Texte de la Conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 6 mars 2022
Le dimanche 6 mars 2022, Mgr Jean-Louis Bruguès a donné sa première conférence de carême de Notre-Dame de Paris intitulée “Notre-Dame des douleurs” du cycle 2022 “… voici la lourde nef”.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre aux éditions du Cerf.
Notre-Dame des douleurs
La Providence qui multiplie ses tours afin de nous surprendre parvient quelquefois à nous étonner. En 1994, le cardinal Jean-Marie Lustiger auquel ces propos voudraient rendre hommage m’appela au téléphone pour me demander de donner, trois années successives, les Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris. « Vous y parlerez de morale », précisait-il : j’avais enseigné de fait la théologie morale fondamentale d’abord à Toulouse, puis en Suisse. Il ne me laissait qu’une seule recommandation : « Gardez l’accent que vos parents vous ont laissé ! » Vous l’aurez entendu vous-mêmes, je reste un homme du Sud.
Les techniques évoluent. C’est par un courriel que l’actuel Recteur de la cathédrale vint me solliciter cette fois : « Nous avons pensé que vous pourriez donner les prochaines conférences de carême. Vous y parlerez de Notre-Dame, puisqu’il s’agit de préparer sa réouverture, mais aussi de l’art et de la beauté. Sentez-vous libre de prendre ces sujets dans l’ordre qui vous paraîtra le plus convenable et d’en réaliser la synthèse. N’oubliez pas d’évoquer votre expérience personnelle ».
Notre-Dame avait été évoquée à plusieurs reprises dans les conférences prononcées il y a vingt-cinq années, notamment à propos de la conscience : « Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix », s’exaltait déjà le Vicaire savoyard de Rousseau. Dans un de ses radio-messages, Pie XII, l’un des grands théoriciens modernes de la conscience morale, déclarait : « La conscience est donc, pour prendre une image antique, mais tout à fait juste, un sanctuaire sur le seuil duquel tous doivent s’arrêter, même le père et la mère, lorsqu’il s’agit d’un enfant ». Un sanctuaire, avais-je avancé, qui ne disparaîtra que lorsque s’éteindra le dernier homme sur terre, alors qu’auront péri depuis longtemps les sanctuaires de pierres. « Que reste-t-il des temples d’Angkor ou de ceux de Palenque, à demi recouverts par les vagues immobiles d’une forêt sans cesse renaissante ? Les eaux du Nil ont submergé temples et tombeaux d’une Egypte restée énigmatique, dont les trésors ont été dispersés dans les grands musées du monde. Des monuments religieux de l’ancienne Grèce, il ne subsiste que des colonnes couchées à terre, comme les membres épars de géants foudroyés, et de rares édifices réduits à l’épure, sans couleur, sans secret, sans âme. Le temple de Jérusalem a été rasé par deux fois, et les héritiers d’Abraham s’en disputent non point les restes, puisqu’il n’en subsiste rien, mais un emplacement demeuré vide ».
