Texte de la Conférence de Carême du 30 mars 2014 à Notre-Dame de Paris : « Celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera »
Dimanche 30 mars : « Celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera » (Lc 9,24) par Mgr Eric de Moulins Beaufort, évêque auxiliaire de Paris
Chaque dimanche de Carême à 16h30. La conférence sera suivie d’un temps d’adoration. Vêpres à 17h45, messe à 18h30
L’appel de Jésus est radical : il ose appeler à perdre sa vie à cause de lui. A la réflexion, ce mouvement : perdre pour gagner, s’enracine dans notre condition humaine. Le plus beau déploiement humain suppose de renoncer à savoir ce que l’on devient. Il faut donc développer ses talents, tirer profit des expériences et des opportunités de la vie, mais progresser aussi dans la capacité à tout remettre, à ne rien mesurer soi-même : au bout du compte, l’appel de Dieu m’arrache à moi-même et me fait devenir ce que je ne peux avoir prévu d’être. La beauté d’une vie ne vient pas de ce qu’elle produit mais de sa fécondité.
Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur la télévision catholique KTO, à 21h sur Radio-Notre-Dame, à 23h sur RCF.
En vidéo
« Celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera » (Lc 9, 24)
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 13 avril 2014 aux éditions Parole et Silence.
« Qui veut sauver sa vie la perdra, qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera ». Que chaque être humain soit l’objet d’un appel de la part de Dieu, que cet appel fasse de chacun de nous une personne au plein sens du terme, cela, nous pouvons facilement l’entendre. Mais l’exigence de Jésus, elle, est difficile à accepter. Répondre à un appel, suivre sa vocation, nous le comprenons facilement en termes d’épanouissement personnel. Pourquoi, au nom de quoi, en vue de quoi faudrait-il d’abord consentir à tout perdre ? Deux questions, en fait, se mêlent : comment, par quel miracle, par quelle transmutation, perdre ferait-il gagner et pourquoi, s’il s’agit de perdre pour Jésus et si Jésus est aussi celui en qui tout a été créé, veut-il que nous renoncions à gagner, lui qui a mis en nous nos talents et nos désirs ?
Pour réfléchir à ces questions, le plus simple est de prendre une à une trois phrases de Jésus : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive » ; « Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera » ; « Que servira-t-il à l’homme de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie » ou « s’il vient à perdre son âme ? ». Selon saint Matthieu (Mt 16, 24-26), Jésus dit tout cela d’un trait, sur la route de Césarée de Philippe, après que Pierre, ayant confessé qu’il est le Christ, le Fils du Dieu vivant, a voulu le retenir sur le chemin de la Passion. « Passe derrière moi, Satan », réplique Jésus, et il décrit la condition des disciples, de ceux qui le suivent sérieusement. Trois phrases de Jésus que les fidèles du Christ connaissent bien. Elles ne cessent de les mettre au rouet parce qu’elles contredisent le mouvement spontané de notre raison lorsque nous nous représentons nous-mêmes, lorsque nous réfléchissons à notre vie et à la façon dont nous espérons la conduire ou bien lorsque nous songeons à l’éducation de nos enfants. Que peuvent bien signifier : « se renier soi-même », « perdre sa vie », renoncer à gagner l’univers ?
Si attachés soyons nous au Seigneur Jésus, parce que nous ne comprenons pas bien ces paroles, nous nous tenons intérieurement à une certaine distance de lui, nous n’osons pas nous laisser entraîner par lui totalement. Nous ne savons trop, en effet, où il nous conduira ni si nous en avons envie. Pour laisser cet appel produire en nous ses effets, deux conditions s’imposent : que nous l’entendions dans sa radicalité, sans nous protéger par une interprétation qui l’amoindrirait ; que nous fassions confiance que le Seigneur nous veut vivants et toujours plus porteurs de vie.
« Qu’il se renie lui-même »
« Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même ». Les évangiles rapportent plusieurs formulations de cette exigence de Jésus. Par exemple, en saint Luc : « Quiconque ne porte pas sa croix et ne vient pas derrière moi ne peut être mon disciple » (14, 27) qu’il précise quelques versets plus loin : « Quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple » (Lc 14, 33). Abandonner ses biens matériels donne déjà un contenu à « porter sa croix » ou « se renier ». Saint Antoine, le père des moines, ou saint François d’Assise, se sont conformés à la lettre à ce conseil, à cet appel. Leur exemple en a entraîné des dizaines de milliers d’autres, il nous encourage, il inscrit dans notre conscience à tous la conviction qu’un certain accomplissement de notre humanité ne peut s’obtenir que par le dépouillement des biens matériels.
Sans doute ne nous sentons-nous pas tous capables d’un dépouillement si entier, il nous paraît irréaliste, mais, chrétiens fervents ou non, nous pouvons nous expliquer à nous-mêmes que les biens matériels finissent par nous emprisonner et qu’un degré supérieur de liberté s’obtient par le détachement. Nous parvenons à la conclusion, que l’Église d’ailleurs semble enseigner, que ce détachement est avant tout une affaire d’intériorité.
