Texte de la Conférence de Carême du 9 mars 2014 à Notre-Dame de Paris : « Toi, suis-moi »
À Notre-Dame de Paris, par Mgr Renauld de Dinechin, évêque auxiliaire de Paris.
Dimanche 9 mars : « Toi, suis-moi. » (Jn 21, 22).
Ai-je le droit de croire à mon étoile et de la chercher dans le ciel ? Dieu appelle. L’humanité tout entière est appelée. L’Église est l’humanité qui se sait appelée et répond. Elle est la portion qui répond à cet appel. A la lumière de l’appel de Dieu, on peut dire que la personnalité est originellement une existence appelée, un sujet convoqué. La notion de personne est à comprendre comme vocation, appelée à un rôle dans le dessein de Dieu.
Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur la télévision catholique KTO, à 21h sur Radio-Notre-Dame, à 23h sur RCF.
En vidéo
« Toi, suis-moi » (Jn 21, 22)
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 13 avril 2014 aux éditions Parole et Silence.
Il faut avoir confiance en soi pour parler aux autres
Avec pudeur Eric-Emmanuel Schmitt évoque l’événement qui, un jour, lui a donné l’audace d’écrire. Il a fallu une nuit au désert. Une nuit décisive. Avec pudeur j’évoque ce moment fondateur de la vie de l’écrivain.
Chercheur par tempérament, il participe à un raid dans le désert du Hoggar. Il vient de perdre contact avec le groupe. Il est perdu. On est en février. La nuit tombe, le vent se lève. Le froid arrive. Il n’est pas équipé pour passer la nuit. Il a 29 ans. Normalement il aurait dû avoir peur. Aucun abri à l’horizon. Pas de couverture pour se réchauffer. Il faut trouver une solution. Il faut se protéger. Il creuse un trou, s’installe dedans et referme le sable. Immergé dans le sable, il est abrité du froid ; la tête émerge. La nuit est noire. Sous la voûte céleste, il contemple les étoiles. Alors se produit l’inattendu : « J’ai éprouvé le sentiment de l’Absolu et, avec la certitude qu’un Ordre, une intelligence, veille sur nous, et que, dans cet ordre, j’ai été créé, voulu [1] ! ». L’instant d’avant il était seul avec lui-même. Désormais quelqu’un le précède. Il n’est plus seul. Une altérité s’est ouverte. « Avant je me sentais totalement illégitime pour écrire quoi que ce soit. Je savais que j’étais doué pour écrire. Mais pour s’adresser à ses contemporains il ne suffit pas d’être bien formé. Je ne me sentais pas légitime pour dire quelque chose aux autres. Il a fallu cette nuit au désert. À partir de cette nuit je faisais crédit au monde. À partir de cette nuit je n’étais plus dans un monde absurde, j’étais dans un monde mystérieux. J’avais enfin quelque chose à dire [2]. » Il ajoute : « Faut avoir une confiance folle en soi pour se dire : j’ai quelque chose à dire aux autres ».
Je ne sais pas si Eric-Emmanuel Schmitt parle d’appel quand il évoque cet événement. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il raconte une expérience de confiance. De légitimité. Auparavant il ne s’estimait pas légitime pour parler. Maintenant il a confiance. Se peut-il qu’il y ait dans la vie un événement, ou mieux une rencontre qui permette à l’homme de devenir soi-même ? Devenir soi-même et prendre sa place devant les autres !
Devenir soi-même. Construire sa personnalité. Prendre sa place parmi les autres. Tels sont les ressorts de l’homme contemporain et les défis dans la quête d’identité. Quel est le moment où l’on est prêt pour dire quelque chose ? Avons-nous tous besoin d’un moment fondateur ? Est-ce écrit dans les étoiles ?
Dieu a-t-il des préférences ?
