Texte des Conférences de Carême 2011 : « Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ? » le 20 mars
La conscience occidentale est confrontée à un trouble inédit : ce qui jusque là allait de soi, l’importance du fait d’être homme ou d’être femme dans la constitution de son identité humaine, tend à devenir problématique. En s’appuyant sur la Révélation biblique, les chrétiens ont aujourd’hui à réfléchir plus profondément au sens humain et providentiel de la différence sexuelle. Être homme ou être femme est à la fois un donné, une tâche à réaliser et une vocation divine.
Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ?
M. Olivier Rey, philosophe – P. Frédéric Louzeau, théologien
Retransmissions :
– Revoir sur le site internet de KTO.
– Réécouter sur le site internet de Radio Notre-Dame.
Arrêt de la retransmission en direct des conférences de Carême par France Culture, une tradition datant de 1946.
– Dimanche 13 mars dans l’après-midi, les auditeurs de France Culture n’ont pu entendre en direct la première des Conférences de Carême, depuis Notre-Dame de Paris. La station publique a fait savoir vendredi que les Conférences étaient désormais accessibles sur son site Internet et en différé sur les ondes à minuit.
– Lire le communiqué du diocèse de Paris à ce sujet le vendredi 11 mars
– Lire la réaction du cardinal André Vingt-Trois (interview pour le journal La Croix)
Lire ci-dessous le texte des conférences :
Reproduction papier ou numérique interdite.
Le texte des conférences sera publié chez Parole et Silence : sortie du livre le 17 avril 2011.
M. Olivier Rey, philosophe
Goethe remarquait, non sans ironie, que « les mathématiciens sont une sorte de Français : leur dit-on quelque chose, ils le traduisent dans leur langue, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent [1] ». Comme je suis français, et que je me suis beaucoup consacré aux mathématiques, il y a tout à craindre de ma part : on m’interroge sur les rapports entre hommes et femmes, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent. Je sollicite votre indulgence ; et je vous promets que si, de prime abord, je semblerai m’éloigner du sujet, ce sera pour mieux y revenir ensuite.
Saint Augustin, on le sait par ses Confessions mêmes, a dans sa jeunesse été manichéen. Puis il s’est converti au christianisme, et est devenu un adversaire résolu du manichéisme. Pour se contenter d’idées simples, trop simples, disons que le manichéisme appartient aux courants gnostiques, qui voyaient ce monde matériel en lequel nous vivons comme créé et dominé par les forces du mal, un monde duquel l’âme devait s’échapper pour rejoindre Dieu et le bien. Le gnosticisme a été très puissant, et a connu de multiples résurgences au fil des siècles, avant d’être condamné et, semble-t-il, vaincu. S’agit-il donc d’une vieille histoire ? Il s’en faut. Le gnosticisme existe toujours. Si nous avons du mal, de prime abord, à le reconnaître, c’est qu’il a changé d’aspect. Le gnosticisme ancien trouvait ce monde-ci très mauvais, et entendait y échapper pour un monde meilleur. Le gnosticisme moderne trouve également ce monde fort mal fait. Mais son ambition, désormais, n’est pas de le fuir, elle est de le rendre bon en le transformant. On ne saurait vraiment comprendre l’activisme technique moderne, tant qu’on ne saisit pas la dimension messianique qui l’habite. On ne saurait vraiment comprendre le matérialisme moderne, si souvent dénoncé, si on ne mesure pas à quel point ce matérialisme est la contrepartie d’un spiritualisme radical. Il ne s’agit plus, comme dans les temps anciens, d’échapper à la matière par l’esprit, il s’agit de soumettre entièrement la matière à l’esprit. Ernest Renan affirmait, dans L’Avenir de la science : « Le grand règne de l’esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l’homme [2]. » On ne parle plus d’âme. Cependant, une autre entité métaphysique a pris sa place : une volonté impérieuse, impérialiste, revendicatrice, devant laquelle tout doit plier. De là l’agressivité particulière à l’encontre du donné, de tout donné, de tout ce qui pourrait paraître intangible ou indisponible : le passé, la tradition, la nature. Le passé doit être critiqué, la tradition doit être renversée, la nature doit être maîtrisée et domestiquée.