En revanche, nous avons plus de mal à entendre une autre formulation donnée par Jésus de la condition pour le suivre, la première à vrai dire qu’il exprime, et qu’il adresse, nous rapporte saint Luc, à « des foules nombreuses » : « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc 14, 26). « Renoncer à tous ses biens » nous paraît plus supportable que cet appel apparent à rompre les liens les plus naturels et les devoirs les plus essentiels d’un être humain digne de ce nom. Les exégètes expliquent que saint Luc reprend une formule sémitique qu’il faut se garder de prendre au pied de la lettre. Saint Matthieu retourne en quelque façon la formule et la rend un peu plus audible : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi » (Mt 10, 37). Les évangélistes ont recueilli une autre parole de Jésus qui synthétise tous les appels au renoncement en les assortissant d’une promesse qui donne à leur exigence une perspective positive : « Quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs, à cause de mon nom, recevra bien davantage et aura en héritage la vie éternelle », selon la version de saint Matthieu ou de saint Luc (Mt 19, 29 ; Lc 18, 30) ou, selon saint Marc qui est concret et réaliste, « le centuple dès maintenant, au temps présent, avec des persécutions, et dans le monde à venir, la vie éternelle » (Mc 10, 30).
Toutes ces paroles de Jésus, tous ces appels, nous les connaissons bien sûr. Lorsque nous les lisons ou les entendons dans le fil des récits évangéliques, elles peuvent nous surprendre ou nous choquer, mais elles se rattachent à des circonstances, elles s’adressent à des personnes, elles se relient à d’autres paroles et à d’autres gestes, plus rassurants, plus consolants. Lorsque nous isolons ces formules et les faisons retentir toutes ensemble, nous n’échappons pas, je le crains, à une impression doublement désagréable. D’abord, notre image de Jésus s’en trouve compliquée, voire abîmée. Aujourd’hui plus que jamais, nous savons ou croyons savoir que seuls des « gourous » dangereux, des « esprits sectaires », appellent à briser les liens sociaux, parce que cela leur permet de tenir leurs adeptes en dépendance. Ensuite, la promesse de la vie éternelle ne nous rassure pas. Au contraire, elle nous place devant une interrogation sur nous-mêmes : s’il faut pour l’obtenir se débarrasser des responsabilités familiales et sociales, chercher la vie éternelle, désirer y entrer, serait-ce la trace d’un égoïsme inhumain ? Bien des athées en accusent les croyants. Ils se présentent, eux, comme des « humanistes », beau titre de gloire, soucieux du bien de tous sur cette terre, tandis que ceux qu’habite l’obsession de la vie éternelle voient leurs angoisses meurtrières mises à nu. Or, pour corser notre épreuve, il faut le reconnaître, si nous sommes honnêtes, ces appels peut-être morbides, en tout cas mortifères de Jésus, ne viennent pas seulement de l’approche de sa passion, de la résistance qu’il rencontre et des projets meurtriers dont il est entouré ; ils sont là dès le commencement, dans la joie et la lumière des débuts de la prédication évangélique.
Tout le monde connaît la scène. Jésus, passant le long du lac de Tibériade, appelle Simon et son frère André, puis, plus loin, Jacques et Jean, les fils de Zébédée : « Venez derrière moi, et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes » (Mc 1, 17). Et laissant leurs filets pour les premiers, laissant leur père avec ses ouvriers pour les seconds, ils le suivirent. Cette scène est si connue que, souvent, sa force n’agit plus sur nous. À vrai dire, sans trop y réfléchir, nous pensons qu’un tel appel ne s’applique encore aujourd’hui qu’à quelques vocations particulières, celles des religieux et des religieuses, des consacrés ou consacrées et des prêtres diocésains. En restreignant ainsi sa portée, nous émoussons sa force. Parce que nous connaissons la suite de l’histoire, nous nous expliquons à nous-mêmes que ces quatre-là et huit autres encore ont été choisis pour fonder une réalité nouvelle, que les commencements imposent des comportements nouveaux, des options radicales, et que ceux-là, après tout, ont leur récompense dans leur rôle magnifique de fondateurs de l’Église, de colonnes de l’Église, à jamais associés à la gloire du Christ. Ils ont beaucoup donné sans doute, beaucoup abandonné (encore que cela puisse se relativiser aussi : que possède réellement un pêcheur du lac de Galilée sous l’empire romain ? Presque rien en comparaison de n’importe lequel d’entre nous), et ils ont reçu infiniment plus, une dignité incroyable, une autorité inimaginable. Nous justifions ainsi notre humilité qui nous garde de chercher à les égaler, ce qui nous dispense de tels renoncements. Ce que ceux-là ont fait n’est plus à refaire.
