Texte de la Conférence de Carême du 16 mars 2014 à Notre-Dame de Paris : « Beaucoup sont appelés mais peu sont élus »

À Notre-Dame de Paris, par Mgr Michel Aupetit, évêque auxiliaire de Paris

Si les paroles de Jésus ont fasciné son auditoire : « jamais homme n’a parlé comme cet homme » et continuent de bouleverser les cœurs, certaines phrases par lui prononcées sont dures à entendre car elles nous déroutent.

« Beaucoup sont appelés et peu sont élus » appartient à ces expressions que nous aimerions occulter car elles semblent contradictoires avec l’infinie miséricorde qui émane de lui et qui nous rassure. Quel est donc cet appel si généreux qui semble s’exténuer dans une élection parcimonieuse ? Ne sommes-nous pas tentés de dire comme les disciples : « Qui donc peut-être sauvé ? »

Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur la télévision catholique KTO, à 21h sur Radio-Notre-Dame, à 23h sur RCF.

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« Beaucoup sont appelés, peu sont élus » (Mt 22, 14)

Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 13 avril 2014 aux éditions Parole et Silence.

Cette phrase du Christ prononcée au Temple de Jérusalem devant les grands prêtres et les pharisiens, en présence de la foule qui l’entourait et l’écoutait avidement, est déroutante.

Elle provoque de nombreuses questions : existe-t-il une différence entre l’appel et l’élection ? Que recouvrent précisément ces deux termes ? Qui appelle et en vue de quoi ? Sur quel critère se fait le choix électif ? Si l’élection correspond au salut, ce qui paraît l’acception première, cela devient décourageant. Nous serions tentés de dire comme les disciples de Jésus : « qui donc peut-être sauvé ? » (Mt 19, 25).

Or, nous nous sommes laissés bercer depuis quelque temps par cette chanson populaire et provocatrice de Michel Polnareff : « On ira tous au Paradis, même moi, qu’on croie en Dieu ou qu’on n’y croie pas, on ira ». Doit-on craindre à nouveau une sentence divine impitoyable ?

Avant d’avancer plus avant dans notre recherche, il faut resituer le contexte de cette phrase de Jésus de Nazareth. Elle fait suite à une parabole également rapportée par Luc (Lc 14, 16-24). Le Christ compare le Royaume des Cieux à un festin de noces donné par un roi en l’honneur de son Fils. Il envoie ses serviteurs appeler les invités, mais chacun d’eux trouve une excuse pour refuser de venir. Alors le maître, qui de toute évidence représente Dieu le Père, envoie ses serviteurs par tous les chemins convier tous ceux qu’ils trouvent, les mauvais comme les bons, pour remplacer ceux qui ont décliné l’invitation.

Dans le passage propre à Matthieu, le roi entre dans la salle pour examiner les convives. En apercevant un homme qui ne porte pas la tenue de noces, il le fait jeter dehors. C’est alors qu’est prononcée la phrase qui nous occupe : « Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ».

La première partie de la parabole commune à Luc et à Matthieu s’adresse à ceux qui attendent religieusement le Messie mais qui ne veulent pas le reconnaître en Jésus. La seconde partie est souvent perçue par la plupart des commentateurs comme ayant un autre objet, celui du Jugement dernier.

Pour éviter toute erreur d’interprétation, il nous faut préciser qu’en Palestine, au temps du Christ, l’habit de noce est fourni à l’entrée par celui qui donne le festin nuptial. Si l’homme n’a pas revêtu l’habit de noce, ce n’est pas en raison d’une quelconque indigence, mais bien parce qu’il l’a refusé. D’où son éviction. Nous reviendrons ultérieurement sur ce sujet.

Nous allons maintenant étudier ce qu’il peut y avoir de spécifique successivement dans l’appel et dans l’élection afin de saisir ce qui est signifié quant à la quasi universalité de l’un et la parcimonie de l’autre.

