berceuse que chantait doucement Marie à son nouveau-né, Eve courut réveiller Adam, le premier homme. Elle le conduisit devant la grotte de la nativité et celui-ci se mit à implorer la Mère, afin qu’elle obtienne de son Fils le salut de toute l’humanité : « Me voici à tes pieds, ô Vierge Mère Immaculée, et à travers moi, ce sont tous ceux de ma race qui se tiennent devant toi (…). Écoute les gémissements de ton père (…). Vois les guenilles dont je suis vêtu après avoir été trompé par le serpent. Montre ma pauvreté extrême à Celui que tu viens de mettre au monde… » Marie s’empressa de le consoler et de le rassurer : « Cesse de verser des larmes et choisis-moi comme médiatrice auprès de Celui qui est né de moi. Celui qui vous apporte la joie est ce même Dieu qui a été engendré de toute éternité ». Jésus écouta sa Mère et lui révéla le plan de salut que le Père s’apprêtait à réaliser par la mort dramatique de son Fils. « Ma Mère, vois dans ma mort comme un songe. Après trois jours passés dans le sépulcre, tu me verras revivre ; je rénoverai alors la terre et tous ceux qui l’habitent. Annonce au monde cette bonne nouvelle ». Et Marie, saluée comme étant pleine de grâce, d’inviter Adam et Eve, nos premiers parents, à la patience et à l’espérance.

La donatrice de la peinture de Hans Memling évoquée dimanche dernier, Les Sept joies de Marie, se tient, comme il se doit, au bas de l’œuvre, à droite. Agenouillée, elle vient de contempler une scène étonnante. Représentée de profil, elle semble en tirer une méditation qui se prolonge, une leçon de vie. Un diablotin en face d’elle cherche bien à la distraire, en faisant des grimaces, mais en vain. Voici donc une belle bâtisse, presque un château, qui s’adosse à l’une des tourelles des remparts : on reconnaît alors le Cénacle verrouillé dont parlent les Actes des Apôtres. Après avoir quitté la colline du Mont des Oliviers, est-il rapporté dans ce livre, regagnèrent Jérusalem et « montèrent dans la chambre haute (…) Pierre, Jean, Jacques et André » et les autres membres de la petite troupe apostolique. « Tous, unanimes, étaient assidus à la prière, avec quelques femmes dont Marie, la mère de Jésus, et avec les frères de Jésus » (Ac 1, 13-14). La façade principale vient de s’évanouir sur le tableau. Elle n’a pas été démolie : aucune destruction, aucune brique éparse, aucune trace de gravats dans les parages. Non, elle vient de s’effacer, comme s’ouvre au théâtre le rideau de la scène. Nous assistons, en effet, au premier acte de la dramatique chrétienne.

Cette scène, le Christ l’avait annoncée en frappant les trois coups : « Le Père vous enverra en mon nom l’Esprit Saint, le Paraclet et celui-ci vous enseignera toute chose » (Jn 14, 26). Deuxième coup : « Jean a bien donné le baptême d’eau, mais vous, disait-il à ses disciples, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés d’ici quelques jours » (Ac 1, 5). Troisième coup enfin : « … vous allez recevoir une puissance, celle du Saint Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins… jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8). L’enclos fermé est devenu une estrade publique, puisqu’il n’y a plus de façade : avec une grande subtilité, le peintre a rendu compte de l’audace des apôtres sortant du Cénacle et s’adressant dans toutes les langues aux divers peuples qui s’étaient rendus à Jérusalem (Ac 1, 6). Le monde vient d’entrer dans une ère nouvelle.

Intérieur, extérieur : ainsi respire l’Église. A l’extérieur, au cours des siècles, elle a déployé tout le génie de la mission afin de conduire les peuples à connaître le vrai Dieu, et à l’aimer. Elle a député les meilleurs de ses fils à cette tâche surhumaine : ses prédicateurs, ses orateurs, ses philosophes et ses théologiens, ses savants et ses artistes, les innombrables témoins enfin du dévouement fraternel et de la compassion divine dont l’Histoire n’a pas voulu retenir les noms. Elle a porté l’Evangile sur tous les continents et permis au christianisme de devenir aujourd’hui, avec plus de deux milliards de fidèles, la religion la plus nombreuse de la planète.

