Homélie du cardinal André Vingt-Trois lors des ordinations sacerdotales 2012
Cathédrale Notre-Dame de Paris, samedi 30 juin 2012
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– Ac 12, 1-11 ; Ps 33, 2-9 ; Tm 4, 6-8.16-18 ; Mt 16, 13-25
Frères et sœurs,
Rendons grâce au Seigneur qui nous gratifie de ce soleil magnifique pour éclairer la splendeur de la cathédrale et la densité de notre célébration.
Louis, Paul-Marie, Nicodème, Laurent, Étienne, Grégoire, Arnaud, Nicolas, Jérémy, Édouard, Emmanuel, et Tanneguy,
Chers amis,
Vous voici donc appelés à devenir prêtres dans notre Église. C’est le Corps tout entier de l’Église qui vous a portés jusqu’à ce jour et qui vous entoure encore aujourd’hui par notre magnifique assemblée, symbole de notre Église diocésaine et de l’Église universelle. Le diocèse de Paris rend grâce à Dieu pour les dix prêtres qui vont y être envoyés en mission. Il rend grâce avec les Missions Étrangères de Paris et les Augustins de l’Assomption. Le presbyterium parisien et les prêtres qui s’y joignent pour ce jour, les évêques qui m’entourent et particulièrement Monseigneur Ventura, le nonce apostolique, que nous remercions de sa présence, tous sont heureux de vous accueillir.
Oui, l’Église vous a portés avec patience et fermeté tout au long de votre vie. Elle vous a accompagnés à travers l’amour et les soins de vos familles que je salue et que je remercie en notre nom à tous. L’Église vous a soutenus par ses éducateurs et ses mouvements de jeunes, elle vous a permis de rencontrer le Christ, maître et Seigneur de nos vies. Elle vous a transmis l’appel du Seigneur à différents moments de votre cheminement, en particulier par des prêtres qui ont été pour vous des signes du ministère apostolique et des frères aînés dans la découverte de votre propre appel. C’est à travers cette vie de l’Église que, peu à peu, vous avez entendu l’appel à suivre le Christ et à accepter la mission qu’il confie à ceux qu’il envoie. C’est encore l’Église qui, à travers les formateurs et les communautés de vos séminaires, vous a portés durant ces années où vous vous êtes préparés à devenir prêtres.
De tout cela, nous voulons rendre grâce et remercier le Seigneur qui n’abandonne pas ceux qui se confient en lui. Il continue à appeler aujourd’hui comme hier pour maintenir et déployer le ministère apostolique dans les temps que nous vivons. Mais en France comme dans d’autres pays occidentaux, nous sommes confrontés à une épreuve : le petit nombre de ceux qui répondent à cet appel. Avec courage, notre Église se mobilise pour faire face à la situation que nous connaissons. Elle s’efforce de comprendre à quoi l’appelle le Seigneur par cette réduction du nombre des prêtres. Et elle se dépense pour être fidèle à sa mission en toute circonstance.
Devant ces changements, beaucoup de chrétiens semblent ne pas mesurer le risque de cet affaissement du nombre des prêtres. Ils imaginent qu’il y a toujours une solution qui viendra d’ailleurs, pourvu que l’Église soit à leur service. Mais ils ne comprennent pas, pas encore, pas assez, que l’accomplissement de ce service repose sur l’appel de leurs propres enfants à devenir les principaux acteurs de la mission de l’Église. Je voudrais leur dire aujourd’hui solennellement qu’ils se trompent s’ils imaginent que leurs fils auront une vie forcément plus belle s’ils se lancent dans la course à la réussite sociale, que s’ils se donnent tout entier à l’annonce de l’Évangile. C’est un mauvais calcul que de mettre ses forces et ses attentes dans des schémas d’avenir dont chaque jour nous montre la fragilité et même la précarité.
La générosité et l’engagement des laïcs dans la mission de l’Église dynamisent beaucoup de nos paroisses et de nos mouvements, mais ils ne se substituent pas à la mission irremplaçable des prêtres, au contraire. Dans combien de lieux du diocèse aujourd’hui suis-je obligé de voir diminuer les possibilités d’action et de mission faute de pouvoir y nommer un prêtre ! Dans combien de quartiers l’arrivée d’un prêtre dynamique et motivé redonne confiance à tous, suscite l’ardeur des chrétiens et relance la mission ! Dans les années qui viennent un grand nombre des plus anciens de nos prêtres seront arrivés au bout de leurs forces ! Qui viendra reprendre leur mission ? Comment l’Église pourra-t-elle nourrir et développer l’action des laïcs si les sacrements les plus nécessaires à la vie chrétienne ne sont plus célébrés que de manière épisodique et aléatoire ? Non, nous ne prenons pas notre parti de la situation présente. Nous savons que Dieu appelle des jeunes généreux, -nous en avons de nombreux témoignages-, et nous devons nous interroger sur le soutien indispensable qu’ils doivent recevoir de leurs proches et de leur environnement.