L’appel

Pour entendre un appel, il faut un émetteur. La Bible nous présente dès le commencement un Dieu qui parle. Sa Parole n’est pas circonscrite comme pour l’homme à une émission de vibrations vocales qui diffusent un son. Sa Parole est la totale expression de son être, ce qui est en lui et qui sort de lui. Pour trouver une analogie dans nos catégories humaines, elle est à la fois sa pensée, son message et son action.

Sa Parole est effectrice. Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut (Gn 1, 3). Et il en fut ainsi du déploiement de toute la Création jusqu’à l’homme. Cette Parole est appelée Logos par Saint Jean. Ce Verbe, selon la traduction classique, est éternellement présent en Dieu : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu » (Jn 1, 1). C’est bien par le Verbe que Dieu exprime son être, son vouloir et son agir : « Tout fut par lui (le Verbe) et sans lui rien ne fut » (Jn 1, 3). Enfin cette Parole est l’expression parfaite et totale de Dieu : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils Unique-Engendré, le Verbe, qui est dans le sein du Père, lui l’a fait connaître » (Jn 1, 18). Dieu est inaccessible à l’expérience humaine puisqu’il n’appartient pas à l’univers matériel, à l’espace et au temps. C’est pourquoi le Verbe s’est fait chair et l’expression de Dieu nous devient accessible expérimentalement : « Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont touché c’est le Verbe de vie » (1 Jn 1, 1). C’est aussi ce qu’affirme saint Paul : « Il est l’image du Dieu invisible » (Col 1, 15).

Quand Dieu parle aux hommes, il appelle

Mais avant que le Verbe ne se manifeste directement aux hommes par sa présence au monde, Dieu a parlé, soit par l’intermédiaire de messagers (ange ou prophète) qui parlent en son nom, soit il fait directement entendre sa voix par une modalité particulière. Dans ce cas sa parole est un appel. Ainsi :

 Dieu dit à Abram : « Abraham, Abraham ! » (Gn 22, 1).
 Dieu appela Moïse du milieu du buisson : « Moïse, Moïse ».
 Le Seigneur appela : « Samuel, Samuel » (1 s 3, 4).
 La Parole de Dieu fut adressée à Elie en ces termes « Va-t’en d’ici, dirige-toi vers l’Orient » (1 R 17, 2).
 Le prophète Isaïe a écrit : « J’entendis la voix du Seigneur qui disait : Qui enverrai-je ? Qui ira pour nous ? » (Is 6, 8).
 Jérémie a rapporté : « La Parole de Dieu me fut adressée en ces termes » (Jr 1, 4).
 Ezéchiel fit une semblable expérience : « J’entendis la voix de quelqu’un qui me parlait. Il me dit : “Fils d’homme, tiens-toi debout, je vais te parler” (Ez 2, 1).
 Jésus lui-même multiplie les appels : Les premiers disciples, Pierre, André, Jacques et Jean (Mt 4, 18-22).
 Les Douze dans l’évangile selon Saint Marc (Mc 3, 13) : « Il gravit la montagne et il appelle à lui ceux qu’il voulait et il en institua Douze ».
 Le jeune homme riche (Mt 19, 21).
 Sur le chemin qui le mène à Jérusalem (Luc 9, 57-62).

L’appel est personnel

Chacun est appelé par son nom. La vocation (du latin vocare qui veut dire appeler) est en vue d’accomplir une mission. C’est ainsi que Dieu peut donner un nom différent pour signifier plus précisément la mission que révèle cette vocation, cet appel. Les deux exemples les plus connus sont Abram qui deviendra Abraham (Père d’un grand nombre de peuples) et Simon, fils de Yonas qui deviendra Pierre (« pierre » sur laquelle le Christ bâtira son Église).