Notre embarras, malgré tout, signale que l’affaire est plus sérieuse. Appeler des hommes à marcher à sa suite est un acte d’une prétention inouïe. Il l’est plus encore en Israël. Venir derrière lui en effet, marcher à sa suite, revient à renoncer aux moyens ordinaires d’assurer son existence – dans cette scène, par son travail ; cela entraîne aussi de rompre les solidarités naturelles, – ici, le lien des deux frères avec leur père. Appeler ces quatre hommes à venir derrière lui suppose donc que Jésus prétend leur procurer une vie plus haute, une vie plus riche, plus pleine, plus vivante. Or le peuple d’Israël est, de tous les peuples de la terre, celui qui a appris, « à main forte et bras étendu », que rien ne procure la vie à l’homme sinon Dieu seul. Certains rabbins du temps de Jésus réunissaient des disciples, le futur saint Paul quelques années plus tard en sera un exemple, lui qui est venu de Tarse jusqu’à Jérusalem se mettre à l’école de Gamaliel, mais précisément, les disciples étaient des élèves qui avaient choisi un maître ; jamais un maître n’aurait été cherché lui-même ses disciples. C’eût été se mettre à la place de Dieu. En appelant des hommes à le suivre, Jésus se présente donc lui-même avec une prétention sans pareille. Il revendique de pouvoir devenir source de vie pour eux et cela, ou bien fait retomber dans le paganisme ou bien, s’il se tient dans ce qui a été acquis par Israël, veut dire se présenter comme étant tout entier du côté du Dieu vivant, l’Unique.
Le peuple d’Israël se caractérise par le refus de l’idolâtrie. Le drame de l’idole n’est pas qu’elle soit une statue ou une image. L’idole que la révélation biblique condamne est toute réalité ou toute idée à laquelle l’homme croirait devoir sa vie, qu’il s’agisse du roi et du pouvoir politique, qu’il s’agisse du travail ou de l’argent, de ce qui assure la fertilité des terres, l’alternance de la pluie et du soleil, la présence dans le sol ou sur la terre des ressources nécessaires à la vie de l’homme, de ce que nous appelons aujourd’hui l’activité économique, qu’il s’agisse de la sexualité et de la fécondité qu’elle permet, qu’il s’agisse enfin de la religion par laquelle les hommes entrent en relation avec les puissances qui les entourent et sous lesquelles ils vivent. Ni le pouvoir politique ni l’économique, ni aucune des grandes forces sous lesquelles se déploie la vie des hommes ne sont en soi mauvaises. Mais Israël apprend au long de son histoire que tout le bien que chacune peut procurer à l’homme ne suffit jamais à le rendre vivant pour de vrai. Pourquoi cela ? Parce qu’aucune de ces forces ne change le cœur de l’homme. Aucune de ces forces ne permet à l’homme d’espérer qu’il vaille la peine de vivre selon un cœur nouveau et un esprit nouveau et moins encore qu’il en soit capable. Seul le peut le Dieu vivant, le Créateur, qui appelle ses créatures à vivre selon son image et sa ressemblance. Seul le peut celui qui est le Bon, la Bonté, et qui peut rendre bon ceux qui acceptent d’apprendre de lui, ou mieux, de recevoir de lui. Celui-là en effet a tiré le peuple d’Israël d’Égypte où il était privé de liberté et voué à la mort, non pas, malgré les apparences, pour ajouter un peuple au jeu des nations qui essaient de s’assurer un territoire et d’accroître leur emprise pour être plus forts, plus riches, plus à l’abri des envahisseurs ou des famines, mais pour lui donner sa loi, de sorte que ce peuple-là apprenne à vivre à la manière de Dieu, sans être une cause de mort pour les autres, en respectant et en promouvant plutôt leur existence.
Jamais, dans les évangiles, nous n’entendons Jésus se définir lui-même comme Dieu. Il laisse les autres dire qui il est, ce sera le rôle de Simon-Pierre dans la confession qu’il fit sur la route de Césarée. Dans ses gestes, en revanche, pour qui les reçoit dans un cadre juif, strictement marqué par l’histoire de la relation du peuple au Dieu vivant qui l’a fait sortir du pays d’Égypte, il agit divinement. En lui, l’agir du Dieu de l’Alliance s’exerce à hauteur d’homme, et c’est vraiment l’agir du Dieu de l’Alliance. Tout quitter pour suivre Jésus, cela ne se peut que parce qu’il est Dieu lui-même, le Dieu vivant qui rend l’homme plus vivant, qui lui ouvre une vie plus haute et plus vraie, plus forte que la mort.