Ce faisant, l’Église a donné naissance à une civilisation, la nôtre. Ses cathédrales ont abrité les premières écoles, ses monastères ont inventé la démocratie, ses hospices se sont transformés en hôpitaux, ses juristes ont dessiné le profil de l’Etat moderne, ses intellectuels ont fondé à Bologne la première de nos Universités, tandis que l’École de Salamanque élaborait, bien avant les Lumières, les premiers principes des droits des gens et des peuples. L’Église s’est toujours exprimée sur la place publique devenue en quelque sorte son lieu le plus naturel, depuis le discours de S. Paul sur l’Acropole d’Athènes. Elle n’a pas hésité, au cours des siècles, à tancer les puissants et à soutenir les faibles…

On objectera sans doute qu’il y eut des pages sombres et des trahisons dans l’aventure de la mission apostolique. Qui songerait à le nier ? Chaque matin, quand j’ouvre ma fenêtre, il me suffit d’apercevoir le clocher de la Madeleine pour me remettre en mémoire les terribles massacres de 1209 dont eut à pâtir la ville de Béziers, au nom de la foi, disait-on. Mais pourquoi faudrait-il qu’un œil sceptique se fixât seulement sur ces zones d’ombre ? La trame de l’histoire humaine a beau être tissée serrée, la lumière finit toujours par passer au travers. Cette lumière vient de ceux que la Vulgate nomme « les hommes de bonne volonté » : ils ont recherché le bien en droiture de cœur et se sont appliqués à le faire rayonner autour d’eux. D’une certaine manière, ces justes tiennent le monde et l’empêchent de s’abîmer en désespérance : le christianisme n’est-il pas la seule religion venue de l’Antiquité qui fit de l’espérance une vertu ? L’Église voit en eux des apôtres de la charité, des saints. Si la très grande majorité de ces fils de lumière sont restés dans l’anonymat, glissant ainsi dans l’oubli des siècles, quelques-uns ont laissé des témoignages émouvants qui forcent notre admiration et justifient notre vénération. Ils représentent le vrai trésor de l’Eglise, son visage le plus authentique, c’est pour cela que nos temples de pierre ont été placés sous leur patronage.

Et puis, il y a l’intérieur. C’est à l’intérieur que se produisit l’évènement fondateur. Les Actes affirment que l’Esprit Saint se manifesta sous la forme de langues de feu qui se posèrent sur la tête de chaque disciple (Ac 2, 3). Notre peintre interprète la scène avec la liberté de l’artiste : il ne représente plus ces langues, mais des rayons lumineux qui, partant de la colombe blanche, symbole de l’Esprit depuis le baptême de Jésus, vient illuminer chaque témoin. Il rend avec beaucoup de soin l’intérieur du Cénacle qui est en somme la première de nos églises de pierres. Regardez la haute cheminée digne des plus nobles demeures. Le contraste est flagrant avec la masure délabrée où est né le Sauveur et qui figure à l’opposé de la peinture, en bas, à gauche. Le sol est travaillé avec délicatesse, alternant carrelage sombre et pavés de couleur claire. Un clocheton, situé au sommet de la bâtisse, signale qu’un air de Renaissance italienne a commencé à souffler sur les plaines flamandes. Là, tout fleure l’ordre, la paix, le recueillement, le goût, enfin.

Les Apôtres sortent du Cénacle, mais ne le quittent pas. Sur les places de la ville, ils annoncent cet incroyable évènement qui bouscule tout le bon sens du monde : Jésus dit le Nazôréen, celui qui avait été livré et mis en croix, a été ressuscité par Dieu (Ac 2, 23-24). Au Cénacle, ils reviennent pour se reposer, refaire leurs forces et évaluer les progrès de la mission. Les décisions importantes y sont prises, après que chacun eut pris la parole. Le texte nous rapporte que Matthias y fut élu, en remplacement de Judas, afin que le collège apostolique comportât toujours douze membres (Ac 1, 26). Au Cénacle surtout, on prie, on célèbre les louanges du Seigneur.

