Homélie du Cardinal André Vingt-Trois - Messe lors du Congrès eucharistique de Dublin

Mardi 12 juin 2012 - Dublin (Irlande)

 1R 17, 7-16 (La veuve de Sarepta) ; Ps 4, 2-5, 7-9 (Quand je crie réponds-moi…) ; Mt 5, 13-16 (Sel de la terre et lumière du monde)

Frères et Sœurs,

En quoi consiste la lumière que nous, chrétiens, sommes chargés de faire briller au milieu des hommes ? C’est la lumière du Christ. Le baptême nous en constitue les témoins au bénéfice de l’humanité tout entière. Les lectures que nous venons d’entendre nous aident à découvrir quelle est la mission que Jésus confie à ses disciples quand il les désigne comme le sel de la terre et la lumière du monde. Ils sont envoyés pour éclairer les hommes et aussi pour les stimuler, pour être les ferments du progrès de toute l’humanité. Ce passage de l’évangile de saint Matthieu qui suit immédiatement les Béatitudes, nous décrit la forme de notre existence de chrétiens en ce monde. Il trace le chemin des disciples du Christ, de ceux qu’il a appelés et qui ont commencé à le suivre, de tous ceux qui se mettent à sa suite par le baptême et constituent son Église.

Si le sel se dénature…

Jésus nous avertit d’abord du risque de perdre ce qui fait notre originalité. Nous savons que le sel donne du goût aux aliments, mais que s’il perd cette propriété singulière, il ne sert plus à rien. De même, le chrétien n’est pas dans le monde pour le submerger ou l’annexer, mais pour lui apporter quelque chose de particulier qui fait toute la différence : il manifeste que le monde, aussi vaste qu’il soit, ne se suffit pas à lui-même, ne peut se refermer et prétendre assurer seul le bonheur de l’homme, qu’il a besoin d’un apport extérieur. De plus, comme le sel pour les aliments, les disciples du Christ manifestent la saveur et la richesse des réalités de ce monde. Mais si les chrétiens, immergés dans la vie de ce monde, perdent leur particularité, alors ils ne servent plus à rien. Si nous oublions celui qui nous envoie dans le monde et la nature de notre vocation, si nous nous laissons absorber par ce monde sans plus rien y manifester de particulier, si nous nous contentons de suivre les manières communes de vivre, notre existence est vaine, et fade est celle du monde.

On se plaint souvent de ce que le christianisme soit mal respecté dans notre société. On regrette que les chrétiens soient moqués et quelquefois ostracisés, et que les signes de la présence chrétienne soient dissimulés ou attaqués. Mais si nous sommes « jetés dehors » (Mt 5, 13), est-ce simplement parce que les autres nous en veulent ? N’est-ce pas aussi parce qu’ils ne voient pas trop bien à quoi nous servons ? A quoi bon reconnaître la place des disciples du Christ s’ils n’ajoutent rien à cette existence ?

Mais comment pourrions-nous être témoins de la nouveauté et de l’espérance du Christ ressuscité si nous négligions de revenir à la source de notre communion ? Le Mystère Pascal de la mort et de la résurrection du Christ célébré dans l’Eucharistie, et en particulier dans l’Eucharistie dominicale, n’est pas un à-côté de la vie chrétienne. Hors de cette célébration, la vie chrétienne s’affadit inexorablement. Dans la simplicité et parfois même la pauvreté de chaque messe, c’est bien le Christ qui rassemble et nourrit son peuple, qui le fortifie, qui imprime profondément en lui son « code génétique ». C’est dans l’Eucharistie et depuis l’Eucharistie que nous sommes vraiment cette « communauté messianique de disciples qui vivent du surgissement de ce Royaume de Dieu en Jésus lui-même » . Le peuple chrétien n’est pas un peuple éparpillé au hasard des vents de l’histoire. Il est envoyé au monde entier depuis ce cœur qu’est l’Eucharistie dominicale, pour que chacun, en fonction de sa personnalité, de ses talents, de son état de vie et de ses limites soit une vivante image du Christ.

Nous le savons, les familles catholiques ont aujourd’hui un témoignage particulièrement important à rendre au milieu du monde pour y apporter le sel de l’Évangile. Être le sel de la terre, ce n’est pas dire que tout se vaut et donner avec une fausse libéralité le nom de famille aux situations les plus diverses de nos contemporains. Il me semble plutôt que la richesse et la grâce du sacrement de mariage donnent aux chrétiens les mots et les moyens pour rendre compte de la grandeur de la famille, comme union stable d’un homme et d’une femme pour élever leurs enfants, devant ceux qui sont croyants, mais aussi devant ceux qui ne le sont pas. Rendre ce témoignage nous permet de ne pas faire de la famille chrétienne une espèce en voie de disparition qu’il faudrait protéger quitte à l’installer dans des réserves spéciales. Nous ne sommes pas les derniers promoteurs isolés d’une forme de vie familiale que tous auraient abandonnée, mais les dépositaires dans le Christ du sens de ce que tous les hommes et les femmes sont appelés à vivre.