D’être revenus au bord du lac nous permet de recueillir une première réponse, une première lueur à propos de la vie éternelle. Elle est précieuse, parce que tout en étant persuadés qu’être chrétien a à voir avec l’attente de la vie éternelle, nous prenons rarement le temps de nous demander de quoi il s’agit. Lorsque nous professons « Je crois à la vie éternelle », le risque est grand que nous laissions des représentations imaginatives et même des archaïsmes de notre conscience humaine revêtir cette formulation pour lui prêter comme des fantômes ambigus une consistance illusoire. La vie éternelle pour Jésus n’est pas l’extension indéfinie du temps terrestre, elle n’est pas une sorte de longue promenade dans un pays merveilleux et, heureusement, car notre expérience à tous est qu’une promenade sans danger, sans risque, sans fatigue, sans surprise, sans effort à fournir, est rapidement ennuyeuse. Pour Jésus, la vie éternelle est l’intensité de la vie de ses disciples avec lui, l’intensité que sa présence confère à toute rencontre, toute respiration, toute marche ou tout arrêt. La vie éternelle est surtout l’intensité de la rencontre de chacun avec tous et de tous avec chacun que la présence de Jésus nous ouvre. Elle suppose donc la transformation de notre cœur et déjà l’apprentissage en cette vie terrestre de ce qu’est la rencontre d’autrui et l’expérience douloureuse et bienfaisante de nos dispositions pour une telle rencontre et de nos incapacités ou de nos handicaps. Jésus appelle ses disciples à tout quitter pour le suivre, parce qu’il est, lui, celui qui peut les conduire tous à retrouver tous les autres dans une relation renouvelée, éternellement jeune, dans l’intensité jaillissante de la découverte que chacun peut faire dans l’approche de tout autre.
Désirer la vie éternelle, orienter son existence terrestre vers elle, ne sera donc jamais se livrer à l’angoisse de sa survie individuelle quoi qu’il doive en coûter aux autres. Dans la vérité du Seigneur Jésus, ce ne peut être qu’apprendre à s’ajuster pour entrer dans la communion avec tous les autres, pour contribuer toujours à la plus grande vie de tous les autres, et cela non par la conquête d’une attitude parfaite mais en nous disposant à en recevoir la grâce de celui qui seul tient tous les êtres en lui sans en écraser aucun. Recevoir cette lumière ne résout pas tout à fait la double inquiétude que nous avons repérée : pourquoi faut-il perdre pour gagner, et pourquoi faut-il en passer par Jésus ?
Perdre pour gagner
À vrai dire, il n’est pas exclu qu’à des degrés divers une sourde colère contre Jésus gronde en chacun de nous. Son appel en effet à tout quitter pour le suivre, admettons qu’il nous prépare à la vie éternelle ; pourquoi faut-il en passer par la rupture, pourquoi faut-il commencer par rompre ce qui nous a portés ? Posons la question abruptement : pourquoi, pour suivre Jésus et recevoir ce qu’il promet, nous faudrait-il anticiper la mort ? Nous le savons, qu’un jour nous quitterons tout. Nous le savons, que nous sommes entrés nus en ce monde et que nous en repartirons nus. Le vieux Job nous le dit, et nous n’avons même pas besoin de lui pour nous nous en rendre compte. Nous ne manquerons pas de le découvrir.
La vieillesse avec les dépouillements qui l’accompagnent se charge de nous l’apprendre. Les générations présentes et à venir découvrent que le confort qu’elles ressentent en voyant l’espérance de vie augmenter se paie en réalité d’une longue vieillesse qui n’est pas forcément faite seulement de réunions familiales et de voyages au bout du monde : certains plus que d’autres – car tout est inégal en ce monde – se voient privés de facultés essentielles, parfois jusqu’à la conscience de soi, et le temps dure, indéfiniment, pour eux peut-être, pour leurs proches sûrement. D’ailleurs, il n’est pas nécessaire d’attendre le grand âge. Notre existence terrestre est rythmée par le passage d’une phase à une autre, d’un âge de la vie à un autre, et chacun de ces passages se fait avec perte : de la petite enfance à l’enfance par l’accès à l’âge de raison, de l’enfance à l’adolescence à travers l’« âge bête », de l’adolescence à l’âge adulte, de l’âge adulte à l’âge mûr, de l’âge mûr au grand âge. Intuitivement nous pressentons tous que par les quatre ou cinq premières étapes, l’être humain progresse, il acquiert des compétences nouvelles, repérables, mesurables, il élargit son regard sur le monde et sur lui-même, tandis que les deux dernières ont l’aspect d’une rétractation, d’une diminution, d’une perte de capacité. Un enfant ne sait pas faire grand-chose, il a besoin d’être entouré, protégé, aidé, accompagné, mais ceux qui se consacrent à de telles tâches ont l’espérance fondée que l’enfant progressera et tirera profit de ce qu’ils lui apportent ; une personne âgée dépend beaucoup des soins que d’autres lui procurent, de l’attention que d’autres lui accordent, mais ceux-là ne verront pas la personne âgée grandir en autonomie, l’issue inévitable est la mort. Et pourtant : la continuité de ces différentes étapes ne pourrait-elle pas être l’indication qu’elles peuvent être regardées chacune autrement ?