Fatalement, ce mouvement d’émancipation à l’égard du donné en vient à se heurter à un donné fondamental : la différence sexuelle. Face à la réquisition générale du monde par la volonté, voilà un obstacle de taille ; peut-être l’obstacle suprême. Un obstacle qu’on s’emploie donc, par de multiples manières, à contourner, à saper, à dissoudre. Les dieux antiques, si prompts aux métamorphoses, ne franchissaient jamais la frontière entre les sexes. Au Moyen Âge le diable, malgré ses innombrables pouvoirs, n’avait pas celui de changer le mâle en femelle, et réciproquement. Dieu, de son côté, s’est toujours abstenu de pareille opération. Autrement dit, le monde moderne entend réaliser ce que ni les dieux ni les démons n’ont jamais réalisé. Au XVe siècle, à Bâle, un coq fut accusé d’avoir pondu un œuf et, pour ce « crime atroce et contre nature », il fut brûlé vif avec son œuf devant la population [3]. Aujourd’hui, on serait ravi de pouvoir fabriquer des coqs qui pondent des œufs, et on convierait le ban et l’arrière-ban des médias pour les faire assister à la prouesse. La nature n’est plus une nature, elle est appréhendée comme une matière première infiniment malléable. Rien ne doit échapper à l’emprise, pas même la différence sexuelle. Et pas même, évidemment, la différence sexuelle entre les humains.
« L’anatomie, c’est le destin [4] », disait Freud ; pour refuser le destin, il devient donc nécessaire de démentir au besoin l’anatomie. Soit en la modifiant, par la technique médicale, soit en la déclarant subsidiaire. À la catégorie de sexe, on préfère alors celle de « genre » — substitution d’un donné, naturel et social, qui nous définit, à une identité choisie, par laquelle l’individu entend se définir. Que les choses soient claires : il n’est nullement question, ici, de s’en prendre, le moins du monde, aux personnes transsexuelles ou transgenres. Comme l’a écrit Nietzche, « il y a vraiment quelque chose à dire en faveur de l’exception ». Cela dit, Nietzsche ajoutait : « à condition que l’exception ne veuille jamais devenir la règle [5] ». Or, c’est de cela qu’il est souvent aujourd’hui question. Il n’est que de songer aux changements législatifs qui ont déjà eu lieu, à ceux qui sont revendiqués ; ce n’est qu’un détail, mais il est significatif : viennent de faire leur apparition, en Amérique, certains formulaires officiels où, à la place de mère et de père, on parle de parent 1 et de parent 2. De façon plus marginale, d’autres formulaires proposent, à la rubrique « sexe », non pas deux mais trois choix : « masculin », « féminin », et « autre ». Société étrange, où le refus d’entrer dans les catégories sociales devient un mode comme un autre d’appartenir à la société.
Pour certaines personnes, c’est au nom du droit à la différence que toutes les options possibles et imaginables doivent être reconnues comme normales. Pour d’autres personnes, c’est au nom du fait que les différences, à bien y regarder, n’en sont pas vraiment. Le moment serait venu, assurent certains, de reconnaître que la frontière entre le masculin et le féminin ne passe pas entre les hommes et les femmes, mais à l’intérieur de chacun de nous. Il y a, certes, cette persistante et irritante dissymétrie entre les sexes, qui veut que ce soit les femmes qui conçoivent les enfants, mais les travaux sur la possibilité de grossesse masculine, ou la mise au point de l’utérus artificiel, en viendront peut-être à bout. Alors la société sera délivrée de la distinction archaïque entre hommes et femmes, elle connaîtra seulement des êtres humains, tous bisexuels, enfin libres d’exprimer pleinement leurs diverses potentialités. Le point de départ du raisonnement est exact : il y a du masculin et du féminin en chacun de nous. Malheureusement, un point essentiel est négligé par la suite : c’est seulement à partir de la différence entre les sexes reconnue à l’extérieur, que chacun est à même de se construire et de reconnaître les différences à l’intérieur de lui-même. Sans organisation externe, il n’y a qu’un magma interne. Prenons une image. Celle de l’oiseau évoqué par Kant [6] — la colombe qui, sentant son vol freiné par la résistance de l’air, imagine qu’elle volerait mieux dans le vide. Mais dans le vide, la colombe ne pourrait pas décoller. De même, ceux qui imaginent que la reconnaissance sociale de la différence des sexes est une entrave à la liberté et à l’expression individuelle, ne se rendent pas compte que cette différence est un des fondements de l’individu dont ils souhaitent l’apothéose.