Un jour de 1895 – c’est en janvier – Thérèse de l’Enfant Jésus se pose une question majeure de l’expérience chrétienne. Elle a 23 ans. Depuis l’âge de 15 ans elle est carmélite. Jusqu’à présent, elle est parfaitement inconnue du grand public. Elle est même inconnue au sein de l’ordre du carmel. Elle n’est connue que des membres de sa famille, d’un réseau amical à Lisieux, des 24 carmélites du monastère de Lisieux et de quelques prêtres, leurs aumôniers. Bien entendu, personne ne se doute qu’un jour elle sera déclarée patronne des missions, patronne secondaire de la France et que l’on construira – après appel à souscription publique – l’imposante basilique de Lisieux.
Ce jour-là donc, la prieure du carmel lui tend un cahier d’écolier en lui demandant de raconter les souvenirs de son enfance. En effet, durant les moments de détente communautaire Thérèse charme toute la communauté en racontant ses souvenirs familiaux. Raconter pour animer la conversation est une chose. Mettre cela par écrit en est une autre. Un écrit, ça reste. Elle ne peut se contenter de récits enfantins. Passer à l’écrit est un défi : qui sera mis en avant ? Elle, ou Dieu [3] ? Elle craint d’en tirer un avantage personnel : ce serait contraire à son appel au Carmel. Elle est ainsi convoquée à la vérité de son appel. Elle sent sur elle un privilège de Dieu. Elle est conduite à poser une question majeure de l’expérience chrétienne : « Longtemps je me suis demandé pourquoi le bon Dieu avait des préférences, pourquoi toutes les âmes ne recevaient pas un égal degré de grâces ». Thérèse se sent privilégiée. C’est une responsabilité. Elle se sait choisie. Probablement faut-il se souvenir qu’à l’âge de 7 ans, elle aussi avait regardé le ciel nocturne. Parmi les étoiles dans le ciel, elle voyait dessiné le *T* de Thérèse. Cette vue la ravissait. Très fière du haut de ses huit ans, elle avait déclaré à son père que son nom était écrit dans le ciel [4].
Pourquoi Dieu a-t-il des préférences ? La question la trouble. Comme elle trouble nombre de croyants au sein d’un monde égalitaire. Suis-je quelqu’un de spécial ? Suis-je digne ? Ou bien est-ce simplement moi qui me fais un film ? Les questions se bousculent. Comment se fait-il que dans ma famille l’un est croyant, l’autre ne l’est pas ? Comment se fait-il que l’annonce du Christ soit arrivée en France dès le IIe siècle, et sur le continent africain essentiellement au XIXe siècle ? Comment se fait-il que l’Europe soit marquée par le Christianisme et l’Asie par le Confucianisme ? Comment se fait-il que dans la même classe de primaire, un enfant ait entendu parler de Jésus dès son berceau, et que son voisin n’en ait jamais entendu prononcer même le nom ? Comment se fait-il que moi, je sois né dans une famille chrétienne, et que l’un de mes excellents amis soit né dans une famille musulmane ?
À l’heure où notre société aspire à l’égalité entre tous les citoyens, impossible d’éluder la question : Dieu aurait-il des préférences ?
Notre société égalitaire affirme que tous les êtres humains sont égaux. Elle a raison. Mais ce discours suggère trop facilement qu’en conséquence, Dieu est anonyme. Non, la relation à Dieu est tout le contraire d’un processus arbitraire et égalitaire. Elle s’accomplit de manière personnelle. Dans la tendresse.
Dieu a-t-il des préférences ? Dans l’histoire biblique, Abraham est le premier bénéficiaire de l’appel à avoir répondu. Pour lui aussi, l’étape fondatrice prend place sous la voûte étoilée, au désert de Chaldée : « lève les yeux, et compte les étoiles si tu peux [5] ». Là, en contemplant les étoiles, Abraham se laisse pénétrer d’une promesse vertigineuse : « Je ferai de toi un grand peuple – lui dit Dieu –. Ceux qui te béniront, je les bénirai [6] ». Non seulement Dieu choisit Abraham, mais en plus il demande que les hommes bénissent Abraham. Dieu aurait-il des préférences ?