Le passage de la petite enfance à l’enfance, de l’enfance à l’adolescence, et même de l’adolescence à l’âge adulte, ne se font pas sans perte : quelque chose ne reviendra jamais. Une innocence est quittée, une confiance sans précaution est perdue, l’espérance naïve d’être source de paix et de joie pour tous ; c’est le prix à payer – et, somme toute, ce prix est justifié –, pour que l’être humain grandissant gagne en réalisme, pour qu’il puisse faire de vrais choix moraux au lieu de vivre dans une innocence illusoire qui cache un fantasme de toute-puissance, pour qu’il acquière la capacité de s’engager en actes et en vérité et de mener le bon combat. Pourquoi ne pas faire le pari ou, mieux, l’acte de foi, que les dépouillements de la vieillesse à leur tour préparent encore pour une autre étape, pour l’étape finale et totale, celle de la vie pour toujours ? Pourquoi les premiers passages seraient-ils au bout du compte des gains et les derniers soudainement des pertes ?
Une réponse évidente monte à nos lèvres, mais elle est trop facile, elle s’impose trop pour ne pas être critiquable. La différence, dira-t-on, entre les différentes phases de la vie vient de ce que les premières voient l’être humain grandir en autonomie, tandis que les dernières l’enferment dans la dépendance. « Je suis un fardeau pour les autres », « Je ne puis rien faire tout seul », entendons-nous ou disons-nous souvent. Ne peut-on changer de regard ? Ne peut-on retourner la perception de la qualité de la vie ? Celui qui dépend des soins que d’autres lui apportent offre à ceux-là l’occasion de faire du bien. N’y aurait-il pas là un sommet de l’existence humaine : non plus seulement que, moi, je fasse du bien à d’autres, mais que, moi, je sois pour d’autres quelqu’un qui rapproche d’eux la possibilité de faire du bien. Qui perd beaucoup dans la vieillesse reçoit en retour d’attirer à lui la bonté cachée dans le cœur de beaucoup. Ainsi Jésus mort accueillit-il en son corps les soins de Joseph d’Arimathie, de Nicodème, des saintes femmes et de sa mère.
À ce stade, il nous semble possible de comprendre que perdre sa vie pour la gagner est une loi de l’humanité, une loi qui rend la vie digne des hommes. Tout au long de l’histoire, les hommes engagent leur vie au risque de la perdre. L’homme libre, c’est celui qui peut jeter sa vie dans la balance. C’est pourquoi les hommes libres font la guerre, et lorsque le spectre de celle-ci s’éloigne, la tentation est grande d’en revivre le drame sous la forme abâtardie du duel. C’est pourquoi les hommes libres chassent le fauve ou les grands animaux et, lorsque la civilisation urbaine ou les progrès de la technique privent la chasse de vrais dangers, certains s’imaginent en réveiller les effets par les excitations du jeu de hasard et d’argent où l’on peut tout perdre en une soirée ou bien par celles des sports à risque. C’est pourquoi aussi les hommes libres se marient, et lorsque le mariage est par trop embourgeoisé, ils se fabriquent des aventures ou se laissent tromper par les fausses excitations de l’érotisme. Il n’est que de voir comment le sida a révélé que, pour certains qui ne sont pas peu nombreux, frôler la mort augmente le plaisir sexuel.
L’homme avance, l’homme progresse, en mettant sa vie en jeu, et Jésus vient justement nous appeler à tout risquer pour le suivre, et il peut le faire, il en a le droit, parce que lui peut nous entraîner dans une perte où tous gagneront, non pas celui-ci là seulement qui se grisera de lui-même, comme dans certains sports ou dans le jeu d’argent ou dans les complications de l’amour, mais tous les hommes et toute l’humanité, toute la communion des hommes et cela pour toujours, dans une vie plus intense, plus partagée, davantage source de vie pour tous. Lui nous apprend, et lui seul, un engagement de notre vie qui peut ne pas être une complicité avec la mort, un engagement à la portée de tous, même de ceux qui ne sont pas grand-chose socialement, et qui pourtant tire l’homme très au-delà de lui-même.
Une figure éclaire ce mouvement : le bienheureux Charles de Foucauld. Un enfant marqué par la mort de ses parents et peut-être par le comportement de son père, entouré cependant d’affection, qui devient, doté de nombreux talents et avec l’avantage d’une grande fortune, un jeune adulte qui s’ennuie, qui se cherche, qui ne sait ni où ni comment engager sa vie, qui se saoule et s’excite et se dégoûte, jusqu’au jour, enfin, où, d’un coup, il se lâche lui-même, il se livre sans réserve à celui qui seul peut dire pour de vrai et le dire au nom de tous et de tout : « Je te pardonne ». Ayant tout pour lui, il était parti pour ne laisser d’autres traces que le parfum délétère de ses débauches. Ayant tout perdu pour Jésus, il ouvre à qui veut bien un chemin vers l’amour de tous, pour devenir « frère universel ».
