Texte de la Conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 27 mars 2022
Le dimanche 27 mars 2022, Mgr Jean-Louis Bruguès a donné sa quatrième conférence de carême de Notre-Dame de Paris intitulée “Le conseiller merveilleux” du cycle 2022 “… voici la lourde nef”.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre aux éditions du Cerf.
Le conseiller merveilleux
On devrait toujours se méfier des journalistes. Avec la plus grande civilité du monde, ils vous posent des questions fort insidieuses. Ils vous laissent entendre que vous êtes leur invité ; en réalité, vous êtes devenu comme une proie dont il s’agit de tirer le plus étonnant, voire des motifs de polémique. Visant les tripes plutôt que l’esprit et taillant ici et là dans les propos que vous avez effectivement tenus, ils en arrivent parfois à vous faire dire des choses étranges, et même le contraire de ce que vous aviez voulu exprimer. Je n’ai jamais été ce que l’on appelle aujourd’hui un « communiquant » : là où l’on attend un message clair, des mots simples et des images percutantes, le professeur s’attarde à vouloir expliquer et faire comprendre. Or, les media sont pressés, leurs circuits sont courts. Le micro n’est pas la chaire. Il en résulte quelquefois d’amères expériences…
J’avais pourtant accepté de me rendre à Lausanne et de me faire mettre à la question. Le journaliste était sympathique ; il voulait brosser un portrait, disait-il. La première demande alla droit à l’essentiel : « Qu’est-ce qui vous fait vivre ? » La réponse sortit comme une balle, sans aucune préméditation : « La beauté. Aussi loin qu’il m’en souvienne, je l’ai toujours recherchée. Elle a nourri mes goûts, mes passions, mes études et jusqu’à mon enseignement. D’une certaine manière, je n’ai pas choisi la beauté ; c’est elle qui a déroulé le fil de mon existence ». J’aurais pu dire aussi avec le poète qui avait fait d’elle son sacerdoce : « Je ne savais pas ce qu’était la beauté. Mais déjà je vivais d’elle. Je ne sais toujours pas ce qu’est la beauté. Et toujours je vis d’elle » (Dominique Ponnau).
Un jeune philosophe s’est livré, il y a peu, à une confession similaire : « Devenu professeur (…), écrit-il, le sujet de la beauté s’est peu à peu imposé, sans que je le choisisse vraiment, comme le thème principal de mes conférences : Pourquoi la beauté nous fascine-t-elle ? (…) La beauté est-elle la promesse du bonheur ? Quelle beauté dans la foi ? dans l’entreprise ? dans l’amour ? (…) Partout (auprès des publics abordés) la beauté guérissait, ou du moins semblait promettre une guérison, un salut, une “sortie” : une échappatoire au malaise ou à la souffrance, au réalisme ou au rationalisme étriqués, à l’ironie amère ou au défaut d’estime de soi » (Charles Pépin).
Le journaliste marqua sa surprise : « Ne trouvez-vous pas que c’est là une position facile ? On pourrait même qualifier cette attitude d’inconvenante et de trop légère, surtout chez un religieux, alors que tant de misères, tant de violences, de catastrophes naturelles ou écologiques nourrissent notre quotidien… Peut-il y avoir de la beauté quand le mal et la mort nous maintiennent sous leur emprise ? » Il me semblait en ce temps-là, il me semble encore aujourd’hui, alors que je m’achemine vers le terme du voyage, que le mal et la beauté constituent les deux bouts d’une même chaîne, celle de notre existence.