En fait, Dieu aime « tous » les hommes [7]. Et comment faire pour le dire à tous de manière crédible. Peut-il crier du haut du ciel : « je vous aime tous » ? Cela aurait-il changé quelque chose ? Il affûte sa méthode : parmi tous, il en choisit un – Abraham. Il le bénit. En disant : « je bénirai ceux qui le béniront ». En vue de tous, Dieu en choisit un. À travers son élu il bénira ceux qui le suivront. Il fit ainsi avec Abraham. Il fit ainsi avec Moïse pour sortir tous les Hébreux d’Égypte. Il fit ainsi avec Marie de Nazareth qui par son humilité entraîne toutes les générations vers une vie féconde.
Au sein d’une société égalitaire, il y a une tentation : c’est de douter d’être quelqu’un d’unique. De douter d’avoir une mission sur la terre. As-tu déjà découvert la mission pour laquelle tu es envoyé(e) sur la terre ? Et il y a deux formes de courage : le courage de croire en sa grâce propre – pour Dieu, je suis quelqu’un d’unique ; et j’ose reconnaître que je suis sur la terre pour une mission. Deuxième forme de courage : accepter l’élection d’un autre. Me réjouir de la vocation de mon prochain. Exactement le contraire de la jalousie.
Sitôt qu’on évoque le choix de Dieu – l’élection –, pointe la jalousie. La jalousie est aussi vieille que l’élection. L’un est élu, l’orgueil n’est pas loin. L’autre s’estime délaissé, la jalousie le guette. La Bible abonde en récits. Caïn et Abel. Esaü et Jacob. Joseph et ses frères. Le fils prodigue et son frère aîné. Il faut donc bien aborder le point de vue de celui/celle qui ne se « sent pas élu ». Suis-je voué à la jalousie ? Que faire si je n’ai pas été appelé ? Que faire si je n’ai pas entendu d’appel ? Eh bien, chercher autour de moi quelqu’un qui a été appelé. Et reconnaître son appel, son élection. Reconnaître la bénédiction de Dieu sur lui. Et le bénir. Bénir celui qui est appelé, c’est le chemin pour entrer dans l’élection. Le bénir, ce n’est pas forcément comprendre. Le bénir, ce n’est pas expliquer. Bénir, ce n’est pas non plus admirer (nombreux sont les pièges liés à l’admiration que je puis porter sur quelqu’un). Bénir c’est plutôt le mouvement de la reconnaissance. De la gratuité. « Je bénirai ceux qui te béniront » promet Dieu à Abraham. La promesse demeure !
Une existence se laisse appeler
L’expérience d’Eric-Emmanuel Schmitt est-elle réservée aux poètes et aux mystiques ? Et si l’on n’est ni artiste, ni inspiré, peut-on espérer un appel personnel ? Tout homme est-il bénéficiaire d’un appel ? Ou est-ce réservé à certains tempéraments ? Parfois, des adolescents abordent cette question en m’écrivant.
Un lycéen m’écrit : « Je me pose une question : pourquoi est-ce que Dieu m’a choisi pour me mettre sur terre (ou plutôt sur sa terre) ? L’étape de ma vie où j’en suis représente un tournant. J’ai envie de vivre parce que la vie est un trésor que Dieu nous a offert. Cela m’inspire de faire des gestes pour les gens qui sont pauvres. J’estime avoir de la chance par rapport à d’autres enfants du monde ». Une destinée s’interroge. Une personnalité se construit. Une existence se laisse interpeller.
Une collégienne se confie : « Je trouve un certain réconfort dans la prière. Je voudrais – pour l’amour de Jésus – réduire mes défauts et laisser place à l’amour de Dieu. Je voudrais vous demander si Jésus vous parle. Car j’entends une voix qui me conseille. Mais elle est de plus en plus petite. J’espère que grâce à la confirmation, je pourrai changer ». L’oreille du cœur s’éveille. Une conscience est en train de naître. Une existence se laisse appeler.