Revenons peut-être à des figures plus imitables. Grâce à Dieu, grâce à sa puissance miséricordieuse, tout le monde n’est pas voué à frôler les abîmes pour trouver le chemin de crête. L’imaginaire chrétien porte l’image d’un chemin qui est à la fois le plus commun des chemins et le chemin escarpé, la porte étroite, qui mène à la vie. Il est décrit presque à l’ouverture de la Bible : « L’homme quitte son père et sa mère ; il s’attache à sa femme et tous deux ne font qu’une seule chair » (Gn 2, 24). « Quitter son père et sa mère », c’est déjà tout quitter, et, en même temps, la formule fait comprendre que tout quitter ne se réalise pas forcément par des ruptures mortifères, par la fuite des responsabilités. « S’attacher à sa femme » et « ne faire qu’une seule chair » promet, nous le comprenons, de beaucoup gagner. Il faudrait du temps pour détailler ce chemin. Parce que beaucoup l’empruntent, il n’est pas indispensable d’en parler, seul compte de le vivre.
Un aspect cependant mérite notre attention : le but, l’avenir ainsi ouvert. Quitter ses parents, devenir époux ou épouse, fait gagner de devenir père ou mère. « S’attacher à sa femme », « ne faire qu’une seule chair avec elle », à tout le moins, c’est courir le risque d’avoir des enfants, courir le risque de se trouver lié à des êtres nouveaux, imprévisibles et parfois imprévus. Personne ne sait à l’avance comment il sera père ou mère, quel père il sera, quelle mère elle sera, notamment parce que nul ne sait à l’avance de quels enfants il sera père ou mère. Une vision de la vie humaine nous est donnée ainsi par la Parole de Dieu : avancer dans l’existence, c’est forcément devenir autre que ce que l’on avait prévu, c’est s’accomplir autrement et au-delà que dans le simple déploiement de ses forces. Devenir adulte exige de se lier avec un autre au moins – et il peut y avoir plusieurs formes de liens –, au service de la vie et de la croissance de ceux que l’on n’a pas choisis. En entrant dans la vie en plénitude, nous nous découvrirons appelés à nous donner en communion avec tous pour la joie de chacun.
Gagner l’univers
L’exemple de Charles de Foucauld appelle une autre instance. En voilà un encore qui n’a point exercé de métier finalement, point fondé de famille, qui s’est dispensé après tout de porter au jour le jour le poids des responsabilités, de la construction patiente, usante, indispensable pourtant. Que serait le monde si tous nous laissions là nos filets, nos barques, nos pères, nos femmes, nos époux, nos enfants, pour suivre Jésus sur on ne sait quels chemins, dans la pauvreté radicale et le renoncement à tout pouvoir. Ce serait bien facile après tout. Prenons un autre exemple de saint et réfléchissons à une dernière parole de Jésus. Le saint pourrait être saint Louis, le roi Louis IX, qui a vécu beaucoup entre le palais de la Conciergerie et le château de Vincennes, qui a vu agrandir les transepts de cette cathédrale et qui a fait édifier la Sainte-Chapelle, et la phrase : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » Une fois encore, nous pensons trop rapidement saisir ce que Jésus veut nous dire. Ne perdons pas notre âme, certes, mais faut-il pour autant que l’homme renonce à gagner l’univers ? N’est-ce pas là sa vocation profonde, son appel à lui parmi tous les vivants ?
Saint Louis est un saint intéressant. Son statut social semblerait au premier regard le couper de nous. Par définition, rares sont ceux qui sont appelés à être rois. En réalité, le roi est l’homme libre par excellence. Un saint roi éclaire pour nous ce qu’est être libre, ce qu’est la liberté chrétienne, la liberté royale reçue dans le baptême. Saint Louis, Louis IX de France a été en son temps reconnu comme le roi presque idéal. Il a incarné toutes les vertus que les « miroirs des princes » faisaient espérer. Il savait lire et écrire, il savait faire la guerre et se montrait courageux mais n’y prenait pas de plaisir malsain et il a su renoncer à des terres acquises au profit de la paix ; il avait conscience de ses responsabilités et de la grandeur de son trône mais il a su rester simple et accessible à tous et même s’intéresser vraiment aux malheureux qu’il rencontrait ; il savait être juste et pouvait se montrer sévère et exigeant mais il savait aussi pardonner et réconcilier ; il appréciait les beaux bâtiments et aimait la chasse et la danse mais il n’a pas cédé au goût du luxe et de l’apparat ; il était considéré comme un bel homme et il a su aimer sa femme et ne s’est jamais autorisé à convoiter celle d’autrui et il a su suivre ses enfants de près.