Un quart de siècle plus tard, il faut bien admettre que le retour à la poussière ne renvoie pas seulement aux tribulations du temps jadis. Il se poursuit aujourd’hui et semble même s’accélérer en cette nouvelle ère. 1995 : le palais royal de Tananarive était une demeure modeste, si on la comparaissait aux magnificences de Versailles ou de Schönbrunn, et vieille d’un petit siècle, mais pour ce peuple fier de sa culture, il symbolisait le temple du pouvoir ; un incendie peut-être point tout à fait involontaire le réduisait en cendres cette année-là. En mars 2001, commandé par les talibans revenus au pouvoir l’été dernier, un dynamitage systématique faisait disparaître l’un après l’autre les immenses bouddhas sculptés, ou plutôt ébauchés dans la paroi calcaire de Bamiyian, en Afghanistan, qui avaient veillé, au cours de longs siècles, sur le travail et la méditation des moines. 2011 : la télévision nous donnait à souffrir de l’arasement du grand temple du Soleil, à Palmyre, qui combinait si étonnamment les subtilités de l’arc grec et de l’art perse. Le fanatisme religieux n’a que faire de l’art, de l’histoire, de la culture et de la beauté, du témoignage des sages, de l’homme en fin de compte. La même année enfin, en septembre, des avions-suicides s’encastraient, sous nos yeux incrédules, dans les tours jumelles de New-York, ce temple du commerce et de la mondialisation triomphante qui s’effondrait en noyant dans la poussière des milliers de personnes et des quartiers entiers de la ville. Les dangers viennent de toute part. Il arrive qu’un nationalisme étroit, au nom de la pureté des origines, s’en prenne à toutes les influences extérieures. En Malaisie, furent récemment détruits tous les anciens édifices qui n’étaient pas malais. On agit de même à Saint-Jean-d’Acre, en Israël, malgré une plainte de l’Unesco qui resta sans suite…
C’est donc avec une espèce d’innocence – je ne trouve pas de mot plus juste ; naïveté peut-être – que j’ajoutais en cette même conférence : « Quel bonheur pour nous de nous retrouver chaque dimanche, pour la prière et la réflexion, dans cette magnifique cathédrale de Notre-Dame de Paris ! Nous savons pourtant qu’elle rejoindra un jour l’immense cohorte des vestiges engloutis dans la mémoire de l’Histoire. Tout passe, les êtres et les pierres, celles-ci un peu moins vite que les premiers, voilà tout ».
Mes paroles voyaient plus loin que mon esprit. La Providence nous étonne, lorsqu’elle nous plonge dans la désolation la plus inattendue. Qui aurait imaginé que nous allions assister à la réalisation, certes partielle, de ces prévisions quelque peu rhétoriques ? « 15 avril 2019. Il est 18h18, c’est l’heure de la messe du soir dans la cathédrale. Dans le poste de sécurité, l’alarme soudain signale un début d’incendie. L’alerte est donnée au clergé qui interrompt la cérémonie : l’évacuation de la cathédrale se fait dans le calme. Mais aucune inspection ne détecte d’anomalie. 18h45, seconde alarme. L’appel est lancé aux services de sécurité qui sont sur les lieux à 19h.
Le feu a pris dans la toiture, au pied de la flèche et s’est développé avec tant de rapidité que l’accès au comble et l’usage des colonnes sèches sont impossibles. Les pompiers ne peuvent intervenir que de l’extérieur, et bientôt l’incendie est hors de contrôle. Sous les yeux de la foule immense qui s’est amassée et regarde, médusée, la flèche s’effondre à 20h, freinée dans sa chute par l’échafaudage monté pour la restaurer, mais crève une portion de voûte de la nef et du bras droit du transept, fracassant les chaises situées en dessous. La toiture et sa charpente sont dévorées par le feu à une vitesse stupéfiante. Dans ce combat inégal, les pompiers tentent par une muraille d’eau projetée par des lances à haute pression, de protéger les tours occidentales. Par une manœuvre d’un risque inouï, ils accèdent à la terrasse des Chimères, pénètrent dans le clocher, et parviennent rapidement à bout du feu. 22h40, après quatre heures, le feu est sous contrôle. L’édifice est-il « sauvé » ? L’effondrement de la voûte de la croisée du transept qui survient peu après rappelle que l’édifice reste en état de péril critique… »
Tristesse, accablement, désolation… Les mots nous manquent pour désigner ce désastre. Qui l’aurait cru ? Notre- Dame offensée ! Notre-Dame martyrisée ! Notre-Dame éventrée, tandis que continuent à se dresser, comme stupéfaites et désormais sans voix, les tours de la façade… A l’intérieur, règne l’odeur âcre des poutres calcinées ; la poussière de plomb mettra plusieurs jours avant de se déposer ; l’eau a tout envahi, finalement aussi redoutable que le feu pour la conservation des œuvres d’art. Vu du ciel, on aurait dit un aigle géant, foudroyé en plein vol et cloué là, en ce bord de l’île de la Cité, son plumage détrempé, laissant apercevoir des pans entiers de sa carcasse : une croix immense mise à nu…
Les poètes quelquefois disposent des longues-vues des prophètes. « Notre-Dame est bien vieille, annonçait Gérard de Nerval, mais dans quelque mille ans, le temps fera broncher/ Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde/ Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde/ Rongera lentement ses vieux os de rocher ».