Dans son encyclique Dominum et vivificantem, Jean-Paul II relevait que « Si c’est un fait historique que l’Église est sortie du Cénacle le jour de la Pentecôte, on peut dire qu’en un sens elle ne l’a jamais quitté. Spirituellement, l’évènement de la Pentecôte n’appartient pas seulement au passé : l’Église est toujours présente au Cénacle qui reste présent dans son coeur. (C’est là) que l’Église persévère dans la prière, comme les Apôtres, avec Marie… » (§ 66). Pour cette raison, il est injuste et même choquant d’opposer la mission à la célébration, comme on l’a souvent entendu faire. A l’élite, répétait-on, l’aventure du plein vent ; aux plus timorés, la gestion des sacristies. Cessons de caricaturer pour reconnaître simplement qu’avant d’être proclamé sur les places publiques, l’Evangile a besoin d’être étudié, commenté, enseigné, médité, magnifié dans la célébration liturgique. Sinon, réduite à la sècheresse de son seul message, la mission apostolique ne manquerait pas d’être bientôt perçue comme une œuvre de propagande, une idéologie comme il en existe tant sur le marché des idées, véhiculant une religion humanitaire, un humanisme finalement assez plat. L’annonce prend chair dans la célébration.

Hans Memling représente Marie assise au milieu du groupe. Le texte des Actes ne le dit pas formellement, mais puisqu’il a précisé qu’elle se réunissait avec les disciples dans la chambre haute, on ne peut imaginer qu’elle fût absente en ce moment capital. Les plus anciennes traditions l’ont entendu de cette manière. Marie s’était tenue à l’écart durant la vie publique de son Fils. Elle était demeurée seule au pied de la croix, comme nous le rappelions la semaine dernière ; elle réapparaît à ce moment, puisqu’elle est devenue le cœur de la nouvelle assemblée du peuple de Dieu sur laquelle descend l’Esprit.

Le peintre fait figurer à deux reprises la colombe du Saint-Esprit. La première se situe en haut, à droite du tableau : l’ange annonce à une toute jeune fille qu’elle a été choisie par le Très- Haut pour que le Verbe puisse prendre racine en elle. « … que tout proche vers elle s’inclinât un visage d’adolescent, imagine Rilke dans un poème inattendu, et qu’ainsi son regard et celui qu’elle élevait à lui s’accordassent comme si soudain tout était vide et de ce que voyaient, cherchaient, portaient des millions d’hommes était concentré sur elle : seulement elle et lui (…) Vois ! cela fait peur. Et tous deux tressaillirent. Alors l’Ange chanta sa mélodie ». L’Esprit Saint viendra sur elle et la couvrira de son ombre : l’expression est magnifique (Lc 1, 35).

Dans la scène qui retient notre attention en ce moment, Marie offre les traits d’une dame fatiguée. Chaque fois que je pénétrais dans la basilique de Saint-Pierre, ce qui était fréquent au cours des onze années de mon séjour romain, je ne manquais pas de m’arrêter devant la célèbre Pietà. Michel- Ange laisse à la Vierge la beauté radieuse de la jeunesse, comme si la grâce devait épargner les flétrissures de l’âge, ou encore, plus profondément, comme si l’Église dont Marie devenait désormais le symbole devait conserver éternellement la fraîcheur des premières annonces… La matrone flamande, elle, n’éprouve pas le besoin de lever la tête, tandis qu’autour d’elle, les disciples tendent vers la colombe des regards extatiques. Un ouvrage ouvert est posé sur ses genoux. Ce qu’elle avait conservé dans son cœur se trouve désormais déposé dans le saint livre des Écritures.

L’Esprit a accompagné Marie d’un bout à l’autre de sa maternité. Il existe donc une relation particulière entre eux. Cette relation gardera toujours sa part de mystère, mais il est possible d’avancer qu’elle ne fut en aucun cas comparable aux relations humaines que nous connaissons. Les théologiens parlent plutôt d’une relation d’inclusion. Lorsque Marie répond à l’ange qu’elle accepte une volonté divine, par ailleurs incompréhensible, elle ramasse en elle toute l’humanité qui accueille ainsi le Fils de Dieu dans l’histoire terrestre. A la Pentecôte, Marie devient la figure de toute l’Église, désormais éclairée par l’Esprit. Nous en avons pour preuve la décision prise par le pape François, le 11 février 2018, de placer le lundi de Pentecôte, juste après la grande fête de l’effusion de l’Esprit qui marque la naissance de l’Église, sous le vocable de la Bienheureuse Vierge Marie, Mère de l’Église.