Pour comprendre cela, il nous faut mesurer le rôle fondamental joué par la différence en question dans l’institution des sujets. Il n’est, par exemple, que de songer au langage, au sein duquel et par lequel le sujet, être de parole, se constitue. Dans la langue que nous parlons, nous n’avons pas de pronoms différents pour désigner les grands ou les petits, les jeunes ou les vieux, les proches et les étrangers, nos amis ou nos ennemis. Non ; pour évoquer une personne dont nous parlons nous n’avons que deux pronoms : « il », « elle ». Le masculin, le féminin. Autrement dit, la différence sexuelle n’est pas une différence parmi d’autres. Elle est l’altérité qui permet de comprendre toutes les altérités. On me pardonnera, j’espère, de rapporter ici une expérience personnelle, en l’occurrence le dialogue dont j’ai été témoin entre deux jeunes enfants, neveu et nièce, qui s’étonnaient que leur petit frère puisse dormir dans le jardin malgré le bruit de la tondeuse que leur père était en train de passer. Thomas dit à sa sœur Alice : « Je ne comprends pas comment il est possible de dormir dans un tel bruit. » Alice lui répond : « Moi non plus je ne pourrais pas… » Après un instant elle reprend : « Mais on est tous différents. Regarde, toi tu es un garçon, et moi une fille. » En quelques mots, tout est dit. La seule chose que je puisse faire, avec mes gros sabots d’adulte, c’est reformuler en termes abstraits ce qui ressort si clairement des propos d’une enfant de huit ans. En un premier temps, la différence paraît inconcevable : « Je ne comprends pas comment il est possible… » En un second temps, la différence est admise, et pourquoi : parce qu’il y a des garçons et des filles. C’est à partir de la part d’opacité que comporte chaque sexe pour l’autre, qu’il est permis à un être humain d’admettre la part d’opacité que comporte chaque autre être humain. C’est à partir de la différence sexuelle que nous pouvons faire place à la différence, et comprendre que la différence n’est pas une objection à une vie en commun. Sans cet ancrage, toute différence deviendrait une occasion de scandale. On ne voudrait plus être qu’avec ceux qui nous ressemblent le plus, et les phénomènes de ségrégation ne feraient que se multiplier. Il n’est que trop évident, assurément, que la différence sexuelle ne conjure pas les attitudes hostiles vis-à-vis de la différence, ni les conduites ségrégationnistes. Elle n’en demeure pas moins un point essentiel à partir duquel l’ouverture à l’altérité peut se faire.
Déjà dans l’Éden, c’est autour de cette question que les choses se jouent. La création du monde n’est pas tant une manifestation de la puissance de Dieu, que des limites que Dieu met à l’exercice de sa puissance, pour qu’advienne un monde où vivent des êtres libres. Ou plutôt : la création du monde est l’expression de la puissance de Dieu, en tant que la plus grande puissance n’est pas celle qui s’annexe tout, mais celle qui sait donner des limites à son expression pour être avec d’autres. Dès lors, c’est en renonçant à être tout que l’être humain est à l’image et à la ressemblance de Dieu. De là le fameux arbre défendu. On parle de l’arbre à connaître le bien et le mal. Mais il faut tenir compte d’une chose : les langues archaïques n’avaient pas de termes pour nommer les totalités ; elles les désignaient pas leurs extrémités. On ne disait pas le monde, mais le ciel et la terre ; pour évoquer l’ensemble de la connaissance morale on disait : connaître le bien et le mal. Dans la langue d’aujourd’hui, au lieu de parler de l’arbre à connaître le bien et le mal, on pourrait dire : l’arbre à tout connaître. Il est probable que les fruits de cet arbre n’avaient aucune vertu particulière. La seule chose qui distinguait l’arbre, c’était l’interdit qui le touchait. C’est en respectant cet interdit, c’est-à-dire en acceptant que quelque chose, dans le monde, ne soit pas à sa libre disposition, que l’être humain est à l’image de Dieu. Parce que c’est ainsi que, comme Dieu, il peut être avec l’autre.