La stupéfaction, a-t-on écrit, a été générale. Je dirais plutôt qu’elle a été universelle. Paris, la ville la plus visitée au monde, Notre-Dame, le monument le plus couru de Paris, puisque s’y rendaient chaque année plus de douze millions de visiteurs : Notre-Dame devenue Notre-Dame des peuples. On a répété que tous ceux qui franchissaient les portes de l’église n’étaient pas des pèlerins : certes, mais une enquête très récente montrait que 46% d’entre eux portaient une interrogation de caractère transcendant. Qui pourrait soutenir donc que l’espace, la beauté, la lumière, les œuvres d’art, la musique peut-être, peut-être un morceau de liturgie pris en déambulant dans les bas-côtés, l’expérience du sacré en un mot, n’ont pas suscité chez beaucoup de ces voyageurs de partout un pincement de cœur, un battement de l’âme, un réveil de nostalgie ?
Pour les habitants de notre pays, pour les fervents de la culture française, la cathédrale de Paris jouait le rôle de mémorial, de vigie de l’identité. Depuis le XIIe siècle, et même auparavant, sous Charlemagne, en 775, si l’on se rappelle que la première cathédrale avait déjà choisi la Vierge comme protectrice, l’histoire nationale, avec ses fêtes et ses drames, ses mariages et ses sacres, ses Te Deum et ses humiliations, s’est concentrée presque tout entière en ce vaisseau immense. Elle s’y poursuit encore aujourd’hui, quand un parterre de chefs d’Etat et de gouvernement, venus de tous les continents, viennent y honorer la mémoire d’un président défunt : la cathédrale de Paris devenue Notre-Dame de France. On a même vu « dans cet incendie une sorte de décapitation symbolique, finalement assez proche d’une autre décapitation, volontaire, celle-là, et sanglante, opérée par la nation elle-même sur le corps propre de son roi, 230 ans plus tôt, mais qui n’a pu atteindre son corps symbolique » (Gilles Drouin).
Enfin, plus important que tout ce qui précède, puisque cela touche à la raison d’être première d’une église : Notre- Dame favorisait, aussi souvent que nécessaire, chaque modeste journée, les retrouvailles de Dieu avec son peuple. Le sacrifice du Christ s’y poursuivait chaque jour ; chaque jour, la Parole de Dieu y était proclamée, commentée, méditée ; chaque jour, son lot de pécheurs repentants, d’âmes inquiètes et de dévots sincères franchissaient ses portes. Notre-Dame, témoin de conversions fulgurantes, comme celle de Claudel devant sa belle effigie, ou de patientes et laborieuses avancées des fidèles sur la voie de leur Seigneur : Notre-Dame des poètes et des pauvres hères. « …voici la lourde nef/où nous ramons tout nuds sous vos commandements/Voici notre détresse et nos désarmements » : en ces termes, Charles Péguy présentait Paris à sa patronne, Notre-Dame.
Mille questions surgissent. « Quelle est cette époque, s’interroge un essayiste, qui prétend augmenter l’homme sans conserver ses châsses ? Quelle est cette impéritie ? Comme la modernité manque de sérieux ! Pourquoi ne sommes-nous pas de meilleurs conservateurs ? Que signifie cet écroulement ? » Et de risquer une amère interprétation : « L’époque peut-être ne méritait-elle pas cette flèche. Elle ne s’est pas effondrée. Elle s’est soustraite au carnaval. (…) Et si l’effondrement de la flèche était la suite logique que nous faisons subir à l’Histoire ? L’oubli, le ricanement, la certitude de nous-même, l’emballement, l’hybris, le fétichisme de l’avenir… et, un jour, les cendres » (Sylvain Tesson).