Vous êtes la lumière du monde

Avec l’image de la lumière, l’Évangile nous indique un autre aspect de la présence des chrétiens en ce monde. « Vous êtes la lumière du monde. On n’allume pas une lampe pour la cacher mais pour la mettre sur le lampadaire afin qu’elle éclaire toute la maison. De même que votre lumière brille devant les hommes pour que voyant ce que vous faites de bien, ils rendent gloire à Dieu votre Père qui est aux Cieux » (Mt 5, 14-16). C’est la réalité de nos œuvres bonnes qui transforme notre vie en lumière.

La lumière de l’Évangile n’éclaire donc pas le monde parce que nous aurions des moyens pyrotechniques plus efficaces, ou parce que nous occuperions mieux le registre de la communication médiatique. Elle jaillit des œuvres bonnes des disciples du Christ. Et si nous ne faisons pas ce bien auquel l’Écriture nous appelle, la lumière du Christ restera invisible, même si nous allons crier sur les places, à la télévision ou à la radio. Nous ne sommes pas envoyés d’abord pour faire concurrence à d’autres messages publics, mais pour manifester l’amour de Dieu dans ce monde. Nous savons que ce n’est pas « le prestige du langage humaine ou de la sagesse » (1 Co 2, 1), ni notre force de conviction qui fait briller nos œuvres bonnes. Elles brillent parce qu’à travers elles, se manifeste la puissance de l’Esprit. Dès lors, si l’amour de Dieu est à l’œuvre dans notre existence, même de manière modeste et cachée, alors la vie de l’Esprit jaillira et on nous écoutera !

Dans le domaine de la vie familiale, nous ne devons pas négliger tout ce qui peut être fait au plan de la vie sociale pour défendre les valeurs de la famille. Mais la mission des familles chrétiennes est d’abord de vivre concrètement ces valeurs, de « la réconciliation, l’acceptation mutuelle et la joie de la vie donnée pour ceux qu’on aime » . La puissance de leur témoignage c’est la force de leur exemple. C’est en cherchant d’abord à aider les chrétiens à vivre la fidélité sans retour, l’accueil confiant de la vie, l’accompagnement attentif des plus âgés ou des plus fragiles ou l’ouverture attentive à ceux qui sont seuls que l’Église sera entendue et respectée.

Dans le passage du livre des Rois que nous avons entendu, la veuve de Sarepta commence par donner au prophète Élie tout ce qui les sépare, elle et son fils, d’une mort inéluctable. De ce don total, irraisonné pourrait-on dire, jaillit la vie pour tous les trois : « Et la jarre de farine ne s’épuisa pas, et le vase d’huile ne se vida pas » dit le texte (1R 17, 16). Dans l’Eucharistie se trouve une force de vie, de charité et d’unité toujours donnée et disponible. Et pourtant, nous savons qu’elle porte du fruit à la mesure de notre propre engagement à la suite du Christ, dans son offrande. C’est bien le partage du peu que nous avons et du peu que nous sommes, qui ouvre et fortifie notre communion spirituelle. Vivre l’Eucharistie, c’est entrer dans ce don concret de notre existence pour nos frères. Seule cette manière intégrale de vivre l’Eucharistie nous permettra d’associer en vérité dans nos célébrations ceux et celles qui, pour diverses raisons, ne peuvent pas pour le moment recevoir la communion eucharistique.

Être le sel de la terre et la lumière du monde, c’est apporter une vision originale de l’homme, de la vie de famille, de l’engagement social, du rapport au travail, à l’argent ou à la Création. C’est engager tout l’univers dans la communion avec le Christ. Mais cette vision et cette communion que nous voulons apporter ne sont pas des projets théoriques. Elles jaillissent de l’engagement de nos vies au service de nos frères, à travers les circonstances de chacune de nos existences, et du don de nous-mêmes. Notre légitimité de chrétien au milieu du monde ne vient pas de notre habileté ou de notre sagesse, mais de la puissance de l’Esprit qui nous donne de livrer nos vies par amour de nos frères.

C’est ainsi, dans le dynamisme du Concile Vatican II, que notre Église manifestera « Jésus-Christ de façon à ce que les hommes et les femmes de notre temps le voient, l’entendent et le rencontrent vivant parmi nous ».

Amen.

+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris.

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