De là le brusque passage du singulier au pluriel, de prime abord si étrange, quand Elohim dit dans la Genèse (1.27) : « Nous ferons Adam à notre image, selon notre ressemblance. Elohim crée l’Adam à son image, à l’image d’Elohim il le crée, mâle et femelle il les crée. » Que peut signifier ce brusque passage du singulier au pluriel, sinon que ce n’est pas l’individu isolé qui est à l’image de Dieu ? C’est en renonçant au fantasme d’être tout tout seul, que flatte le serpent, c’est en étant avec les autres, et l’autre de l’autre sexe, que l’être humain a part à la totalité divine. En un sens, la relation entre l’homme et la femme peut apparaître comme un cas particulier de la relation de l’être humain à son prochain. En même temps, c’est sur ce cas particulier que se fonde le cas général. Dans un livre intitulé La Divine Origine [7], Marie Balmary souligne que si Dieu s’est proposé de faire l’Adam à son image et selon sa ressemblance, le récit biblique dit seulement, ensuite, que Dieu crée l’Adam à son image. Il ne faut voir là nul oubli, mais le signe que c’est aux humains eux-mêmes qu’est laissé le soin de devenir ressemblants. Comment y parviennent-ils ? En étant avec leur prochain. Il est dit que Dieu a créé les humains mâle et femelle : c’est à eux qu’il appartient de devenir homme et femme l’un pour l’autre. Le péché a abîmé cette relation. À partir du moment où chacun a prétendu au tout, sans l’autre, les hommes et les femmes sont entrés les uns envers les autres dans un régime de convoitise et de domination. Mais ce régime n’est pas inéluctable. On se rappelle la phrase célèbre de saint Paul, dans l’épître aux Galates (3.28) : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus. » Ce qu’annonce Paul, ce n’est pas l’abolition de l’altérité, mais le fait que l’altérité n’implique plus convoitise et domination. Il n’y a plus l’homme et la femme en concurrence l’un avec l’autre, du fait de leur différence, mais une différence entre l’homme et la femme qui est pour la relation et pour l’unité [8].
Au terme de cette courte allocution, je tiens à préciser deux choses. D’une part, rien de ce qui vient d’être dit ne tend à dévaluer les vies célibataires, ou qui se vivent plus ou moins séparées de l’autre sexe. Loin de là. Le monde de l’esprit, en effet, a une autre géographie que le monde physique, et la vie spirituelle la plus retirée, la plus silencieuse, est rapport avec le prochain. Chaque être ne vit, en esprit, que s’il est uni dans un « nous », un nous où hommes et femmes sont présents. Par ailleurs, je dois admettre ne pas avoir dit un mot de la répartition des rôles et des tâches au sein des foyers, des différences de salaire selon le sexe, ou de la faible présence des femmes au sein des conseils d’administration des grandes entreprises. Il y a ces problèmes, et il y en a beaucoup d’autres, plus ou moins graves. Les problèmes, à vrai dire, sont innombrables. Il faut en convenir. Cela étant, sans l’altérité des sexes, les difficultés humaines afférentes ne seraient pas abolies. Ou plus exactement, si, elles seraient très rapidement abolies : car la question même de l’engendrement mise à part, les difficultés seraient tellement grandes, tellement innombrables, tellement insurmontables que la mort surviendrait presque aussitôt. Avant de chercher à surmonter les difficultés que pose cette altérité, il faudrait donc toujours commencer par se réjouir qu’elle soit présente, par rendre grâce au fait qu’elle existe. Ensuite, on peut se mettre à discuter. Par rapport aux discussions commencées dans l’acrimonie, celles qui s’enracinent dans la joie et la gratitude ont toujours plus de chances d’être fécondes.
P. Frédéric Louzeau, théologien
Olivier Rey vient de le dire avec force : vouloir effacer la différence sexuelle, ou du moins la rendre insignifiante, répond à un vœu impossible. Pire, s’il est effectivement poursuivi, ce projet laissera les êtres encore plus divisés entre eux et à l’intérieur d’eux-mêmes, et plus désespérés qu’avant.