Depuis ses origines jusqu’à nos jours, le christianisme ne cesse de se poser la même question : comment donner à saisir le contenu de la foi ? Car, réduit à son épure, le message évangélique souffre d’une terrible sécheresse. Qu’un Dieu s’incarne en un homme dont l’Histoire ne retient pas grand-chose, qu’une jeune femme conserve sa virginité après l’accouchement d’un enfant, que les aveugles recouvrent la vue, que les sourds se mettent à entendre, que les estropiés se redressent, que soient proclamés bienheureux les pauvres, les doux et les martyrs, qu’un condamné subisse les plus cruels supplices, et que son sacrifice sur une croix obtienne le salut de tous les hommes, que lui-même ressuscite au troisième jour de sa mise au tombeau, qu’il apparaisse à ses disciples dans un état indéfinissable, puisqu’on ne le reconnaît pas, mais on devine pourtant que c’est bien lui, qu’il disparaisse de manière définitive aux yeux des siens et qu’enfin son Église le proclame vrai Dieu et vrai homme : cela ne heurte-t-il pas tout le bon sens du monde ?
Expliquer, justifier, rendre compte : depuis deux mille ans, la mission de l’Église n’a pas varié. En réalité, les voies ne sont guère nombreuses. Lacordaire, mon lointain prédécesseur en cette chaire prestigieuse, n’en voyait que deux : « La vérité, disait-il, s’arrête à l’intelligence, la beauté pénètre jusqu’au cœur. Elle est, dans tous les êtres doués de connaissance et de sentiments, le premier mobile qui leur donne l’impulsion ». Le cœur et la raison donc, la démonstration et l’exaltation.
Il n’est pas nécessaire d’insister sur ce que l’École de Francfort a appelé « l’éclipse de la raison ». On intente à la raison un procès sans fin. On la juge incapable de fonder les principes dont nous avons besoin pour conduire notre existence ; on se méfie des philosophies dont elle se réclame ; on récuse sa prétention à parvenir à un ordre des vérités. La physique, bien sûr, et avec elle toutes les sciences « dures », sont parvenues au zénith des croyances du moment, mais point de métaphysique, point de théologie dont les prétentions sont reléguées au rayon des vieilles lunes. L’accusation vient de loin, puisque déjà au XVIIe siècle, Pascal s’en moquait : « La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses ». Les attaques se sont faites plus féroces à notre époque qui l’accuse d’avoir conduit aux pires infortunes, aux massacres planifiés, à Auschwitz.
Une émission de télévision, par ailleurs bien faite, s’attachait, l’été dernier, à faire découvrir les charmes de la Haute-Garonne. Elle s’ouvrait sur la visite des Jacobins de Toulouse, s’interrogeait sur l’origine des doubles nefs, propres aux églises dominicaines, saluait l’éclat des vitraux, pourtant quelconques, s’extasiait sur la complexité et la prouesse technique du fameux pilier à douze branches, mais « oubliait » de mentionner, ne serait-ce qu’en passant, que sous l’autel de cette même église gisaient les reliques d’un des plus grands penseurs du Moyen Age, un des pères de l’humanisme occidental, un témoin majeur du dialogue entre la foi et la raison, un docteur commun de l’Église catholique, Thomas d’Aquin. Pas un regard, pas un mot, l’anecdote au détriment de l’essentiel : aveuglement du manque de culture, à moins que ce ne soit le fruit de l’idéologie à la mode…
Il resterait à se demander ce que devient la démocratie, quand l’affirmation remplace la démonstration, la protestation l’argument, et le sectarisme la négociation. « L’époque actuelle, a-t-on observé, opère une dangereuse dérive quand elle isole l’émotion, cette composante irrationnelle, et se laisse emporter par elle. Ainsi, nous surfons sur des océans de niaiseries qui nous offrent une illusion de vérité… » (Jean Romain).
Pourquoi ne pas emprunter dès lors la seconde voie ? A l’époque de la confusion des valeurs, la beauté reste sans doute un autre chemin, l’ultime peut-être, menant à une vie pleine et joyeuse avec, ici et là, des instantanés de bonheur. « … il est plus avantageux, je le sais, avance un académicien, de se montrer railleur, cynique, sarcastique, désabusé ou encore désinvolte » (François Cheng) et d’affirmer que la beauté n’est pas nécessaire. Elle ne l’est pas, en effet, car elle relève de l’être et non pas de l’avoir. Et c’est au titre de l’être qu’elle se fait insistante, pénétrante, omniprésente, tout en donnant l’impression – suprême élégance – d’être superflue. Pourtant, les témoignages abondent, il suffit de regarder autour de soi : la beauté réveille, la beauté délivre, elle inquiète, mais de manière stimulante, elle apaise enfin. « C’est beau », et nous voilà lancés dans le plus mystérieux des voyages, celui qui part à la découverte de la foi, du monde et peut-être d’abord de notre propre cœur, puisque, selon Lacordaire, la beauté était ce premier mobile qui pénètrerait jusqu’à lui.