En saint Louis, donc, nous contemplons un déploiement réussi des qualités humaines dont il était doté et cela est réjouissant parce que ce déploiement a valu prospérité et paix et sécurité et prestige à son royaume au bénéfice de toutes les populations. Pourtant, le grand historien du moyen âge Jacques Le Goff l’a montré, la sainteté de saint Louis ne vient pas seulement de ce bel équilibre humain, si maîtrisé et si personnel en même temps. La qualité unique de saint Louis parmi tous les rois canonisés vient de son amour du Christ et de sa suite du Serviteur souffrant. Il l’a exprimé par ses croisades, dans son emprisonnement pendant la première, par sa mort pendant la seconde, mais surtout par son comportement, par une transformation et un approfondissement progressif de sa manière d’être et de sa façon de concevoir son rôle et le monde. Si Louis IX de France en était resté à développer en lui les vertus que les hommes et les femmes de son temps attendaient d’un roi, il compterait sans doute parmi les bons rois, il serait peut-être reconnu pour saint, mais il n’aurait pas l’aura particulière, la force d’attraction qu’il a reçue de son lien avec les reliques de la Passion et de sa configuration au Christ souffrant. Il serait exemplaire, il n’aurait pas de fécondité. Sans que nous soyons des spécialistes de son histoire, nous pouvons pressentir en le contemplant que la suite du Christ jusque-là où l’on n’aurait pas songé à aller, donne à la vie de celui qui s’y risque de porter du fruit, « du fruit en abondance ».
De saint Louis, revenons vers notre vie à chacun. Tout être humain aspire à déployer ses talents, tout être humain aspire à mettre en œuvre ses capacités et ses désirs. Longtemps, beaucoup n’avaient d’autre choix que de faire ce que leurs pères avaient fait : les fils de boulangers étaient boulangers, les enfants d’agriculteurs agriculteurs. Nos sociétés sophistiquées sont des sociétés fluides ; chacun y est censé trouver l’espace où se réaliser personnellement, comme nous nous plaisons à le dire, et il faut s’en réjouir. Il n’en faut pas moins que nous soyons conscients d’un autre aspect de la réalité. Tout le monde ne trouve pas cet espace, il n’est pas offert à tous ; parfois il s’est ouvert et, puis, soudainement, s’est contracté.
Prenons le cas d’un homme qui se développe bien dans son métier, poursuit une belle carrière, et qui, vers la cinquantaine, peu importe, se trouve bloqué sans faute de sa part : ce peut être parce que le poste supérieur auquel il mériterait de prétendre est occupé par quelqu’un encore loin de la retraite et qu’il n’y a pas de raison de pousser dehors ; ce peut être parce que des raisons familiales – les études des enfants, la maladie de l’un d’eux, la situation professionnelle de sa femme –, ne lui permettent pas d’accepter un poste à l’étranger qui serait la manière de se trouver relancé…, mille scénarios sont possibles. Que va-t-il faire ? S’aigrir ? Se rétracter sur lui-même, cultiver son ressentiment, contre tel ou tel ou contre la fatalité ? Il peut aussi, fort de l’expérience acquise, parce qu’il est supérieur au poste qu’il occupe, investir dans sa vie professionnelle autre chose que ses compétences, une part de son humanité, en aidant les plus jeunes, en prenant du temps avec ses collaborateurs, en veillant à répartir intelligemment la pression entre tous et en supportant sa part sans la faire subir aux autres, dans l’attention aux clients et à leurs besoins, dans la liberté de proposition à l’égard des dirigeants de l’entreprise… Là encore mille manières sont possibles de ne pas se déployer seulement dans l’ordre de la production mais aussi dans celui de la fécondité, du fruit porté au-delà de ce que chacun peut connaître et mesurer.
On peut imaginer une expérience inverse : quelqu’un se trouve, par les circonstances, appelé à occuper un poste qu’il n’aurait jamais songé à briguer, pour lequel, sauf tels événements inattendus, nul n’aurait pensé à lui ; tel peut s’en trouver écrasé, mais tel peut se découvrir donnant ce qu’il ne savait pas porter en lui. Nous avons un bel exemple d’une telle situation avec le pape François ou avec le bientôt saint Jean XXIII : l’un et l’autre pensaient avoir à peu près achevé leur service, et ils avaient de quoi rendre grâce à Dieu de ce qu’il leur avait permis de faire ici-bas, et ils se sont alors trouvés convoqués à donner plus encore, au-delà d’eux-mêmes.
Qui surmonte avec largeur de cœur ce qui aurait pu n’être qu’une déception tout autant que celui qui accueille avec humilité une cause de gloire, avance vers ce qui seul compte. Il ne cherche pas à posséder le monde par ses propres forces, il se rend disponible pour recevoir tout ce qui lui est donné.
« Gagner l’univers ». Il ne faut certes pas y renoncer, chers amis. Il ne faut pas non plus nous fixer un objectif moindre. L’humanité est faite pour posséder toutes choses, et chaque être humain est fait pour le tout. À moins que cela, nous ne respirons pas. Nous nous racornissons. Le roi en est la figure encore. Un roi possède toutes choses. Seulement, ne nous trompons pas de possession. Lorsque, en vacances, je me promène dans un vaste paysage, si je sais le regarder, m’émerveiller de sa beauté, me pénétrer de son ampleur, il est à moi, et pourtant je n’en possède rien. Lorsque je visite un château ou que j’aperçois un jardin qui ne m’appartient pas ni ne m’appartiendra jamais, je puis ou bien me laisser gagner par la jalousie, ou bien cultiver l’illusion de m’en emparer un jour, ou bien en recevoir le charme comme une promesse pour la vie éternelle, en enrichir mon monde intérieur, et ainsi, il est à moi, sans que j’aie besoin de le posséder aux yeux des hommes et sans que j’en sois possédé.