Il est une remarque intéressante pour notre sujet. Dieu appelle une personne par son nom mais il n’appelle pas quelqu’un en raison de sa fonction, même sacrée. C’est ainsi que dans l’Ancien Testament les rois et les prêtres (du sacerdoce lévitique) ne sont pas appelés. Ils ont été désignés par Dieu au départ, comme David ou Aaron. Puis leurs successeurs remplissent une fonction mais pas une mission nouvelle.

La réponse à l’appel de Dieu

Dieu attend une réponse, une adhésion consciente dans la foi, la confiance et l’obéissance. La réponse est parfois immédiate et généreuse. Elle s’exprime par « me voici ». Il en est ainsi pour Abraham (Gn 12, 4), Samuel (1 S 3, 5), Isaïe (Is 6, 8).

Quelquefois, elle emprunte des chemins plus complexes qui manifestent les interrogations humaines devant l’immensité et la difficulté de la tâche assignée par Dieu. Par exemple, Moïse, qui après avoir répondu « me voici » à l’appel de son nom, va entrer dans un dialogue dubitatif avec Dieu sur le bien-fondé de sa mission. Il en sera de même avec le prophète Jérémie qui, lui aussi, cherchera à se dérober.

Car l’appel personnel est adressé à la conscience la plus profonde de l’individu qui comprend que cela va bouleverser son existence.

Dans le Nouveau Testament, c’est le cas de la Vierge Marie qui posera une question à l’ange Gabriel en vue d’une adhésion immédiate et totale à la volonté de Dieu : « Voici la servante du Seigneur » (Lc 1, 38).

Jésus appellera à le suivre en se chargeant de sa croix, en se reniant soi-même (Mt 16, 24s). C’est toute la question de perdre sa vie pour la sauver. Perdre sa vie signifie, ici, ne pas la garder pour soi. C’est la clef de l’amour quand il nous ajuste à Dieu : « Pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime » (Jn 15, 13).

Dieu appelle pour une mission de salut

L’appel personnel de Dieu s’accompagne toujours d’un envoi.

A Abram il exhorte : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t’indiquerai » (Gn 12, 1), à Moïse : « Maintenant va, je t’envoie auprès de Pharaon » et au prophète Élie : « Va, reprends ton chemin par le désert jusqu’à Damas » (1 R 19, 15). Il en sera de même pour les prophètes Amos, Isaïe, Jérémie et Ézéchiel.

En effet, ils sont appelés pour une œuvre de salut, le salut de Dieu.

De même, chaque fois que Jésus entre dans une maison, c’est pour sauver ce qui était perdu. Quand il entre chez les pécheurs Matthieu ou Zachée, c’est pour qu’ils retrouvent la joie du salut. Il pénètre chez Simon-Pierre pour guérir sa belle-mère, chez Jaïre pour ressusciter sa petite fille et va vers la maison du centurion pour guérir son serviteur qui est à toute extrémité.

Cela nous montre la volonté de Dieu sur l’humanité comme l’affirme saint Paul quand il écrit à Tite (Ti 2, 4) : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés ». Le Christ est venu « donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mt 20, 28). Quand il institue l’eucharistie au cours du dernier repas, il dit en prenant la coupe : « Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 27-28). C’est ce qu’avait annoncé le prophète Isaïe : « mon serviteur justifiera des multitudes » (Is 53, 11).

Le salut est universel. Si tous y sont conviés, chacun est appelé personnellement au salut et doit répondre personnellement. Comme l’affirme saint Augustin dans son commentaire sur Saint Jean : « Dieu qui t’a créé sans toi, ne te sauvera pas sans toi ». Cette réponse n’est pas seulement une adhésion de l’intelligence, un acquiescement, mais nécessite un changement de vie conforme à cet appel, à cette vocation. Quelle est-elle ? « Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance : en l’appelant à l’existence par amour, il l’a appelé en même temps à l’amour » Jean-Paul II (Familiaris consortio, 11).

Cet amour est diffusif de soi. Celui qui l’a découvert et y a répondu, ne peut pas le garder pour soi. Il ressent la nécessité impérieuse de le faire connaître, de le diffuser : « Malheur à moi si je n’annonce pas l’évangile » (1 Co 9, 16).