Il n’y a pas égalité dans les modalités à travers lesquelles les hommes entendent l’appel de Dieu. En revanche, les êtres humains sont absolument égaux au rendez-vous de leur conscience. À l’écoute de leur cœur profond. Mais si souvent nous nous dispersons. Nous nous distrayons en vain. Nous cherchons à l’extérieur ce qui n’existe qu’à l’intérieur.
Qui que nous soyons, nous avons tous rendez-vous avec le noyau de notre personnalité. À vivre dans notre fond intime. Ou est-il ce fond intime de la personnalité ? Ou est-il ce moi ? J’emprunte le propos de sainte Edith Stein : « le Moi, c’est dans l’âme, ce par quoi elle se possède elle-même et ce qui en elle se meut comme dans son propre espace. Le point le plus profond est en même temps le lieu de sa liberté, le lieu où elle peut rassembler tout son être et se décide [8]8 ». Rassembler tout son être. Au point le plus profond. Décider. Se décider.
Le concile Vatican II convoque l’homme en ce lieu où sa personnalité s’unifie et se détermine : sa conscience. Il affirme avec audace : « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi, qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir [9] ». Tiens. Voilà qu’en lui-même, l’homme accueille un autre que lui-même. « Cette voix, qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur ». « La conscience est une loi de notre esprit, mais qui dépasse notre esprit, qui nous fait des injonctions, qui signifie responsabilité et devoir, crainte et espérance (…) Elle est la messagère de Celui qui dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à travers le voile, nous instruit et nous gouverne. La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ [10] ». Le croyant est troublé parfois : Dieu n’est-il pas au-dessus de notre conscience ? Oui, Dieu est au-dessus de notre conscience. Le propre du croyant c’est qu’il soumet sa conscience à plus grand que lui. Il examine sa conscience devant Dieu, selon la formule du Pape Benoît XVI au moment de sa renonciation au siège de Pierre : « Après avoir examiné ma conscience devant Dieu, à diverses reprises, je suis parvenu à la certitude… »
Nous voilà au centre le plus intime de l’homme. Le plus secret aussi. Le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre. « L’homme ne doit pas être contraint d’agir contre sa conscience. Mais il ne doit pas être empêché non plus d’agir selon sa conscience, surtout en matière religieuse [11] ». « Fais retour à ta conscience, interroge-la (…) Retournez, frères, à l’intérieur et en tout ce que vous faites, regardez le Témoin, Dieu [12] ». Ainsi saint Augustin exhorte-t-il ses frères.
La vérité d’un Dieu qui parle
Au fond de lui-même, l’homme découvre la présence d’une voix. Croyant ou non-croyant, tout homme se trouve au rendez-vous de sa conscience. L’homme de la Bible quant à lui, se trouve en présence d’un Dieu qui parle.
Comment Dieu parle-t-il ? Qu’appelle-t-on au juste la Parole de Dieu ? Est-ce l’Écriture Sainte ? Est-ce toute la Bible ? Est-ce seulement la Parole quand elle est proclamée dans la liturgie ? Est-ce que la prédication du prêtre est considérée comme Parole de Dieu ? Et la prière en famille que font les parents avec leurs enfants, est-elle est considérée comme Parole de Dieu ? Et le témoignage de vie des chrétiens : ce témoignage silencieux, est-il Parole de Dieu ? Et la catéchèse faite à l’école ou en paroisse, est-ce Parole de Dieu ?
Levons les yeux vers la voûte de Notre Dame ! Au transept, le médaillon de la Vierge : as-tu remarqué les étoiles ? C’est beau ! Dieu parle-t-il par l’architecture ? Au bord de Notre-Dame coule la Seine. Dieu parle-t-il par les fleuves, les rivières, la mer et toute la création ? Oui, la nature est un langage. Dieu nous parle par la nature. La nature dit Dieu. Ouvrons les yeux, ouvrons le cœur sur le « liber naturae » !