Jamais Marie sans l’Esprit, disions-nous. Jamais l’Église sans Marie. Jamais l’Église sans le culte de l’Esprit.

Encore faudrait-il se référer à l’Esprit Saint ! J’avais rendu visite à un évêque du voisinage. Il n’était pas très âgé, mais se savait très malade. Avec la simplicité de ceux qui affrontent l’ultime épreuve de vérité, il me parla de sa foi. « Avec le Christ, me confia-t-il, j’ai toujours été de plain-pied. C’est pour cela que la messe quotidienne représente le cœur de ma spiritualité. En suivant le Christ, on ne peut pas ne pas tourner son regard vers le Père. Et souvent mes prières commencent par cette évocation, Père. Mais l’Esprit ? Je me demande si je n’ai jamais véritablement prié l’Esprit Saint. Pour moi l’Esprit, c’est le Grand Discret ». L’Esprit n’est-il pas, en effet, le Grand Discret de la vie de notre Eglise latine ?

Louis Bouyer n’hésitait pas à écrire : « L’absence presque totale d’une élaboration théologique de la doctrine chrétienne du Saint-Esprit dans l’Église moderne est un fait trop patent pour qu’on puisse le contester ». Il ajoutait qu’il en allait de même chez les anglicans ou les protestants. Cette éclipse remonterait à la fin du moyen Age. Paul VI avait pourtant lancé un appel dans une audience générale du 6 juin 1973 : « A la christologie et spécialement à l’ecclésiologie du Concile, doivent succéder une étude nouvelle et un culte nouveau de l’Esprit Saint, précisément comme complément indispensable de l’enseignement du Concile ». Jean-Paul II tenta bien de répondre à cette attente avec son encyclique Dominum et vivificantem, en 1986, mais elle tomba dans une pesante indifférence. L’Esprit-Saint reste encore aujourd’hui, hélas, le Grand Discret de notre Église latine.

La collecte de la fête de Pentecôte devrait nous aider à lever un coin du voile : « Dieu de puissance et de miséricorde, envoie vers nous ton Esprit Saint : qu’il trouve en chacun de nous sa demeure et nous transforme en temples de sa gloire ». Le rôle de l’Esprit est donc de construire, de fortifier et d’animer un temple. Si l’on se réfère à S. Paul, le premier temple dans lequel oeuvre la troisième personne divine n’est autre que le corps humain : « Le corps est pour le Seigneur (…). Votre corps est un temple du Saint-Esprit (…). Vous ne vous appartenez donc pas (…). Glorifiez Dieu dans votre corps » (1 Co 6, 19-20). Ainsi, tout ce que nous faisons à notre corps, nous le faisons à Dieu lui-même. La morale catholique a donc souligné avec une force particulière notre rapport au corps, non point à cause de je ne sais quelle obsession de la pureté, mais parce que se joue avec lui notre rapport direct avec le Dieu créateur. Cette insistance n’a pas manqué d’indisposer hier les hédonistes de toutes sortes et aujourd’hui ceux qui voient dans le corps une matière neutre, sans signification repérable, modelable à volonté, jusque dans son identité sexuelle, alors que les fidèles de l’Incarnation affirment que notre chair est la même, exactement la même, que celle que le Verbe éternel trouva en sa mère, Notre Dame.