La vocation, l’appel à entrer dans la communion d’amour trinitaire implique la mission.

L’élection

L’élection est la manifestation d’un choix particulier du Seigneur. Il s’agit toujours d’une pure prédilection, d’une initiative délibérée libre et gratuite de la part de Dieu. Contrairement aux choix humains dont les motivations sont relatives aux capacités de l’élu et au but que l’on veut atteindre, le choix divin est incompréhensible et totalement indépendant des mérites personnels de l’impétrant.

Qui sont les élus ?

Très tôt Dieu manifeste des préférences : Abel (Gn 4, 4) plutôt que Caïn, Isaac plutôt qu’Ismaël (Gn 17, 19), Jacob plutôt qu’Esaü, Juda plutôt que Ruben, ce qui bouleverse l’ordre de primo génitalité (le droit d’aînesse). Ce choix peut nous paraître arbitraire selon nos catégories basées sur le mérite ou les conventions sociales et culturelles. Mais Dieu affirme ainsi sa liberté souveraine. Il ne dépend pas des hommes, ce sont les hommes qui dépendent de lui tout en conservant leur liberté de refuser cette dépendance qui pourtant les fait vivre. D’autant que, ce qui nous paraît peut-être comme une injustice, n’est pas un rejet de la part du Seigneur, car il n’abandonne pas ceux qui ne sont pas élus. Il continue de les protéger.

Le peuple élu : Israël est le peuple élu à partir des promesses faites à Abraham (Gn 12, 2). C’est une initiative gratuite de Dieu dont la seule motivation est l’amour : « Si le Seigneur s’est attaché à vous, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples… Mais c’est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères » (Dt 7, 7-8). Cette élection sera sans repentance, même après les abandons du peuple comme l’affirme Isaïe : « Il choisira de nouveau Israël » (Is 14, 1) et comme le souligne saint Paul : « s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité, ils seront greffés : Dieu est bien assez puissant pour les greffer à nouveau. En effet, si toi (païen) tu as été retranché de l’olivier sauvage auquel tu appartenais par nature, et greffé contre nature, sur un olivier franc, combien plus eux, les branches naturelles, seront-ils greffés sur leur propre olivier » (Rm 11, 23-24).

But de l’élection

Le choix de Dieu n’est pas destiné au seul élu. En lui la bénédiction du Seigneur s’étend à tous. Il dit à Abraham : « Par toi se béniront toutes les nations de la terre » (Gn 12, 3).

C’est ainsi qu’à partir d’Abraham s’ébauche le peuple élu, source de bénédiction : « Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre » (Gn 22, 18). Ce peuple élu entre dans l’Alliance de Dieu et par sa fidélité doit faire connaître et rayonner la connaissance et la bonté de son Seigneur : « Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres et une nation consacrée » (Ex 19, 6).

Le prophète Isaïe précise cette bénédiction qui s’étend à toutes les nations à partir du peuple d’Israël : « Debout resplendis, car voici ta lumière et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi. Les nations marcheront à ta lumière et les rois à la clarté de ton aurore » (Isaïe 60, 1-3).

Le refus de l’élection

Mais cette élection toute gratuite de Dieu demande à l’élu de faire un choix : « Vois, je te propose aujourd’hui la vie et le bonheur, la mort et le malheur. Si tu écoutes les commandements du Seigneur ton Dieu que je te prescris aujourd’hui et que tu aimes le Seigneur ton Dieu, tu vivras et te multiplieras. Le Seigneur ton Dieu te bénira. Mais si ton cœur se dévoie, si tu n’écoutes point… je vous déclare aujourd’hui que vous périrez. Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie » (Dt 30, 15-19). En hébreu, c’est un impératif, lequel s’adresse à la liberté.