Ces réflexions atteignent de plein fouet la communauté catholique. L’émotion suscitée par l’incendie de la cathédrale a étonné beaucoup de chrétiens ; certains en ont été choqués, comme si cette émotion passait à côté de l’essentiel. La culture générale s’est dissoute, la culture chrétienne s’est estompée dans la conscience des croyants. L’héritage leur pèse. Pour grand nombre d’entre eux, les églises de pierre ne sont que des instruments indifférents ; leur qualité et notamment leur qualité artistique importent peu à la mission laissée par le Christ. Ils font siennes les propos de l’apôtre Paul, selon lequel, Dieu « n’habite pas dans des temples faits de mains d’hommes », de même que « nous ne devons pas penser que la divinité soit semblable à l’or, de l’argent ou de la pierre, travaillés par l’art et le génie de l’homme » (Ac 17, 24.29). Dieu, certes, mais son peuple ? Lui a besoin de lieux où se réunir dans la fraternité, pour écouter la Parole divine, faire mémoire du sacrifice du Christ, se nourrir de ses sacrements, s’éclairer à la lumière de l’enseignement de l’Eglise, célébrer une liturgie qui est la préfiguration de la liturgie céleste. Ne pourrait-on admettre que la beauté jette sur chacun de ces actes un éclat particulier, et particulièrement nécessaire en ces temps d’extrême rationalisme, alors que la société cherche, jusqu’à l’obsession, à tout contrôler, à tout prévoir ? Que la beauté introduit au mystère, et que nous avons besoin d’elle pour nous étonner, nous déranger et nous inciter à vivre autrement ?
Dans ma vie d’évêque ou de religieux, combien de fois ai-je entendu cette réflexion venant de responsables de paroisses, prêtres et laïcs, ou de consacrés, qui pourtant s’adonnaient à leur tâche avec le plus grand zèle : « Les pierres ne nous intéressent pas. Conserver, restaurer, ce n’est pas notre affaire. Nous, nous voulons servir les hommes » ! Chemin faisant, je me suis toujours efforcé de dialoguer avec cette objection ; je poursuivrai ce dialogue, encore ici, dans la perspective de la réouverture de Notre-Dame. Comment aider les communautés chrétiennes à admettre que le patrimoine artistique, avant d’être une charge, notamment financière, reste une chance pastorale ?
Il y a la terre et puis il y a le ciel. Il y a le temps, et puis il y a l’éternité : ce ne sont pas deux royaumes étrangers l’un à l’autre. Il y a le temple physique, mais il y a encore la présence mystique de celui ou de celle auquel il est dédié. Les pierres de la terre et les pierres vivantes des hommes interpellent le ciel, chacune à leur manière, mais d’un même élan, et le ciel intercède pour les unes comme pour les autres. Les titres de nos églises ne répondent pas à une préoccupation nominative. Dieu aime tellement les temples à lui consacrés que son Esprit place chacun d’eux sous le patronage d’un saint ou d’une sainte. Or, ces « voisins de dessus » sont d’une terrible jalousie : ils agissent avec efficacité insoupçonnée auprès de ceux qui ont été placés sous leur protection.
La constitution dogmatique Lumen gentium du dernier Concile contient un passage magnifique : « Etant plus intimement liés avec le Christ, les habitants du ciel continuent à affermir plus solidement toute l’Eglise en sainteté, ils ajoutent à la grandeur du culte que l’Eglise rend à Dieu sur terre, et l’aident de multiples façons à se construire plus largement. Car, admis dans la patrie et présents au Seigneur, par lui, avec lui et en lui, ils ne cessent d’intercéder pour nous auprès du Père… » (n°49). Dans la cérémonie de l’ordination sacerdotale, il est un moment particulièrement émouvant : lorsque le candidat se prosterne devant l’évêque, en signe d’abandon à la volonté de Dieu à travers la médiation des supérieurs, est lancée la litanie des saints. On dirait un chant de marche, si du moins la musique retenue reste nerveuse et allante. La répétition des « Priez pour nous » scande nos pas. Cette longue théorie des anges et des prophètes, des apôtres, des pasteurs, des martyrs et des moines, des hommes et des femmes de toutes les époques qui ont suivi le Christ, pourquoi les invoque-t-on avant l’imposition des mains ? Le rituel place dans la bouche de l’évêque les paroles suivantes : « Avec tous les saints du ciel qui intercèdent pour nous, confions à la miséricorde de Dieu ceux qu’il a choisis comme prêtres ». Dieu choisit ses prêtres donc ; on pourrait ajouter : Dieu choisit ses temples, ses demeures minérales sur la terre où se donne à percevoir quelque chose de sa beauté, de sa gloire, de sa compassion pour ses créatures, toutes ses créatures. Témoins, garants, avocats : n’est-ce pas suffisant pour prouver la singulière efficacité des saints patrons ?