Plus profondément encore, la vie chrétienne est qualifiée par ce que la tradition appelle les « conseils évangéliques » : pauvreté, chasteté, obéissance. Nous les entendons souvent comme des manières particulières de vivre, réservées à quelques-uns que Dieu appelle à une alliance particulière avec lui, et nous les comprenons donc surtout sous le mode du renoncement, de l’abstention, de la privation. Certains devinent en quoi vivre de ces conseils peut servir à la joie de quelqu’un, mais beaucoup y voient, plus ou moins clairement, des exigences inaccessibles dont ils sont bien contents, en fait, d’être dispensés. Pourtant le concile Vatican II a voulu les présenter comme la clef du rapport de tout baptisé avec le monde. Qui vit la pauvreté, la chasteté, l’obéissance, quel que soit son état de vie, celui-là gagnera l’univers et, certes, sans perdre son âme, bien au contraire. Car la pauvreté est à vivre dans toute relation avec les biens matériels : n’en posséder aucun pourrait priver mon humanité de son déploiement, les accumuler ne me donnera pas une vie plus intense ; je dois apprendre à les posséder sans les accaparer et à m’en passer sans les envier, en en recueillant avec un cœur libre ce qu’ils annoncent de joie, de plénitude à partager. La chasteté est le secret de toute relation entre homme et femme qui ne soit pas la recherche désespérée et désespérante de chacun par lui-même, le redoublement du narcissisme originel, mais la découverte et la réception de ce que l’autre seul peut me donner pour que je grandisse. L’obéissance est la vérité de la liberté, car nul ne devient lui-même à partir de son propre projet, toujours trop court et toujours démenti, mais en s’ouvrant à ce que plus grand que lui espère de lui.
L’exemple de saint Louis le rend clair. Lui, roi, époux, riche de dons et de biens matériels, il a vécu de ces conseils. Mieux encore. Sa destinée nous le montre : nul ne sait comment il va accomplir sa vie dans le sens de la gloire, c’est-à-dire de la fécondité que Dieu veut lui donner. L’appel prend pour certains la forme explicite d’une convocation qui les met à part ou les charge d’une tâche singulière ; pour la plupart d’entre nous, l’appel de Dieu passe par la réalité de la vie, par ce qui se présente à nous comme devant être fait ou pouvant être fait, par ce que chacun peut, en y réfléchissant, juger être le meilleur. La voie royale est celle de la disponibilité : sans hâte, pour éviter l’orgueil et la vanité – l’orgueil de se croire indispensable, la vanité de prendre sa vision des choses pour la vision de Dieu ; sans réserve, pour se garder de la lâcheté et du désespoir. Que chacun fasse ce qu’il a à faire et que nul ne répugne à engager sa vie jusqu’au bout. Que chacun choisisse le meilleur possible et que nul ne s’imagine être seul à agir pour Dieu.
Chers amis, le Seigneur Jésus nous appelle. D’une façon ou d’une autre, un jour ou l’autre, quand nous l’attendons ou quand nous ne l’attendons pas. Son appel toujours exige que nous lâchions pour lui ce que nous avons en main, mais c’est toujours pour que nous recevions davantage. Le tout est que nous croyions à la vie éternelle, à la vie pour toujours, que nous osions croire qu’il nous fait passer de la vie à la vie plus pleine et plus vraie.
Son appel retentit pour chacun d’une manière unique. Pour tel d’entre nous, il vient brutalement, il bouleverse le cours de la vie, il renouvelle tout ; pour tel autre, il suit le cours de l’existence, de la croissance humaine, du passage d’un âge dans un autre. À tous les hommes est commun qu’aucun ne conduit sa vie vers la vie éternelle selon ce qu’il croit se procurer par lui-même.
Puisons courage pour les choix de nos vies : nos sacrifices serviront à la fécondité de notre existence, ils permettront à Dieu de nous faire porter du fruit au-delà de ce que nous pouvons compter ; nos pertes nous conduiront à une liberté plus ouverte ; nos déceptions peuvent nous mener à plus de générosité. Surtout, ne nous crispons pas sur ce que nous croyons posséder et ne tombons dans l’illusion de nous imaginer comblés parce que nous aurons satisfait nos désirs. Notre désir, le désir qui palpite en nous, celui-là vient de plus loin et ne peut être rassasié que par la totalité qui n’a pas de limite, dans la charité éternelle. Notre vie terrestre est jalonnée de pertes et notre gain est unique, le seul gain qui vaille est l’Unique, celui qui veut pouvoir dire à chacun de nous : « Tout ce qui est à moi est à toi ».