Avant Eric-Emmanuel Schmitt, le psalmiste l’avait compris et le chante merveilleusement : « Les cieux proclament la gloire de Dieu, le firmament raconte l’ouvrage de ses mains. Le jour au jour en livre le récit et [même] la nuit à la nuit en donne connaissance [regarde les étoiles !]. Pas de parole dans ce récit, pas de voix qui s’entende, mais sur toute la terre en paraît le message [13] » « Toute créature est Parole de Dieu, puisqu’elle proclame Dieu [14] ! ».
Au sommet de la création, l’homme lui-même est Parole de Dieu. À sa manière, la Genèse l’affirme : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa [15] ». L’homme et la femme, le mystère de leur complémentarité, de leur altérité, de leur amour, de leur fécondité… reflète quelque chose de Dieu.
Mais après avoir parlé par la nature, par la création, par le mystère de l’homme, Dieu a pris l’initiative de parler dans l’histoire des hommes. Il le fit par les patriarches et les prophètes : Abraham, Moïse, Isaïe, Jérémie… et après avoir parlé ainsi par des formes fragmentaires et variées [16], il a parlé par son Fils. « Le Verbe s’est fait chair ».
Toute la vérité d’un Dieu qui parle – son paradoxe aussi – trouve son accomplissement dans le Christ. Notre regard se porte vers Lui. Contemplons. À Bethléem, nous le voyons nourrisson dans la mangeoire : la Parole s’est faite silence. Quinze ans plus tard, nous le voyons adolescent à Nazareth : rien ne le distingue des autres adolescents [17]. Encore quinze ans, nous le voyons au bord du lac lorsqu’il appelle ses premiers disciples : enfin la Parole se fait entendre ; l’appel est clair : « suis-moi » (Jn 21, 22) et l’apôtre se lève. La Parole poursuit sa mission : nous le voyons délivrer un homme possédé dans la puissance de sa parole : « silence, sors de cet homme » (Dt 30, 19). Nous recueillons la douloureuse interrogation de Gethsémani : « si cette coupe pouvait passer loin de moi, cependant, non pas ma volonté mais la tienne » (Lc 22, 43). Nous entendons les sept dernières paroles du Verbe : « tout est accompli » (Jn 19, 30). Résonne encore longuement le silence du samedi, avant que se propage l’annonce du ressuscité : « la paix soit avec vous » (Jn 20, 19).
Qui peut rester insensible au Vendredi saint face à l’innocent ? En face d’un homme puissant on se protège, mais devant l’homme démuni on est désarmé. Face à l’Innocent l’homme réalise de quoi il est capable : du pire, mais du meilleur aussi. Plus que tout autre, l’événement pascal (la Pâque de Jésus) est « un événement qui porte en soi un logos [18], une logique ». Que nous écoutions ses paroles, ou que nous regardions ses gestes, ça parle. Tout en lui est parole. Il est le Verbe, « le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Mais ce même Verbe, affirme saint Jean, “s’est fait chair” (Jn 1, 14) ; c’est pourquoi Jésus-Christ, né de la Vierge Marie, est réellement le Verbe de Dieu qui s’est fait consubstantiel à nous. Par conséquent, l’expression “Parole de Dieu” indique ici la Personne de Jésus-Christ, le Fils éternel du Père, fait homme [19] ».
« La Parole de Dieu ne s’exprime plus ici d’abord à travers un discours, fait de concepts ou de règles. Ici, nous sommes mis face à la Personne même de Jésus. Son histoire unique et singulière est la Parole définitive que Dieu dit à l’humanité ». Le Pape Benoît XVI a maintes fois exprimé de manière éclairante la conviction chrétienne que toute la vie du Christ est une parole qui entraîne le croyant : « à l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive [20] ».