Ainsi, le nom chrétien n’est pas un ornement, mais un engagement de la part du ciel. L’affirmation vaut d’abord pour les hommes. Quel dommage, soit dit en passant, d’affubler les enfants présentés au baptême de noms de fleurs, d’acteurs ou de personnages imaginaires ! Que d’occasions manquées pour ces petits de se faire assister par de célestes parrains ! L’affirmation implique aussi, d’une manière qui reste mystérieuse, certes, mais que nous devons tenter de cerner, les sanctuaires. La cathédrale de Paris a été placée sous le vocable de Notre-Dame. Il revient donc à la Mère de Dieu d’accompagner celle qui s’est réclamée d’elle au long des péripéties de l’Histoire, même dans la douleur : ne porte-t-elle pas, en cette première conférence, au vu du drame récent, le titre de Notre-Dame des douleurs ?
Les lectures liturgiques de ce Carême ne parlent pas de la Vierge Marie, à l’exception de deux épisodes. Dans quelques trois semaines, nous célèbrerons l’Annonciation : c’est à cette occasion que la jeune fille pieuse entrera sur la scène évangélique. Et puis, il y aura, au cours de la Semaine Sainte qui viendra couronner le Carême, la lourde station au pied de la croix d’une mère éplorée : Stabat Mater, chanté avec tant de délicatesse par un Pergolèse ou, avant lui, par un Palestrina, ou encore, plus près de nous, par Rossini et Poulenc. Entre ces deux extrémités, quelle destinée ! Y eut-il jamais d’existence humaine plus passionnante que celle de la Vierge Marie ? Choisie entre toutes les femmes, portant en elle le Verbe fait chair, le voir naître, grandir « en sagesse et en grâce » (Lc 2, 40) et lui enseigner son métier d’homme, puis plus tard, après l’avoir enfanté à sa mission, lors des noces de Cana, écouter ses enseignements, assister à ses miracles et l’accompagner à travers sa passion jusqu’au pied de la croix, le recevoir une dernière fois sur ses genoux, mais mort, dans cette attitude de Pietà qui donna tant de chefs-d’oeuvre à l’art occidental, le suivre encore de loin en son incroyable mission de ressuscité, enfin recevoir son Esprit au milieu de ceux qui allaient porter son évangile jusqu’aux extrémités de la terre, avant de s’acheminer dans la plus grande discrétion vers le partage éternel de la gloire céleste : en vérité, aucun héros romanesque, aucun grand personnage de l’Histoire ne soutient la comparaison. C’est que Marie de Nazareth avait été associée de manière privilégiée à la plus grande aventure de tous les temps, la seule qui importait vraiment, celle du salut.
On aurait aimé dès lors la connaître au plus intime, percevoir ses réactions et les mouvements de son cœur, entrer dans son âme, en somme. Or, Marie ne dit rien. L’évangile se contente de noter qu’elle conservait tout cela en son cœur (Lc 2, 19), « en le méditant ». Il y a dans ces deux verbes, conserver et méditer, comme un secret de vie : en gardant au plus profond les épisodes dont elle était témoin, c’est du mystère tout entier qu’elle devenait gardienne.