Cependant, même si l’élu, en particulier le peuple élu, rejette le commandement d’amour de Dieu, Dieu lui ne rejette pas son élu. C’est le prophète Osée qui exprime le mieux le refus de l’élu, Israël, et le pardon de Dieu. Si le Seigneur dénonce l’infidélité : « Accusez votre mère, accusez-la ! Car elle n’est plus ma femme et je ne suis plus son mari » (Os 2, 4), il la reprendra néanmoins : « Je te fiancerai à moi pour toujours ; je te fiancerai dans la justice et dans le droit, dans la tendresse et dans l’amour ; je te fiancerai à moi dans la fidélité et tu connaîtras le Seigneur » (Os 2, 21-22).

C’est le prophète Isaïe qui après avoir affirmé la fidélité de Dieu : « Où donc est la lettre de répudiation de votre mère ? » (Is 50, 1) et le renouvellement de son Alliance : « Il choisira de nouveau Israël » (Is 14, 1), montre que la bénédiction accomplira le salut par le Serviteur que Dieu s’est choisi.

Voici mon serviteur, mon élu

Il est affirmé clairement que c’est le peuple d’Israël qui est le serviteur du Seigneur : « toi, Israël, mon serviteur, Jacob, que j’ai choisi » (Is 41, 8). Cependant, différents passages concernant « les chants du serviteur du Seigneur » vont progressivement passer du collectif (mon serviteur Israël) au particulier (un serviteur unique issu d’Israël qui accomplira la mission confiée au peuple élu). Tout d’abord Dieu dit : « Tu es mon serviteur Israël, en toi je me glorifierai » puis ensuite « et maintenant, le Seigneur a parlé, lui qui m’a formé dès le sein pour être son serviteur, pour que je lui ramène Jacob et que je lui rassemble Israël ». Dieu confiera à ce mystérieux serviteur une mission de dimension universelle : « c’est trop peu que tu sois mon serviteur pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d’Israël. Je ferai de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Is 49, 5-6).

Jésus Christ, l’élu de Dieu

Le jour où Jésus est transfiguré sur la montagne devant Pierre, Jacques et Jean, la voix du Père se fit entendre : « Celui-ci est mon Fils, l’Élu, écoutez-le » (Lc 9, 35). De même Jean-Baptiste en désignant Jésus dira : « et je témoigne que celui-ci est l’Élu de Dieu » (Jn 1, 34).

Les prophètes avaient annoncé qu’un germe sortirait de la souche de Jessé et accomplirait la vocation d’Israël en son élection. Né de Marie, fille d’Israël, de la généalogie de David par Joseph à qui fut remise la paternité de Dieu, le Père le révèle comme son Fils : « celui-ci est mon Fils bien-aimé, qui a toute ma faveur » (Mt 3, 17).

Sa naissance dans le peuple d’Israël témoigne de la fidélité du Seigneur. C’est par lui que les bénédictions promises s’accomplissent et qu’il n’y a d’élus qu’en lui : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles, aux cieux, dans le Christ. C’est ainsi qu’il nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour » (Ep 1, 3-4).

L’Église, le peuple des élus en Jésus-Christ

Jésus, le Verbe de Dieu, qui accomplit en sa personne l’élection divine, source de bénédiction et de salut pour tous les hommes, va déployer cette élection en choisissant lui-même des élus pour porter, dans le temps et le déroulement de l’histoire, toutes les grâces données par le Père. Il manifeste encore la souveraineté absolue de Dieu et la gratuité du choix : « ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai institués pour que vous alliez et que vous portiez du fruit, un fruit qui demeure » (Jn 15, 16). « Il gravit la montagne et il appelle à lui ceux qu’il voulait. Ils vinrent à lui, et il en institua Douze pour être ses compagnons ». (Mc 3, 13).