Ainsi, la nature nous parle de Dieu. La création est parole de Dieu. L’homme est parole de Dieu. Et sa conscience en est la voix. Les prophètes sont une parole de la part de Dieu. On peut parler d’une symphonie de la Parole [21]. Benoît XVI, en grand mélomane qu’il est, trouve inspiration dans l’orchestre symphonique pour situer l’unicité de la voix du Christ au sein de toutes les voix qui viennent à nous de la part de Dieu : « Au sein de cette symphonie, on trouve à certains moments, ce qu’on appellerait en langage musical un “solo”, un thème confié à un seul instrument ou à une voix unique ; et celui-ci est tellement important que la signification de toute l’œuvre dépend de lui. Ce “solo”, c’est Jésus… Le Fils de l’homme résume en lui la terre et le ciel, la création et le Créateur, la chair et l’Esprit. Il est le centre de l’univers et de l’histoire, parce qu’en lui s’unissent sans se confondre l’Auteur et son œuvre [22] ».
Nous sommes donc en présence de la parole définitive de Dieu à l’homme. Saint Jean de la Croix a exprimé cette vérité de façon admirable : « Dès lors qu’il nous a donné son Fils, qui est sa Parole – unique et définitive –, il nous a tout dit à la fois et d’un seul coup en cette seule Parole et il n’a plus rien à dire. […] Car ce qu’il disait par parties aux prophètes, il l’a dit tout entier dans son Fils, en nous donnant ce tout qu’est son Fils. [23] ».
Ainsi, Dieu parle. Jean de la Croix précise encore une modalité pour que sa Parole agisse : l’expérience du silence. L’expérience du silence, nécessaire à la germination de la Parole : « Le Père céleste a dit une seul Parole, c’est son Fils. C’est dans un éternel silence qu’il la prononce ; c’est dans le silence de l’âme qu’elle se fait entendre ».
Dieu parle à travers son silence ! Silence paisible : prière silencieuse, recueillement, oraison. Le silence est lieu privilégié pour l’écoute de la Parole de Dieu. Il est même nécessaire. Silence tragique parfois, tel ce récit que rapporte Elie Wiesel dans un camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale. Dans le froid glacial de l’hiver. Au petit matin on vient de procéder à la pendaison de plusieurs prisonniers. Parmi eux un adolescent. « Où est Dieu dans tout ça ! » [24] chuchote un témoin anéanti par l’horreur. Quelques instants plus tard, comme une réponse : « dans l’adolescent qui pend devant nous ».
Se tenir devant Dieu pour tous
Le melting-pot des religions favorise-t-il le relativisme et fragilise-t-il la foi au Christ Jésus unique Seigneur ? Oui, des chrétiens se laissent intimider, mais il arrive que la conviction de croyants d’autres religions, plus que de fragiliser, stimule l’homme dans sa propre recherche. Un lycéen de 19 ans m’a beaucoup touché. Sa lettre pour me demander la confirmation est un long témoignage du chemin parcouru face à la séduction de l’Islam : « Tout n’a pas été simple. À partir de mes 11 ans, j’étais très réticent à l’idée d’aller chaque dimanche à l’Église, ainsi qu’au catéchisme. Au plan religieux, je n’étais plus situé. Je ne voyais que le côté obligatoire imposé par mes parents dans ma jeunesse. Cette période de désert intérieur a commencé à mes 11 ans jusqu’à mes 17 ans ; il y a un an exactement. Le déclic qui m’a fait “revenir” si je puis dire, est le suivant : à mon arrivée à Paris, tout a été nouveau pour moi. Du fait de mon nouvel établissement (un collège classé ZEP) et de mes nouveaux amis, qui sont pour la grande majorité musulmans, mon regard sur le monde, sur les religions et sur ma propre religion, s’est élargi. Mes amis me parlaient ouvertement de l’Islam, et j’ai appris beaucoup de choses jusqu’alors inconnues pour moi. De plus, pendant les périodes de ramadan, ils m’expliquaient que leur religion l’exigeait et que pour eux, la religion était très importante au sein d’une vie. Se posait alors une question à laquelle je ne trouvais point d’issue sur l’instant présent. Les suivre, faire comme eux, mais comment ? Être musulman à mon tour, moi baptisé ? Cela me semblait impossible vis-à-vis de l’Église, mais aussi de mes parents et de ma famille tout entière. Je me dis alors, pourquoi ne pas suivre la religion comme eux, mais celle qui m’était destinée ? C’est là que le déclic se fit pour moi. J’ai décidé de suivre alors mon frère à l’aumônerie de notre paroisse. Et là, tout fut clair pour moi. Je ne sais comment l’expliquer, mais une sensation bizarre au fond de mon cœur se manifestait, afin de me faire comprendre que j’avais trouvé ma place dans la maison de Dieu, et depuis, je vais à l’Église chaque dimanche et à chaque fête chrétienne ».