Voilà ce que, maladroitement sans doute, je tentais d’expliquer à mon journaliste. Il me fit remarquer qu’une société matérialiste dans laquelle le réflexe consumériste l’emportait sur les autres rendait la tâche ardue. Je lui répondis qu’elle n’était pas moins ingrate à l’intérieur de l’Église. Dans son ouvrage majeur La gloire et la croix, Hans Urs von Balthasar multipliait regrets et précautions. Il se proposait de développer la théologie chrétienne à la lumière du troisième transcendantal, autrement dit de compléter la considération du vrai et du bon par celle du beau. En renonçant à cette approche traditionnelle qui avait si fortement marqué la théologie, s’interrogeait le théologien, la pensée chrétienne ne s’était-elle terriblement appauvrie ? « Beauté, c’est la dernière aventure où la raison raisonnante puisse se risquer, écrivait-il, parce que la beauté ne fait que cerner d’un éclat impalpable le double visage du vrai et du bien (…) ; beauté désintéressée sans laquelle le monde ancien refusait de se concevoir, mais qui, insensiblement, a pris congé du monde intéressé d’aujourd’hui, pour l’abandonner à sa cupidité et à sa tristesse. Beauté que même la religion n’aime et ne choie plus et qui pourtant, ôtée comme un masque de son visage, met à nu des traits qui menacent de devenir incompréhensibles aux hommes ».
Peut-on ramener le christianisme sur une voie si longtemps délaissée ? Et comment le faire ?
Il fut une époque point trop éloignée du nôtre, rappelez-vous, où la moindre saillie du cardinal Lustiger donnait matière à de multiples commentaires médiatiques. Ce temps n’est plus. L’an dernier, les représentants de l’Église de France avaient émis les plus fortes réserves envers le projet de loi relatif aux « séparatismes », car le texte trahissait, en effet, l’esprit de la loi de 1905 et plaçait les religions sous un redoutable un contrôle administratif. Qui en a parlé ? La matière était d’importance et pourtant ces objections ne trouvèrent pratiquement aucun écho dans l’opinion. De graves questions de bioéthique se posent à notre société. L’épiscopat français a cru nécessaire de participer au débat en publiant un document fort sérieux, fruit d’une laborieuse recherche de plusieurs années. Qui a pris la peine de le mentionner ? Tout se passe, hélas, comme si l’Église était devenue sans voix sur la place publique, ce lieu pourtant indispensable à sa prédication depuis les tribulations de Paul à Athènes. Tout se passe donc comme si l’Église avait été renvoyée aux marges, à l’insignifiance, aux périphéries…
Or, l’architecture dit l’inverse. L’architecture dit que l’Église, dans ses sanctuaires, reste au centre. Elle reste au centre de nos villages regroupés pour la plupart autour d’un clocher arrimé au ciel. Elle reste présente dans nos cités historiques, au point que le curieux cherchera d’abord à la découvrir, avant de visiter les autres centres d’intérêt. Elle reste au centre même de notre capitale, puisque le système de kilométrage de tout le pays prend sa source sur le parvis de Notre-Dame.