Et quand Jésus le Fils sera retourné à son Père, nous verrons que l’élection divine demeure dans l’Église sous la motion de l’Esprit Saint, comme il est écrit dans les Actes des Apôtres (Ac 1, 24) au sujet du choix de Matthias pour remplacer Judas, le traître. Elle se poursuit selon la libre disposition de Dieu comme le rappelle saint Paul quand il écrit aux Corinthiens : « Aussi bien, frères, considérez votre appel. Ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force » (1 Co 1, 26-27).

Ceux qui sont devenus par le baptême fils adoptifs de Dieu dans le Fils Unique, le sont devenus sans aucun mérite de leur part, seulement parce qu’ils ont su accueillir la grâce. Désormais ils sont : « une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple racheté, pour annoncer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière » (1 P 2, 9).

Beaucoup d’appelés, peu d’élus ?

Ce que nous pouvons comprendre des distinctions que nous avons essayé de faire entre l’appel et l’élection, c’est que l’appel est une invitation que Dieu fait à tous les hommes pour entrer dans le salut, c’est-à-dire dans la vie éternelle auprès de lui, alors que l’élection est un choix libre que Dieu fait d’une personne ou d’un peuple afin de porter ce salut jusqu’aux confins de la terre.

C’est ainsi que l’on peut tenter une hypothèse :

Dieu veut que tous les hommes soient sauvés comme nous l’a dit saint Paul. Tous sont invités au festin des noces du Fils, comme l’indique la parabole de Jésus, mais tous ne répondent pas. Comme dans la parabole, nous pouvons refuser l’appel : « j’ai mieux à faire ». C’est ainsi que l’on peut passer à côté de Dieu en donnant la priorité aux choses subalternes.

Certains pourtant répondent à l’invitation mais n’acceptent pas les moyens proposés pour entrer dans cette communion d’amour que constitue l’appel.

Dans le cas de figure qui nous occupe, l’habit de noce refusé par l’homme que le roi met dehors, peut signifier l’habit blanc du baptême par lequel on entre dans la filiation divine et la vie éternelle.

Il pourrait aussi signifier le refus d’engager sa liberté. Nous l’avons vu, suivre le Christ veut dire que l’on conforme sa vie à ses commandements : « si vous m’aimez, vous garderez mes commandements » (Jn 14, 15). Appartenir au Christ, être chrétien, implique une conversion, c’est-à-dire de changer sa manière de vivre par un acte résolu de la liberté.

Il ne suffit pas d’être baptisé. En effet, un baptisé qui ne vivrait pas de la grâce de Dieu à travers les sacrements que le Christ a donnés à son Église ou qui serait indifférent au don de Dieu, ressemblerait à un homme qui aurait le billet gagnant de l’euro million et qui, faute de temps ou par négligence, omettrait d’aller toucher son gros lot. On peut passer à côté de la fortune qui est à portée de mains. On peut aussi passer à côté de Dieu, de la Vie éternelle qu’il suffisait pourtant d’accueillir.

Enfin, si nous répondons à l’appel, à l’invitation divine, nous faisons l’objet d’une élection, c’est-à-dire d’un choix libre de Dieu pour porter le salut au monde.

Nous pouvons proposer cette explication : tous sont appelés au baptême qui nous fait devenir enfant de Dieu dans le Fils unique et entrer dans cette vie éternelle qui se déploie dans la communion d’amour divine du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Tous ceux qui accueillent pleinement cette grâce sont élus pour porter le salut au monde par la justesse (c’est-à-dire la sainteté) de leur vie et en annonçant explicitement la Bonne Nouvelle dont ils sont porteurs.

Une élection particulière

Certains feront l’objet d’une élection spécifique, comme les 12 apôtres.

C’est ainsi qu’au sein de ceux qui ont répondu à l’appel de Dieu, certains vont être choisis pour porter de manière particulière la mission du Christ Seigneur : les prêtres, les religieux, les consacrés. Cette élection pour vivre dans une plus grande intimité avec le Christ est toujours inattendue, gratuite et apporte un bouleversement dans la vie de l’élu.