Le corps humain est un temple et ce temple est appelé à rayonner. En ce deuxième dimanche de Carême, la liturgie nous donne à entendre l’évangile de la Transfiguration, comme pour nous dire : le Christ va s’enfoncer dans sa passion ; au cours de cette voie douloureuse, il deviendra méconnaissable jusqu’à perdre toute apparence humaine ; mais dès maintenant, vous pouvez deviner sa vraie nature. Les yeux des disciples – et les nôtres avec eux – contemplent alors une métamorphose du visage qui resplendit comme le soleil (Mt 17, 2). Les vêtements deviennent d’une blancheur éblouissante. Le blanc n’est pas une couleur, mais au contraire l’absence de couleur et donc, à ce titre, le support de la lumière. Or, la beauté s’habille de lumière, elle rayonne. Tandis que la nuée couvre la scène de son ombre, signe de la présence de l’Esprit, une voix venue du ciel se fait entendre : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le » (Mc 10, 7). La vue donc, mais aussi l’ouïe participent à cet enchantement. On comprend le trouble ou bien, plus simplement, l’enthousiasme des témoins qui veulent que ce moment s’éternise : « Il est bon que nous soyons ici », s’exclame Pierre : plantons des tentes ! Plongés dans une sorte d’ivresse, ils savaient bien ce qu’ils disaient, n’en déplaise au texte : la beauté comble au point que l’on souhaiterait arrêter le temps et prolonger à l’infini l’expérience enchanteresse. Impossible pourtant : la vision s’estompe et disparaît, avec l’interdiction de l’évoquer avant longtemps ; il faut redescendre dans la plaine pour renouer avec l’activité ordinaire.

Notons en passant, parce que cela nous aidera dans les réflexions ultérieures, que ce moment de grâce ne s’est pas produit au milieu du train-train habituel. Les apôtres ont dû gravir une montagne et s’arracher ainsi à l’ordinaire des jours. Plus le sommet est élevé, plus longue se fait la préparation de la rencontre. Le cœur a besoin de s’habiller de désir et d’attente en prévision du face-à-face.

Selon la tradition orthodoxe, le moine commence à « écrire » des icônes avec cet épisode évangélique, comme si la Transfiguration devenait le portique d’entrée à la saisie du mystère du Christ. L’évangile de la beauté ! « Il se peut que la beauté naisse, écrit le poète Jacottet, quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout (…). Il n’y a pas de beauté, du moins pour nos yeux, dans l’insaisissable seul… ». Le corps humain, à commencer par celui du Christ, est le premier support de la beauté.

Tel est le point où nous sommes parvenus au terme de cette deuxième conférence : lorsque le corps humain, ce premier temple, est véritablement habité par l’Esprit, il rayonne de beauté. Lorsque ces corps humains se rassemblent dans la foi, ils forment à leur tour le Corps mystique du Christ, animé par l’Esprit. Pour se rendre visible, ce Corps a besoin de s’incarner en des temples de pierres qui représentent autant de demeures de l’Esprit. Et ces temples nous parlent de gloire et de transfiguration. Ils cherchent à nous donner, dans les liturgies qui y sont célébrées, comme un avant-goût de la vie éternelle. Ne visent-ils pas à nous plonger dans la même ivresse que celle qui poussait les disciples à vouloir planter des tentes ? Mieux encore, nos églises ne sont-elles pas ces tentes que, contrairement aux trois apôtres invités à gravir la montagne, les disciples du Christ réussirent à planter au long des siècles, dans toutes les contrées de la terre ? Leur beauté, comme le croyait Stendhal, est la promesse d’un bonheur partagé.

Et si l’Esprit-Saint était l’Esprit de beauté, la beauté donnée à son Église ?

Introduction par Mgr Jean-Louis Bruguès

De l’Annonciation à la Pentecôte, l’Esprit Saint couvre Marie de sa lumière. Jamais l’Esprit sans Marie, jamais Marie sans l’Église, jamais l’Église sans l’Esprit. Extérieur, intérieur : c’est donc lui qui déploie le génie de la mission, lui qui anime la vie du Cénacle. Devenu trop souvent le Grand Discret dans notre Église latine, il est le seul à pouvoir transfigurer pourtant les corps et les pierres en temples habités de la présence divine.

Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.

Diffusion en direct à 16h30 sur France Culture ; en différé, à 17h30 sur KTO télévision et à 19h45 sur Radio Notre Dame.

Carême 2022 – “... Voici la lourde nef !”

Carême 2022 – “... Voici la lourde nef !”