Un chrétien peut-il s’épanouir tandis qu’il est immergé parmi des juifs, des musulmans, des bouddhistes, des athées et des indifférents ? En entrant dans le troisième millénaire, cette question est centrale pour le chrétien. La société n’est plus homogène au plan religieux, comme elle avait pu l’être durant des siècles. Dès l’enfance, chaque chrétien est confronté à des croyants des autres religions comme à des non-croyants.
Le Concile Vatican II opère un discernement précis qui éclaire le chrétien dans ce panorama multireligieux : estime à l’égard des grandes religions qu’il est bon de connaître ; détermination vigoureuse pour la personne de Jésus Christ Sauveur dont il faut transmettre la nouveauté. « L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose, cependant apportent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer sans cesse, le Christ qui est “la voie, la vérité et la vie” (Jn 14. 6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses [25] ».
Que la communauté catholique soit aujourd’hui un groupe religieux parmi les autres ne change rien à sa vocation profonde, et la rend peut-être plus urgente. Dieu en appelle un en vue de tous. En appelant Abraham, Dieu projetait de répandre sur tous les hommes sa bénédiction, de la même manière en répondant à l’appel de son baptême le croyant jouit dès maintenant de la béatitude promise pour tous. L’Église est aujourd’hui la portion qui entend l’appel à tous adressé. Dimension eschatologique de la vocation baptismale que sainte Edith Stein récapitule dans sa devise : « se tenir devant Dieu pour tous ».
La conscience de répondre à un appel venant de Dieu n’est pas réservée aux prêtres et aux carmélites. Une collégienne de quinze ans, non baptisée, me racontait comment s’est construite cette conscience d’un appel qui va la conduire à demander le baptême : « Ce qui m’a donné envie de devenir un enfant de Dieu, c’est le voyage à Rome en 2010. Avec tous les cinquièmes, le soir de l’audience papale, une messe a été organisée. Lors de la procession de communion, ne pouvant communier, je me suis avancée selon mon habitude, les bras croisés bien sûr. Je me suis levée et j’ai vu la plupart de mes amis ne pas se lever. Alors tout à coup, j’ai voulu montrer à Dieu que moi, je l’adorais au fond de mon cœur et que j’étais fière et prête à recevoir l’Esprit Saint par le prêtre. En rentrant, j’ai donc demandé le baptême auprès du Père Augustin. Mon accompagnatrice m’a beaucoup aidée à faire grandir ma foi. Elle m’a appris beaucoup de choses sur Dieu, Jésus et l’Évangile. Cela m’a permis de découvrir une parole de Dieu que je trouve magnifique : “Tu es mon Fils bien-aimé, en toi j’ai mis tout mon amour”. »
L’étoile du matin se lève
Dieu appelle. L’humanité tout entière est appelée. L’Église est l’humanité qui se sait appelée et répond. Elle est la portion qui répond à cet appel. À la lumière de l’appel de Dieu, « on peut dire que la personnalité est foncièrement, originellement, “une existence appelée”, ou encore “un sujet convoqué” ; que la vocation est en retour un appel subsistant, une “convocation” du soi, où ne cessent de se tisser ensemble l’appel et la réponse, la réalité sensible, charnelle et psychique de notre être et sa destination spirituelle, le réseau de nos relations, de nos expériences, de nos compétences et la figure concrète de notre mission [26] ». L’homme est ontologiquement appelé, en son être même. La notion de personne est à comprendre comme vocation, appelée à un rôle dans le dessein de Dieu.