C’est ainsi que l’appel au sacerdoce ministériel est une élection libre du Seigneur afin de prodiguer ses grâces aujourd’hui et en tous lieux de la Terre. Car, dans le prêtre ministériel, c’est le Christ qui baptise, c’est le Christ qui consacre le pain et le vin pour qu’ils deviennent son Corps et son Sang, c’est le Christ qui donne l’Esprit Saint, c’est le Christ qui pardonne les péchés, qui ordonne, qui soulage les malades. Celui qui a répondu à cet appel accepte de donner sa vie en offrant son corps et son esprit pour que le Seigneur lui-même multiplie ses dons.

Dialogue de l’appel et de l’élection

Il pourrait être intéressant d’étudier une figure biblique particulière pour essayer de comprendre l’articulation entre l’appel et l’élection de Dieu ainsi que les façons qu’a l’homme (homme et femme) d’y répondre.

Je prendrai un des personnages les plus importants de la Bible : Moïse.

Si nous suivons pas à pas la rencontre de Moïse avec Dieu sur le mont Sinaï (l’Horeb, la montagne de Dieu) décrite dans le livre de l’Exode aux chapitres 3 et 4, nous pourrons avoir une idée de ce que représente une vocation.

Dieu attire

Dans un premier temps Moïse est fasciné par le buisson ardent : « je veux faire un détour pour voir quelle est cette grande vision ». Toute vocation est d’abord une attirance irrésistible, un peu comme une séduction : « Tu m’as séduit, Seigneur, et je me suis laissé séduire » (Jr 20, 7).

Dieu entre en relation personnelle

Dieu l’appelle : « Moïse, Moïse ». Ce qui est déterminant, ce n’est pas le buisson ardent qui l’a attiré, mais, à travers lui, la capacité d’écouter et d’entendre Dieu. Aussitôt, il répond : « me voici », montrant ainsi une grande disponibilité et son désir d’aller plus avant dans la rencontre.

Dieu donne une mission

C’est alors que Dieu va lui confier sa mission : « je t’envoie auprès de Pharaon pour faire sortir d’Égypte mon peuple, les enfants d’Israël ».

L’homme s’interroge sur son identité

Devant cette élection pour porter le salut à son peuple, Moïse semble reculer : « qui suis-je, pour aller vers pharaon et pour faire sortir d’Égypte les enfants d’Israël ? ». Quand le Seigneur fait connaître une telle mission inattendue qui dépasse nos capacités, la première réaction est celle de notre identité : « mais qui suis-je vraiment ? ».

Dieu porte la mission demandée avec l’élu

Le Seigneur rassure Moïse en lui disant : « je serai avec toi ». Le Christ aussi rassure ses disciples qu’il envoie dans le monde : « Voici que je suis avec vous pour toujours jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 20).

L’homme veut en savoir davantage

Puisqu’il s’agit d’être uni à Dieu, Moïse désire le connaître davantage et plus intimement : « j’irai donc vers les enfants d’Israël, je leur dirai : le Dieu de vos pères m’envoie vers vous. S’ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je ? ». Connaître le Nom dans la Bible est plus que la révélation d’une identité. C’est entrer dans l’intimité, la connaissance intérieure. Pour donner sa vie, il faut une expérience plus grande de l’amour. Jésus demande à Pierre : « M’aimes-tu plus que ceux-ci ? ».

Dieu répond et se livre intimement

En donnant son Nom que Moïse et le peuple élu garderont précieusement, Dieu fait entrer l’homme dans une connaissance inaccessible par les seuls moyens de sa nature. Il se révèle suffisamment pour que Moïse puisse répondre.

L’homme se sent dépassé

Moïse cherche encore à se récuser devant la difficulté de la tâche : « s’ils refusent de me croire et de m’entendre ? ». À vue humaine la mission est trop lourde et quasiment insurmontable. C’est la tentation de l’abdication.