Pourtant, ce vœu illusoire et dangereux séduit aujourd’hui avec puissance. Car il se greffe sur une promesse de libération d’où il tire sa force. L’émancipation espérée ne joue pas seulement sur le rapport de l’homme à la matière. Elle cherche également à renouveler tout le champ des relations entre les êtres humains. Car une donnée de l’histoire des sociétés s’impose : partout où l’investigation a pu être menée, la division de l’humanité en hommes et femmes s’est inscrite dans des rapports de domination et de servitude, ordonnés en des structures très ancrées dans les mentalités. Le plus souvent, les hommes y occupent les places de choix. Mais les anthropologues se plaisent à signaler des sociétés, certes très rares, où les positions sont inversées. Quelle qu’en soit la polarité, la différence sexuelle semble donc s’être sédimentée en relations humaines inégales, et ce dans tous les champs de la vie sociale : ordre politique, activité économique, vie familiale et éducation, domaine de la création artistique… Le poids des siècles est, de ce point de vue, si écrasant qu’il a pu ou peut encore, en certains endroits du monde, apparaître insurmontable. Nous devons au développement de nos sociétés démocratiques d’avoir pris conscience de ces difficultés et de ces injustices. C’est un grand progrès. Mieux encore, les modernes que nous sommes ne doutent pas un seul instant de pouvoir inverser le cours de l’histoire et remédier aux inégalités entre les sexes. Par delà l’évidence, il n’est pas inutile cependant de chercher à s’interroger sur l’adéquation des moyens employés avec la fin espérée. Comment travailler concrètement à la libération des femmes et des hommes, non seulement à leur égalité réelle mais aussi à leur communion ?
Nous allons envisager trois solutions principales, les deux premières étant vouées à l’impuissance pour des raisons que nous dirons.
1. L’impatience pourra inspirer une première solution radicale : la guerre des sexes. Lutte à mort pour secouer le joug des puissants et mettre à terre les structures d’oppression. Mais nous le savons bien, même si elle est parfois légitime dans des circonstances très rares et bien précises, liées à la légitime défense, la guerre produit toute sorte de maux : destructions mutuelles, nouvelles structures d’inégalité, et surtout un poison qui pollue les âmes de manière durable : la haine. Même entre les sexes, la guerre est une aventure sans retour et signe toujours le déclin de l’humanité entière.
2. Une seconde solution pousse à confondre les sexes, c’est-à-dire à estimer que la différence homme-femme doit devenir indifférente socialement et symboliquement, et que l’identité sexuelle relève de la sphère privée ainsi que du libre choix des individus. Les théories du genre avancent dans cette direction. Olivier Rey a bien montré combien ces idéologies sont en réalité porteuses de violence et de mort malgré leur promesse. Cependant, deux choses me semblent devoir être ajoutées.
D’une part, ces remises en question n’auraient pu se développer sans une série de découvertes et de mutations, qui ont rendu problématique une distinction qui, jusque là, avait été implicitement vécue comme constitutive de l’humanité.
Ainsi, les sciences du vivant ont mis à jour la complexité du processus de différenciation sexuelle, tant pour la genèse de l’embryon que pour l’évolution des espèces. Les organismes sexués ont donc eux-mêmes tout une histoire, avec des bifurcations et des aléas, ce qui peut laisser croire à une parfaite contingence du caractère sexué des espèces (et par là de l’espèce humaine).
Par ailleurs, les sciences humaines ont transformé profondément le regard que nous portons sur le fait d’être homme ou femme. À la lumière de la psychanalyse, le processus d’acquisition de son identité sexuelle est apparu comme une tâche psychique, qui peut à son tour connaître des épisodes complexes (blocages, blessures, régressions…). La sociologie indique en outre que cette tâche s’effectue pour partie dans un cadre socio-culturel qui n’est jamais neutre, avec ses potentialités libératrices ou ses carcans. Aussi l’assomption de la condition sexuée relève-t-elle aussi d’un engagement de la liberté incarnée, avec tout ce que cela comporte de merveilles et d’errances.
Enfin, il ne faut pas oublier de noter ici un facteur déterminant. La transformation des sociétés modernes et de leur mode de vie a modifié nos représentations de l’énigme sexuelle. Ainsi, l’inscription de son identité sexuée ne s’opère plus facilement par l’assignation de rôles familiaux et sociaux déterminés. En découlent, à l’intérieur de la vie des couples par exemple, toute une série de négociations sans cesse à reprendre et qui ne vont plus de soi : qui travaille à l’extérieur du foyer, qui prend en charge les tâches ménagères, qui veille à l’éducation des enfants… ? En outre, l’égalisation des conditions de vie et le développement des virtualités de la technique laissent croire qu’il est possible à chacun de choisir son sexe à son gré, comme on sélectionne une marchandise.