Si le message de l’Église ne parvient plus guère à toucher l’opinion d’une société sécularisée, n’est-il pas légitime d’avancer que les pierres pourraient devenir les points d’ancrage d’une nouvelle évangélisation ? Les évêques du siècle dernier l’avaient compris qui, après le gigantesque effort de remise en état des 4.000 églises endommagées pendant la guerre (rappelez-vous Notre-Dame de Rouen écrasée sous un tapis de bombes en 1944 !), lancèrent de vastes chantiers de construction dans les nouveaux quartiers et les villes nées de l’urbanisation spontanée. Mgr Verdier créa les « Chantiers du cardinal » en 1931 ; les diocèses suivirent. L’époque était favorable : tandis que le béton armé révolutionnait les techniques, une nouvelle esthétique se proposait de combattre les fadeurs des productions industrielles et de l’art dit saint-sulpicien, et d’en finir, pour le dire en un mot, avec le genre « sacristie ». Des groupes d’artistes, tels que Maurice Denis, Desvallières ou Maurice Storez, cherchèrent à créer alors un art chrétien retrempé et à fournir aux églises « des œuvres religieuses d’un caractère à la fois esthétique, traditionnel – ils ne cachaient pas leur inspiration néo thomiste – et moderne » (Isabelle Saint-Martin). Leur quête de la vérité et leur « refus du mensonge » les poussèrent à rechercher l’authenticité des matériaux et le rejet du faux, du trucage, de l’illusion. Abolissant la distinction entre les arts majeurs et les arts mineurs, ils souhaitaient que tous participent à l’esprit du sanctuaire, du vitrail à la ferronnerie d’art ou à la paramentique, à la beauté donc.
De tout temps, les pierres ont exalté la religion de l’Incarnation. Leur message se fait plus urgent de nos jours. « Il y a des prêtres de ma génération qui auront des comptes à régler lorsqu’ils arriveront là-haut… » : le cardinal Lustiger réagissait ainsi au refus exprimé par des prêtres d’une ville nouvelle d’ouvrir les procédures requises pour la construction d’une église. La décision d’édifier un lieu spécifique pour rassembler l’Ecclésia locale et pour célébrer l’eucharistie ne leur semblait reposer ni sur une urgence pastorale, ni sur des fondements théologiques solides. En réalité, expliquait le cardinal : « Le temple est le sanctuaire de la demeure, le lieu où Dieu se donne non pas à voir – car nul ne peut le voir -, non pas à saisir – car nul ne peut Le saisir -, mais se donne comme (cette) source de sainteté qu’Ézéchiel prophétisera dans la vision du fleuve d’eau vive (Ez 36, 25) ». On devine alors le terrible message laissé à la société lorsque, par manque de moyens, les diocèses se trouvent condamnés à détruire de nouvelles églises. J’ai vécu ce drame dans mon propre diocèse où la dernière église construite fut aussi la première à laisser place à un centre commercial…
Voici donc une église. Elle est sans doute un lieu de rassemblement, mais elle est loin de n’être que cela. Pour l’avoir oublié, des architectes sans culture liturgique, mais qui se vantaient, pour citer l’un d’eux, de « montrer aux catholiques comment on construit une église », ont réalisé des théâtres, des salles de spectacle, des « agora » où l’assistance s’autocélébre, quand ce ne sont pas de magnifiques salles de marché couvert… L’église est le lieu de la prédication et de l’enseignement, ce qui suppose que tous les soins soient apportés à l’acoustique. Elle est le lieu de la prière, du culte, du sacrifice, du mystère : elle favorise les voies de l’intériorité. Elle chante la gloire de Dieu. Elle manifeste la piété de tout un peuple. Le symbolisme de ses lignes et de son plan, l’harmonie de son mobilier et le caractère évocateur, sinon instructif, des œuvres d’art qui y ont été disposées font d’elle ce que Émile Mâle nommait, par analogie avec les imprimeurs du XVe siècle, la Bible des Pauvres. En ce lieu enfin, la Porte du Ciel s’en ’trouve : la musique et le chant rejoignent les cantiques des anges.