Frères et Sœurs, je peux vous dire ces paroles exigeantes aujourd’hui parce que l’ordination des ces douze jeunes hommes atteste que ce que je vous dis correspond à la réalité. Les prêtres qui sont ordonnés aujourd’hui ont entendu l’appel de Dieu parce qu’autour d’eux beaucoup s’en sont fait le relais, parce que cette vocation était justement valorisée, parce qu’ils se sont sentis soutenus et encouragés. Je puis vous les dire parce que je sais bien d’ailleurs que vous portez vous aussi ces questions et que notre Église est assez forte et vivante pour les entendre et les prendre au sérieux. Je vous les dis parce qu’elles m’habitent constamment et remplissent ma prière devant le Seigneur. Je vous les dis parce que j’ai la responsabilité de mettre en œuvre tous les moyens possibles pour répondre aux besoins de nos communautés.
C’est pour répondre à ces besoins que, depuis des décennies, le diocèse de Paris donne la priorité aux investissements nécessaires à la formation des prêtres et des laïcs, comme en témoigne la croissance du Collège des Bernardins. Nous engageons chaque année des prêtres dans les études pour développer ces moyens de formation en poursuivant leur qualification universitaire. C’est aussi pour répondre à ces besoins que la Fraternité des Prêtres pour la Ville a permis, dans les huit diocèses d’Île-de-France, la fondation d’équipes de prêtres au service de projets de mission dans nos diocèses, et que la prochaine année verra la fondation d’une nouvelle équipe à Boulogne dans le diocèse de Nanterre. C’est pour répondre à ces besoins que des prêtres de Paris partent chaque année au service de la mission universelle, tout comme le font depuis 450 ans les prêtres des Missions Étrangères de Paris.
En ce jour, il peut être utile de redessiner quelques contours du ministère sacerdotal, pour lequel je vous ordonne, et qui est si nécessaire à la vie de notre Église. Ce serait une erreur de comprendre et de juger le ministère des prêtres à partir des modèles dont nous avons l’expérience courante. En effet, il ne se réduit à aucun des rôles ni à aucun des modèles de l’action sociale.
Pour nous aider à approfondir ce qu’il a de particulier, je vous propose simplement de revenir à la scène du passage de l’évangile dont nous venons d’entendre la proclamation, justement appelée la confession de foi de Césarée. Le dialogue qu’elle nous rapporte entre Jésus et ses disciples nous montre deux dimensions constitutives de la relation de ceux-ci avec leur Maître : la foi en lui et la disponibilité à le suivre jusqu’au bout.
Les opinions qui courent au sujet de Jésus reflétaient la diversité, pour ne pas dire l’éclatement, des regards portés sur le Christ. Mais au lieu d’entraîner ses disciples dans un débat sur ces diverses opinions, Jésus leur pose la question radicale qui ne fait pas appel à des opinions parmi d’autres, mais qui les appelle à formuler leur acte de foi. C’est ce qu’ils font par la bouche de Pierre quand il dit à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Cette profession de foi est interprétée par Jésus, non pas comme le fruit des réflexions des apôtres, mais comme un don de Dieu. Pierre, en confessant que Jésus est le Messie, accueille en lui la vérité de Dieu. Et d’ailleurs, à l’instant suivant, il se montrera incapable de comprendre par lui-même ce que Jésus leur annonce de sa Passion. Jésus lui dira d’ailleurs : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes. » (Mt 16, 23).
Au moment où s’approche l’heure décisive de sa mission, Jésus sollicite de ceux qui le suivent un acte de foi en sa divinité et une disponibilité à prendre sa croix, c’est-à-dire à perdre sa vie. Nous pressentons qu’il y a un lien direct entre l’attachement radical à la personne de Jésus et l’acceptation des épreuves que comporte le chemin du Messie. D’une certaine façon, « ceux qui veulent marcher à sa suite » (Mt 16, 24) sont appelés à prendre le même chemin que lui et à manifester ainsi leur confiance en sa parole. Cette confiance, cette foi, c’est le socle de tout notre ministère. Nous ne marchons vraiment à sa suite que si nous vivons de cette foi en lui, si nous la nourrissons, la fortifions et la développons, par une relation privilégiée avec lui dans le cœur à cœur de la prière et dans l’offrande totale de notre vie. C’est dans cette union toujours plus fidèle à lui, que nous comprenons ainsi que les modalités des engagements que nous prenons - célibat, pauvreté, obéissance - ne sont pas des conditions accessoires par rapport au ministère, mais une part essentielle de notre engagement au service de la mission.
Ce don total de notre vie s’accomplit dans la consécration du cœur, qui engage beaucoup plus profondément que les apparences d’un statut. Ce don total est le fondement de la mission que nous recevons, mission dont les contours ont été clairement rappelés par le Concile Vatican II : enseigner, sanctifier et gouverner. Il faudrait commenter chacun de ces points, mais, faute de temps, je voudrais plutôt insister sur notre manière d’exercer ces trois charges.