J’arrête là une description qui appellerait un plus long développement, mais qui a pour mérite, me semble-t-il, de montrer que les remises en cause de la différence homme-femme n’auraient pu se développer sans une série de conditions de possibilité, qui font désormais partie de notre existence. Loin de devoir nous décourager, ces transformations peuvent être aussi l’occasion de prendre une conscience plus vive du travail que nous avons à accomplir pour devenir ce que nous sommes.
D’autre part, une seconde chose est encore plus importante à mes yeux. Il faut discerner la raison profonde qui voue à l’échec la tentative de résoudre les inégalités sexuelles héritées de l’histoire, en voulant résorber la différence constitutive entre homme et femme. Ceci fondera encore davantage le rapprochement qu’Olivier Rey propose avec le gnosticisme. La solution qui pousse à confondre les sexes pour remédier aux rapports de domination repose en dernier ressort sur des structures idéologiques qui tirent leur pouvoir de séduction de la rédemption chrétienne, mais en la subvertissant et la rendant par là inopérante. Reprise de l’œuvre de rédemption, mais sans Dieu et sans les moyens historiques qu’il donne. Je m’explique.
D’une part, ceux qui désirent confondre l’homme et la femme conçoivent au fond la différence sexuelle comme le péché originel des sociétés humaines, c’est-à-dire comme une décision initiale qui aurait pu ne pas être, perdue dans le fond des âges, et qui produit ensuite dans l’histoire de l’humanité des conséquences aliénantes et mortifères. D’autre part, les théories du genre se présentent elles-mêmes comme un évangile, sensé libérer la société des normes hétérosexuelles qui enferment les individus, et redonner leur dignité à tous ceux qui ont été marginalisés par ces normes. Enfin, l’égalité des fils de Dieu dans son Royaume est reprise comme objectif final, mais sous une forme froide et abstraite au point de priver les êtres de leurs déterminations concrètes les plus charnelles. Peut-on rêver pire cauchemar ?
3. J’en viens maintenant à la troisième solution, celle offerte par la Révélation chrétienne. Pour l’expliciter, commençons par réfléchir à la signification de la différence homme-femme. Elle s’envisage à trois niveaux, le troisième assumant et unifiant les deux premiers.
Le fait d’être homme ou d’être femme apparaît d’abord comme un donné que l’on pourrait qualifier de “naturel”, avec ses caractéristiques génétiques, organiques et même psychiques. Donné que l’on retrouve aussi dans le monde animal selon diverses modalités.
Par ailleurs, parce que l’homme est esprit, l’identité sexuelle dépend aussi d’une tâche à accomplir dans l’histoire. Sa liberté y est engagée, avec tout ce que cela comporte de potentialités ou de risques, de progrès ou de déchéance.
Enfin, la Parole de Dieu révèle qu’être homme ou être femme relève en dernière analyse d’une vocation surnaturelle, au sens où l’Écriture sainte l’entend, c’est-à-dire inséparablement d’un don gratuit et d’un appel de Dieu, et plus profondément d’une alliance et d’un dialogue avec Lui.
Cette vocation à être homme ou femme résonne dès les premières pages de la Bible, dans deux récits de création complémentaires (Gn 1 et Gn 2). Olivier Rey a déjà évoqué le second. Je ne retiendrai qu’un point du premier. Au sixième jour de la semaine inaugurale, « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa » (Gn 1,27). Étonnante apogée du premier récit de création ! Nous le savons, le phénomène de différenciation sexuelle n’est pas propre à l’humanité. Or, l’auteur sacré ne l’évoque qu’au moment de la création de l’humanité à l’image de Dieu, tandis qu’elle n’est jamais mentionnée pour les animaux. C’est dire que, dans le dessein de Dieu, la distinction homme-femme ne se réduit pas à la division des sexes dans le règne animal. Le sens spécifique de cette différence se donne à voir dans le fait que l’humanité est créée par Dieu à son image et appelée à sa ressemblance.