L’architecture devient alors chemin de conversion. Le 16 octobre 1834, un incendie énorme détruisit l’antique palais de Westminster, à Londres. On demanda à un certain Augustus Welby Northmore Pugin de construire la fameuse tour du Big Ben, symbole de la ville et de l’empire britannique. Alors qu’il avait reçu une éducation protestante des plus strictes, il s’était converti au catholicisme en étudiant l’architecture gothique de l’église Saint-Laurent, à Nuremberg. « J’ai appris les vérités de l’Église catholique, écrivait-il, dans les cryptes des vieilles églises et dans les cathédrales de l’Europe ». L’église est cette maison où tous les fils prodigues de la terre, comme l’illustre l’évangile de ce dimanche, si du moins ils acceptent d’y retourner, peuvent goûter la douceur de la miséricorde paternelle.
« Que l’Esprit Saint fasse de nous une éternelle offrande à ta gloire… ». Ces paroles de la troisième prière eucharistique rappellent que l’Esprit seul est capable de faire de l’assemblée une offrande nouvelle et un sacrifice pérenne. Ainsi, cet esprit de la liturgie que les théologiens modernes, comme Bouyer, Balthasar ou Ratzinger, ont constamment analysé n’est pas autre chose, en réalité, que la liturgie de l’Esprit, la liturgie de celui qui s’est présenté à nous, dimanche dernier, comme étant l’Esprit de beauté. Si l’Esprit anime le temple, il ne manque pas, il ne peut manquer d’y faire éclater sa beauté.
Que c’est beau ! Les Grecs auraient soupiré : « C’est divin ! », car ils avaient compris que la beauté avait toujours, d’une manière ou d’une autre, partie liée avec le sacré. Celui que l’hymne du Veni Creator appelle le Conseiller merveilleux venant du Dieu très-Haut est le mieux à même de nous faire les honneurs de sa maison. Son souffle devient notre souffle. A un groupe d’enfants, j’avais demandé jadis ce qui dans une église rendait compte de la présence du Christ, ils avaient répondu aisément : la croix, le tabernacle, l’autel du sacrifice, « vous-même » qui célébrez, l’assistance… Mais à la question : « Et la présence de l’Esprit ? », après un long silence, une petite fille se hasarda à répondre : l’espace. Bienheureuse perception ! Que ce soit dans la majesté d’une cathédrale, comme Notre-Dame, ou dans l’humilité d’une chapelle de campagne, l’espace d’une église nous saisit et nous intime cet ordre : « Change ta vie ! ». La liturgie orientale invite à déposer là tout souci du monde. Nous foulons une terre sainte. Nous avions cru entrer dans une église et c’est en réalité l’Église qui entrait dans nos vies. Déjà nous respirons ce que S. Paul appelait les « choses d’en-haut » (Col 3, 1) et déjà notre âme résonne d’un appel à vivre mieux, à croire en la paix, à nous réconcilier avec Dieu et avec le prochain. Ne peut-on parler de conversion ?… « Lave ce qui est sordide, arrose ce qui est aride, guéris ce qui est blessé, (…) redresse ce qui est dévié », scande le Veni sancte Spiritus.
« Il faut apprendre à voir », répétait le peintre Ingres. Mais comment voir si nos yeux restent plongés dans l’obscurité de l’ignorance ? Aussi l’Esprit de beauté se présente-t-il comme une bienheureuse lumière destinée à éclairer nos coeurs : « Allume en nous ta lumière et emplis d’amour nos coeurs », chante encore le Veni Creator. C’est pourquoi le vitrail joue un rôle central dans une église qui met en scène la dynamique du salut. Les saints d’abord, les plus nombreux à être vénérés. Un article furieux, paru dans une revue régionale, s’en était pris au roi Louis IX pour le rôle qu’il aurait joué dans l’oppression de nos ancêtres méridionaux ; il avait choisi pour titre : « Une figure de vitrail ». L’expression était évidemment dépréciative ; elle ne manquait pourtant pas d’intérêt. Quel est le propre du vitrail, en effet ? C’est une fenêtre par laquelle entre le jour, mais pour celui qui se trouve à l’intérieur de l’édifice, la figure du vitrail ne réfléchit pas la lumière de n’importe quelle manière : elle devient à son tour une source de lumière coloriée, imagée, instructive. Le vitrail et tout entier exposé aux rayons du soleil, comme le saint représenté est tout entier exposé à la grâce divine qui pénètre son être entier, corps, esprit et âme.