Dieu montre les talents déjà possédés

C’est alors que Dieu va indiquer à Moïse comment il peut utiliser ce qu’il possède déjà : « Qu’as-tu en main ? », Moïse répond : « Un bâton ». Dieu signifie ainsi que nos talents, nos ressources s’ils sont offerts à Dieu, peuvent se déployer bien au-delà de leurs facultés naturelles. Il faut un acte de foi, même si Dieu donne des signes parlants : il demande à Moïse de jeter le bâton à terre. Il devient aussitôt un serpent qui redevient un bâton quand Moïse le ressaisit.

L’homme considère ses faiblesses et incapacités

Moïse présente ses faiblesses, ses incapacités : « Ma bouche est inhabile et ma langue pesante ». C’est ainsi que nous trouvons de nombreuses excuses pour ne pas obéir à Dieu. Alors que nous devrions accepter nos insuffisances comme autant de possibilités pour Dieu de montrer sa puissance dans notre faiblesse comme le rappelle saint Paul aux Corinthiens : « Le Seigneur m’a déclaré : “Ma grâce te suffit, car ma puissance se déploie dans la faiblesse”. C’est donc de grand cœur » ajoute-t-il « que je me glorifierai de mes faiblesses afin que repose sur moi la puissance du Christ » (2 Co 12, 9).

Dieu réitère son engagement

« Qui a doté l’homme d’une bouche ? N’est-ce pas moi, le Seigneur ? Va maintenant, je serai avec ta bouche et je t’indiquerai ce que tu devras dire ». C’est aussi ce que promet le Christ Jésus à ses apôtres : « Ne vous inquiétez pas de ce que vous direz car le Saint-Esprit vous enseignera ce qu’il faut dire » (Lc 12, 11).

L’homme refuse

Tous les arguments pour échapper à l’élection ont été vains. Que reste-t-il à l’homme ? Sa liberté : il refuse la mission confiée par Dieu : « Excuse-moi, mon Seigneur, envoie, je t’en prie, qui tu voudras ». Éternelle tentation de l’élu que de dire à Dieu d’en trouver un autre. L’homme a compris l’importance de la mission mais il se récuse et préfère qu’un autre l’assume.

Dieu donne une aide humaine et ne laisse pas l’homme seul à porter le fardeau

Il est dit dans le texte que Dieu s’enflamma de colère contre Moïse, mais il ne le châtie pas ni ne l’abandonne à son sort. Il lui donne une aide pour le soutenir et suppléer à ses insuffisances en rassurant sa pusillanimité : « N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite ? Je sais qu’il parle bien, lui. Tu lui parleras et tu mettras les paroles dans sa bouche. Moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche et je vous indiquerai ce que vous devrez faire. Il te tiendra lieu de bouche et tu seras pour lui un dieu ».

Non seulement, Dieu ne châtie pas Moïse mais il renforce son aura, sa gloire.

C’est alors seulement que l’homme cesse son combat contre Dieu.

Ce parcours est souvent emblématique de l’élu et de son cheminement vers la rencontre qui va changer sa vie et la bouleverser. S’il est typique de l’élection, en particulier de ceux qui sont appelés à tout quitter pour suivre le Christ, il est aussi celui de tout homme de bonne volonté qui rencontre Dieu et accepte de recevoir l’appel, d’y répondre et de se mettre en chemin pour devenir l’élu de Dieu au festin des noces de l’Agneau en honorant ce baptême qui l’a rendu fils et héritier de la promesse.

Conclusion

Dieu appelle tous les hommes, chacun personnellement, pour être son enfant afin de devenir son élu pour les autres. L’appel est pour Dieu, l’élection est pour les autres. Les deux sont profondément unis dans un même acte d’amour.

Ainsi s’exprimait le Cardinal Lustiger : « Quand Dieu choisit, c’est un acte d’amour en vue de l’amour ».

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2014 : “L’homme, un être appelé”

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2014 : “L’homme, un être appelé”