Or, c’est l’unité de l’humanité qui la constitue à l’image de son Créateur. Contrairement aux animaux, l’humanité ne se divise pas en différentes espèces. Dans le dessein divin, l’humanité est une, comme Dieu est Un. En étant créés et donnés à eux-mêmes, l’homme et la femme sont donc appelés par leur Créateur à réaliser l’un avec l’autre l’unité même de Dieu, unité qui respecte et réconcilie les différences propres, unité que le Christ révèlera comme communion de Personnes. Qu’on le comprenne, cette vocation de l’homme et de la femme engage le sens de la destinée humaine tout entière, car leur communion dans l’altérité est posée d’emblée comme le symbole fondamental de l’unité de tous les hommes.
C’est donc jusque dans leur chair sexuée que les personnes humaines trouvent inscrites en elles la marque indélébile de l’infinie bonté de Dieu, qui appelle l’homme et la femme à partager sa propre vie et à garder l’un avec l’autre le sens de la destinée humaine. Oui, heureuse différence que celle de l’homme et de la femme, pourvu que l’humanité demeure en communion avec Dieu et vive des dons qu’il communique. Différence problématique et douloureuse cependant, si les consciences cèdent à la logique du péché, c’est-à-dire se ferment à la bonté de Dieu et pire encore s’y opposent.
À la question “pourquoi la différence sexuelle s’est-elle traduite historiquement dans des structures sociales d’inégalité ?”, nous pouvons au fond donner exactement la même réponse que celle de Jésus aux pharisiens lorsqu’ils lui demandent « pourquoi Moïse a-t-il prescrit de délivrer un certificat de répudiation quand on répudie [sa femme] ? » (Mt 19,7) C’est à cause de la « dureté de votre cœur » (19,8), c’est-à-dire de votre profond refus de comprendre la bonté du dessein divin et de le mettre en œuvre. Aussi la racine des inégalités sociales dont nous voulons nous libérer se cache-t-elle dans le cœur sclérosé de l’homme face à Dieu. Dès lors, les efforts pour une meilleure parité dans les grands domaines de la vie collective, les réformes de nos structures sociales déséquilibrées, pour nécessaires qu’elles puissent être, sont vouées à l’échec si les consciences humaines ne sont pas purifiées à leur racine et rendues à l’infinie bonté de Dieu.
C’est ce que le Christ opère dans son mystère pascal. Par sa mort et sa résurrection, il obtient et communique le pardon des péchés et le don d’un cœur nouveau, tel que Dieu l’a promis par les prophètes d’Israël. « Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures et de toutes vos ordures, je vous purifierai. Et je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau, j’ôterai de votre chair le cœur de pierre et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon Esprit en vous et je ferai que vous marchiez selon mes lois et que vous observiez et pratiquiez mes commandements. » (Ez 36,25-27)
En ayant part à ce double don, l’homme et la femme sont recréés dans leur vocation surnaturelle, recevant du Christ mort et ressuscité la créativité et l’énergie nécessaires pour construire leur unité. Néanmoins, ce don appelle un long travail intérieur. Il suppose que l’on entre dans un chemin de conversion souvent coûteux et laborieux. Et nul ne progresse sur ce chemin qu’en suivant jour après jour le Christ dans le mystère de sa Passion, renonçant à lui-même et prenant sur lui la volonté du Père. Ainsi, c’est en faisant mourir en eux le vieil homme et en revêtant l’homme nouveau, « celui qui ne cesse d’être renouvelé à l’image de son Créateur » (Col 3,9-10), que l’homme et la femme deviennent davantage ce qu’ils doivent être, se faisant serviteurs l’un de l’autre dans une collaboration mutuelle et réciproque.