A l’époque moderne, au plateau d’Assy, à Vence, Audincourt ou Ronchamp, ou, plus près de nous, au prieuré de Ganagobie où travailla Kim en Joong, le vitrail est devenu abstrait, mais le message ne change guère, malgré les apparences. L’épaisseur de la matière et la puissance des couleurs mises à vif, expliquait Henri Guérin, invitent à l’exultation mystique, à moins que les grisailles réinventées de Philippe Favier et de Gérard Lardeur, ou encore les nuances du blanc de Soulages, comme à Conques, ne veuillent rendre compte des subtilités des échanges entre l’intérieur et l’extérieur, entre la foi et le monde. Toutefois, entrer dans un sanctuaire pour y admirer un vitrail, réputé fameux, ou une œuvre d’art considérée pour elle-même, revient à trahir la destination du lieu. L’art entre dans l’Église, non pour sa beauté, mais pour soutenir l’annonce de l’évangile. L’image prêche. Ce que l’on désigne sous l’expression technique d’art contemporain qui est pourtant loin de rassembler tout le génie des artistes de ce temps, cherche à contrarier l’espace sacré et à déconstruire le message de foi, ne devrait pas trouver sa place dans une église, malgré parfois les déterminations de la puissance publique, propriétaire des lieux, ce que le regretté Marc Fumaroli appelait « L’État culturel ».
Enfin, si l’Esprit Saint a reçu la mission de nous faire entrer pas à pas dans le mystère du Fils, on comprend que sa lumière cherche à nous guider vers Lui. Elle ne récuse pas les vertus de la pénombre nécessaire au recueillement, mais elle dessine un itinéraire spirituel. Passant des jaunes et des rouges, à l’ouest, des couleurs renvoyant au tourbillon du monde, elle se fait progressivement plus légère et nous achemine vers le bleu de l’est, car c’est tout l’édifice - architecture, assemblée et célébrants - qui se trouve orienté vers le Soleil Levant. Au fond donc, par-delà l’ambon de la Parole et l’autel du sacrifice, comme au terme de l’initiation, l’évidence du Christ en croix. « Il a fallu, écrivait encore l’académicien chinois, que ce corps soit réduit à presque rien, épuré de toutes scories et pesanteurs pour qu’il puisse redevenir le consolateur. Lui seul est capable maintenant de consoler… (François Cheng). La beauté comme rédemption.
Le Recteur de Notre-Dame réussit à pénétrer dans le sanctuaire, le soir même de l’incendie. Il était accompagné par le Président de la République qui spontanément l’avait pris par la main. Au fond de l’édifice calciné, tous deux purent apercevoir, intactes, la croix lumineuse voulue par le cardinal Lustiger et au-dessous, la Vierge Marie, offrant son Fils pour le salut du monde. Sur le côté, la statue de Louis XIII était, elle aussi intacte, le roi qui voua la France à la Mère de l’Église. « Notre Dame, dit le Recteur, avait su garder son église ».
Introduction par Mgr Jean-Louis Bruguès
« La vérité s’arrête à l’intelligence, la beauté pénètre jusqu’au cœur » (Lacordaire). Tandis que la vérité connaît une éclipse, comment redonner vigueur à l’autre voie, malgré les sarcasmes du moment et la négligence des siècles ? Les pierres pourraient ainsi devenir les points d’ancrage d’une nouvelle évangélisation. On croit entrer dans une église, mais c’est l’Église qui entre en nos vies : le souffle du Conseiller merveilleux devient notre souffle, et sa lumière notre propre vision. La beauté comme rédemption.
Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.
Diffusion en direct à 16h30 sur France Culture ; en différé, à 17h30 sur KTO télévision et à 19h45 sur Radio Notre Dame.