Quand Dieu appelle, il précise à l’élu sa mission. L’appel de Dieu nous met en relation les uns avec les autres. « L’événement qui a bouleversé ma vie, c’est le Frat [Jambville 2013], et je n’exagère en rien. Le Frat m’a tout simplement métamorphosée mentalement et a bouleversé ma façon de voir les choses. J’ai appris le sens du mot “fraternité”, et j’ai compris le sens de la vie et de ses priorités. En voyant le nombre de jeunes, je ne me suis plus sentie seule et j’ai eu envie d’affirmer ma foi devant tout le monde. J’ai ressenti la présence de l’Esprit Saint en moi et intérieurement, je me suis dit : “Il existe et Il me porte”.
Une existence s’ouvre aux autres. Une destinée s’ouvre au dialogue intérieur. Ineffable langage dont le Pape Jean-Paul II disait : « L’histoire de toute vocation sacerdotale, comme d’ailleurs de toute vocation chrétienne, est l’histoire d’un ineffable dialogue entre Dieu et l’homme, entre l’Amour de Dieu qui appelle et la liberté de l’homme qui, dans l’amour, répond à Dieu [27] ». Dieu est libre. L’homme est libre. Un ineffable dialogue se construit et s’épanouit.
Ai-je le droit de croire à mon étoile et de la chercher dans le ciel ? L’apôtre Pierre invite à scruter la parole des prophètes : « vous avez raison de fixer votre attention sur [la parole des prophètes], comme sur une lampe brillant dans l’obscurité jusqu’à ce que paraisse le jour et que l’étoile du matin se lève dans vos cœurs [28] ». Tous les hommes sont aimés de Dieu. Mais Dieu, que peut-il faire pour celui qui ne regarde pas les étoiles ?
[1] Cité par Marie Andrée Lamontagne, L’Encyclopédie de la création.
[2] Extrait de l’entretien avec Emmanuelle Dancourt, KTO 19 octobre 2013.
[3] « Il me semblait que cela dissiperait mon coeur en l’occupant de lui-même », Manuscrit A.
[4] Manuscrit A Folio 18 r. Cf Lc 10, 20.
[5] Gn 15, 5.
[6] Gn 12, 3.
[7] CEC n° 2566.
[8] La science de la croix p. 178-179
[9] Gaudium et Spes, n° 16.
[10] Newman J.H., Lettre au duc de Norfolk 5. Cité dans CEC n° 1778.
[11] CEC, n° 1782.
[12] St Augustin, ep. Jo. 8, 9. cité dans CEC n° 1779.
[13] Ps 19, 2-5
[14] St Bonaventure, cité dans Verbum Domini n° 8. Itinerarium mentis in Deum, II, 12 : Opera Omnia, V, Quaracchi, 1891, pp. 302-303.
[15] Gn 1, 27
[16] He 1, 1-2
[17] « N’est-il pas le fils de Joseph et de Marie ? » (Mt 13, 55)
[18] Verbum Domini n° 13.
[19] Verbum Domini n° 7.
[20] Benoît XVI, Deus Caritas est, 15 décembre 2005, n° 1. Cité dans Verbum Domini n° 11.
[21] Verbum Domini n° 7.
[22] Verbum Domini n° 13, citant Benoit XVI, 6 janvier 2009.
[23] Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, II, 22. Cité dans Verbum Domini n° 14.
[24] Wiesel E., La Nuit, éditions de Minuit, Paris, 1958, pp. 102-130
[25] Nostra Aetate n° 2.
[26] Marguerite Léna, Congrès régional des vocations d’Ile-de-France, en novembre 2001.
[27] Jean Paul II, Pastores Dabo Vobis. § 36.
[28] 2 P 1, 18-18