À tous ceux qui ont faim et soif d’une vie juste et se tournent humblement vers le Très-Haut, le pardon des péchés et le cœur nouveau sont offerts. Et puisque les données du temps présent ont rendu problématique la distinction de l’homme et de la femme, les époux chrétiens ont désormais à manifester encore davantage la bonté de la différence sexuelle. « C’est vous qui êtes le sel de la terre, c’est vous qui êtes la lumière du monde » dit le Seigneur Jésus (Mt 5,13.14). Époux chrétiens, vous portez, avec toute l’Église, l’Évangile de la sexualité. Vous en êtes les témoins privilégiés et le monde attend votre témoignage. Vous êtes la preuve que Dieu n’a pas abandonné l’humanité à ses difficultés. Sans vous lasser, en ravivant sans cesse le don que Dieu vous a fait dans le sacrement de mariage, recherchez ce qui convient à chacun par un dialogue conjugal renouvelé. Puisez dans le cœur du Christ la patience et la sagesse pour accompagner vos enfants à assumer paisiblement leur identité sexuelle, ouverte à l’altérité et à la communion. Aidez-les à se considérer mutuellement comme frères et sœurs dans une reconnaissance égale et réciproque, et à faire concourir la diversité de leurs dons et de leurs capacités au bien de tous.
Familles chrétiennes, soyez fidèles à votre vocation de “petites églises”, temples de la présence du Christ, et la différence homme-femme apparaîtra davantage pour ce qu’elle est en vérité : non seulement une heureuse différence, mais plus encore une bonne nouvelle pour toute l’humanité. Une bonne nouvelle, c’est-à-dire l’annonce d’une délivrance par Dieu des puissances du mal et d’une transformation qui configure progressivement à sa ressemblance, d’un douloureux enfantement encore caché au cœur de la nuit. Alors vous refléterez davantage la vocation ultime de l’humanité toute entière, appelée à l’unité sans confusion avec son Créateur comme l’épouse avec son époux. Qu’en vous voyant, les hommes et les femmes de notre temps, quelle que soit leur situation, puissent reprendre courage et entendre ces paroles divines de l’Apocalypse, reprises à chaque Eucharistie avant de communier au Corps du Christ : Bienheureux les invités au festin des Noces de l’Agneau !
Biographie de M. Olivier Rey
Né à Nantes en 1964, Olivier Rey est entré au CNRS en 1989 dans la section « mathématiques », matière qu’il a par ailleurs enseignée à l’Ecole polytechnique jusqu’en 2003. Ses réflexions l’ont conduit à publier un premier essai sur le statut et le sens de la science dans la pensée moderne (Itinéraire de l’égarement - le rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Seuil, 2003), puis un autre sur les rapports problématiques des sociétés et des individus contemporains aux héritages qui les fondent (Une folle solitude – Le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006). Ayant troqué l’étiquette de "mathématicien" pour celle de "philosophe", il enseigne aujourd’hui à l’Université Panthéon-Sorbonne.
Biographie du P. Frédéric Louzeau
Né en 1968, fils d’un officier de marine et d’une mère enseignante en mathématiques, Frédéric Louzeau est ingénieur civil de l’Ecole des Mines de Paris (1987-1990). Il s’est alors spécialisé dans la physique nucléaire et le génie atomique. Entré au grand séminaire du diocèse de Paris en septembre 1991, il a été ordonné prêtre en juin 1998 par le cardinal Jean-Marie Lustiger. Après un ministère paroissial (1999-2002), il a travaillé à une thèse de théologie aux Facultés jésuites de Paris, et à une thèse de philosophie politique à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) sur l’Anthropologie sociale du Père Gaston Fessard (P.U.F., 2009). Professeur en philosophie et en théologie morale, il est président de la Faculté Notre-Dame, au Collège des Bernardins, depuis septembre 2007.
[1] Maximen und Reflexionen, Aus dem Nachlaß, 1279, in Schriften der Goethe-Gesellschaft, t. 21, Insel Verlag, Francfort-Leipzig, 1976.
[2] Paris, Calmann-Lévy, 1890, chap. IV, p. 80.
[3] Voir Émile Agnel, Curiosités judiciaires et historiques du moyen âge - Procès contre les animaux, Paris, J.B. Dumoulin, 1858, p. 20.
[4] « La disparition du complexe d’Œdipe » [1923], in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
[5] Le Gai savoir, §76.
[6] Critique de la raison pure, Introduction, III [2e édition, 1787].
[7] La Divine Origine - Dieu n’a pas créé l’homme, Paris, Grasset, 1993, rééd. Le livre de poche, coll. biblio essais, 1998 ; le présent propos se réfère, en particulier, aux chapitres II, III et IV.
[8] Voir Anne-Marie Pelletier, « Il n’y a plus l’homme et la femme, Communio n°XVIII, 2, 1993.