En savoir davantage, parce qu’on n’aime bien que ce que l’on connaît. La dévotion populaire répond à ce désir : stimuler l’imaginaire en s’appuyant sur la Parole de Dieu, pour affermir la foi. On sait que le pape François revient souvent sur ce thème, parce que la dévotion populaire constitue peut-être le premier ressort de la « nouvelle évangélisation » lancée par Jean-Paul II. Malmenée dans les premières années de l’application du Concile, elle reprend droit de cité timidement en nos vieilles terres de chrétienté où tant de basiliques, tant d’églises, tant de chapelles se prêtent si bien à des pèlerinages renouvelés. Les chiffres ont toujours fasciné. Sept est réputé parfait, signe de plénitude et de surabondance. Le livre de la Genèse racontait déjà la création en sept jours. Lorsque Jésus commence sa vie dite publique, à Cana, l’évangéliste prend soin de préciser que la scène se déroulait le septième jour, puisqu’il s’agissait d’inaugurer une création nouvelle. Le chiffre se répète tout au long du dernier livre de la Bible, l’Apocalypse, à la manière d’un refrain. La dévotion populaire a évoqué les sept paroles du Christ en croix, magnifiquement mises en musique par Joseph Haydn, mais aussi la figure de Notre-Dame des Sept Douleurs, vénérée juste après la fête de l’Exaltation de la Croix. On avait cependant quelque peu oublié qu’il existait aussi depuis le Moyen Age Les Sept Joies de Marie.
A la Alte Pinakothek de Munich, un tableau de Hans Memling porte justement ce titre des Sept Joies de Marie. La peinture flamande parvient là à son apogée. Le génie de cette peinture consiste en ce que l’extrême précision du détail et la rigueur des descriptions de paysages – voyez comme les navires flottent sur l’argenté des mers du nord ! – n’accrochent le regard que pour le conduire aux portes du mystère. Un esprit fait de sérénité et d’intimité, de douceur et même de tendresse, traverse les vues panoramiques et pénètre jusqu’aux instruments les plus prosaïques. Les extérieurs sont rendus par des couleurs plutôt froides, bleu, vert ou noir, qui incitent à entrer dans les maisons et à s’enfermer dans des pièces douillettement chauffées où dominent le jaune et le rouge, couleurs de l’âtre, de l’âme. En fixant notre attention sur des objets concrets, le pinceau nous laisse deviner, comme malgré nous, qu’il existe un autre monde, plus beau et plus profond qui, à peine entrevu, fait entrer dans notre cœur une nostalgie inextinguible. Ces peintres sont les contemporains du courant appelé devotio moderna. Bien que née dans les cloîtres, notamment chez les béguines et les moniales dominicaines, dans les Flandres ou en pays rhénan, cette spiritualité sera la première mise à la portée des laïcs modernes.
Memling raconte la merveilleuse aventure de celle qui a été comblée de grâces (Lc 1, 30). Au cours de ce Carême, quelques-unes des stations qu’il suggère seront laissées à notre méditation. Il s’agira à chaque fois de demander à Marie de nous conduire jusque dans sa cathédrale et d’évoquer, à l’ombre de la première église de France, toutes nos églises de pierre, où la création artistique s’est mise au service du message évangélique.
Car il existe une voie chrétienne de beauté.
Introduction par Mgr Jean-Louis Bruguès
15 avril 2019 : un incendie ravage Notre-Dame de Paris. Tristesse, accablement, désolation : Notre-Dame est devenue Notre-Dame des Peuples. Et si l’effondrement de la flèche était la suite logique que nous faisons subir à l’Histoire ? Et si nous ne méritions plus cette flèche… Il faut donc reprendre les choses de très haut : le nom chrétien n’est pas un ornement, mais un engagement de la part du ciel. La première impliquée dans la restauration de sa cathédrale est bien Notre Dame, sa sainte patronne.
– Lire l’interview de Paris Notre-Dame.
Chaque dimanche, conférence à 16h30, prière à 17h15, vêpres à 17h45, messe à 18h30 à Saint-Germain l’Auxerrois.
Diffusion en direct à 16h30 sur France Culture ; en différé, à 17h30 sur KTO télévision et à 19h45 sur Radio Notre Dame.