En effet, ni notre consécration personnelle, ni les trois charges définies par le concile ne suffisent à définir exactement les tâches précises et concrètes à travers lesquelles elles se réalisent. Ces tâches sont nécessairement contingentes. Elles dépendent toujours de la situation de notre Église en un temps et en un lieu donnés, comme elle dépend des missions confiées par l’évêque. Ainsi, le Saint Curé d’Ars, patron des prêtres du monde, est certainement un modèle. Mais encore faut-il que nous comprenions bien en quoi il est un modèle. Il l’est pour ses vertus chrétiennes et sacerdotales, son abandon complet à la Providence, son abnégation dans l’exercice de sa charge, sa générosité dans les contraintes physiques et spirituelles… En cela nous devons l’imiter, ou du moins essayer ! Mais nous ne serons jamais un curé de campagne du XIXe siècle, ni même un curé de ville du XIXe siècle. Les tâches auxquelles nous devons faire face sont incomparables. Et plus encore, j’ajouterai que vous ne serez assurément pas vicaire ou curé comme pouvaient l’être les prêtres ordonnés il y a cinquante ou soixante ans. La situation dans laquelle nous sommes n’est plus la même.
Mais ce qui demeure inchangé, c’est notre mission fondamentale d’enseigner, sanctifier et gouverner à la manière du Christ. Pour y parvenir nous devons bien sûr nous inscrire dans le flux historique de ceux qui nous ont précédé, recueillir leur expérience, nous inspirer de leur exemple. Aujourd’hui, ils vous entourent de manière visible et je suis heureux de leur rendre hommage, en particulier à ceux qui célèbrent le jubilé de leur ordination : 10 ans, 25 ans, 50 ans, 60 ans et 65 ans de sacerdoce. À sa manière et selon ses talents, chacun d’entre eux a accompli les missions confiées. Mais surtout, tous ensembles, ils nous ont montré qu’une vie donnée tout entière à la suite du Christ permet à un homme de trouver sa pleine dimension. Qu’ils en soient remerciés, ceux qui sont ici et ceux que l’âge ou la maladie ont empêché de venir.
Chers amis, à votre tour vous reprenez le flambeau pour être attentifs à la réalité présente et y apporter la lumière et la force de Dieu par l’annonce de l’Évangile, la célébration des sacrements et la présidence de la charité. À votre tour, vous êtes appelés à montrer, par la radicalité de votre vie, la radicalité du don de Dieu pour les hommes.
En terminant, je voudrais m’adresser aux nombreux jeunes de notre assemblée, et spécialement aux 400 servants d’autel qui ont répondu à mon invitation. J’espère que cette célébration les remplit de joie et certainement aussi d’admiration ! Mais nous ne sommes pas là pour nous dire que ces douze prêtres sont magnifiques, tellement magnifiques que personne ne pourrait rêver de les suivre et de prendre leur place. Alors, je vous le dis, magnifiques ils le sont comme les centaines de prêtres qui m’entourent, comme les séminaristes qui se préparent à devenir prêtre et qui nous attendent dans le Chœur de la cathédrale, et comme les quinze jeunes qui entreront au mois de septembre prochain au Séminaire pour le diocèse de Paris. Mais les prêtres et les séminaristes ne sont pas des objets à admirer dans une vitrine. Nous sommes des maillons d’une chaîne qui s’étire depuis le dialogue de Pierre avec Jésus et se continue aujourd’hui. Les prochains maillons sont parmi vous. Je ne sais pas qui ils sont. Peut-être eux-mêmes ne le savent-ils pas encore. Je ne vous demande donc pas de vous engager aujourd’hui sur un chemin inconnu. Ce que je vous demande, c’est de développer votre vie de prière et votre dialogue avec Jésus, d’écouter ses questions et d’y répondre avec générosité et confiance. Si vous le faites, je suis sûr que dans quelques années d’ici certains d’entre vous auront accepté de se mettre à la suite du Christ et qu’ils deviendront les prêtres du Seigneur pour le bonheur du monde.
Pour vous y encourager, je voudrais vous lire quelques lignes d’une lettre de saint François-Xavier qui peut nous aider à réfléchir : « Dans ce pays, quantité de gens ne sont pas chrétiens, uniquement parce qu’il n’y a personne aujourd’hui pour en faire des chrétiens. J’ai très souvent eu l’idée de parcourir toutes les universités d’Europe, et d’abord celle de Paris, pour hurler partout d’une manière folle et pousser ceux qui ont plus de doctrine que de charité… De même qu’ils se consacrent aux belles-lettres, s’ils pouvaient seulement se consacrer aussi à cet apostolat, afin de pouvoir rendre compte à Dieu de leur doctrine et des talents qui leur ont été confiés !
Beaucoup d’entre eux, bouleversés par cette pensée, aidés par la méditation des choses divines, s’entraineraient à écouter ce que le Seigneur dit en eux et, en rejetant leurs ambitions et leurs affaires humaines, ils se soumettraient tout entiers, définitivement à la volonté… de Dieu. Oui, ils crieraient du fond du cœur : Seigneur, me voici : que veux-tu que je fasse ? Envoie-moi n’importe où tu voudras, même jusque dans les Indes. »
Frères et sœurs, que chacun dans son cœur puisse dire : Parle, Seigneur, ton serviteur écoute !
+ André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris