Texte de la Conférence de Carême du 6 avril 2014 à Notre-Dame de Paris : « Celui qui m’a vu a vu le Père »
Dimanche 6 avril : « Celui qui m’a vu a vu le Père. » (Jn 14,9) par Mgr Jérôme Beau, évêque auxiliaire de Paris.
Chaque dimanche de Carême à 16h30. La conférence sera suivie d’un temps d’adoration. Vêpres à 17h45, messe à 18h30
Notre monde s’est profondément transformé en quelques années et a vu surgir des projets de société que les générations à venir auront à assumer sans les avoir choisis. L’Église reçoit de Dieu la mission de parler au nom de l’homme image et ressemblance de Dieu. Dans les transformations du monde, elle cherche à indiquer un chemin qui corresponde au bien de tout homme et de tout l’homme. Le Christ, Dieu fait homme, vient éclairer le sens de la vie de l’homme d’une manière nouvelle : il vit filialement et nous apprend à reconnaître le Père.
Les conférences sont retransmises en direct sur France-Culture et sur la télévision catholique KTO, à 21h sur Radio-Notre-Dame, à 23h sur RCF.
En vidéo
« Celui qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9)
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences seront publiées dans un livre à paraître le dimanche 13 avril 2014 aux éditions Parole et Silence.
Un monde en attente d’Espérance
En quelques années, notre monde s’est profondément transformé. Nous avons pris conscience de l’unité de notre planète et de l’exigence de solidarité que celle-ci demandait. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des milliers d’hommes et de femmes voyagent d’un continent à un autre. Les flux migratoires, pour des raisons économiques ou de violences, ont contraint, contre leur volonté, des millions de personnes à errer sur les routes du monde. L’île de Lampedusa est devenue le symbole de la honte d’une Europe qui laisse sur le bord du chemin une part de l’humanité.
En quelques années, un pays comme la Belgique a légalisé l’euthanasie même sur les mineurs. Le mariage a été ouvert à des personnes de même sexe. Les mutations de société en Europe de l’ouest ont ouvert un chemin que personne n’a mesuré et que les générations futures auront à assumer. Ces décisions ont souvent été argumentées par un refus de la souffrance, par souci d’égalité ou par une sorte de compassion. Devant ces décisions, nous pourrions soit consentir à un tel changement de société, soit penser que nous sommes devant des consciences anesthésiées par le pouvoir de l’homme sur l’homme et la peur de la mort ou de la frustration. Nous pourrions simplement condamner et céder au repli communautariste. Cependant, Dieu nous envoie dans ce monde et il nous faut essayer de rendre compte de la réflexion de l’autre pour le rejoindre dans ses attentes et espérances. « Comme tu m’as envoyé dans le monde, dit le Christ, moi aussi, je les ai envoyés dans le monde. » [1]
Dans l’évolution de nos modes de vie, l’argent a pris une place prédominante. Dans son Exhortation apostolique, La joie de l’Évangile, le Pape François aborde la question de la crise financière en soulignant combien l’homme contemporain a accepté paisiblement la prédominance de l’argent sur nous et sur nos sociétés.
Devant ces évolutions, l’homme se trouve devant des choix qui touchent d’une manière radicale la question de son avenir et du pouvoir de l’homme sur l’homme. Ces éléments d’une même crise désignent une même origine : la négation du primat de l’être humain ! Non seulement nous avons créé nos propres idoles, nous n’avons pas cru à notre liberté mais nos sociétés sont aussi marquées par une absence grave de réflexion anthropologique. L’être humain est souvent réduit à son seul besoin de consommation ou à ses revendications particulières aux dépens du bien de l’autre.
Lorsque l’homme prend le pouvoir sur l’homme, cela manifeste un refus de l’éthique, le refus de l’autre. Lorsque ce pouvoir se cache derrière le paravent de manipulations sémantiques, il y a l’expression d’une liberté individuelle sans fraternité.
Comment, comme chrétien, pouvons-nous nous positionner dans ces situations ? Nous prenons conscience de vivre dans un monde dans lequel ce n’est plus seulement notre foi qui n’est pas partagée mais aussi nos fondements anthropologiques.
Le chrétien est alors tenté par différentes attitudes. Soit il va se réfugier dans « un monde à part » et risquera d’entrer dans un repli communautariste. L’autre sera alors un étranger qui nous entraînera sur un mauvais chemin. Soit il s’engagera dans un syncrétisme tolérant en essayant de ne pas se confronter à des refus éthiques qui manifestent une anthropologie opposée à la sienne.
Cette « année de l’appel pour la mission » nous invite à tracer une route nouvelle, c’est-à-dire à annoncer, sans polémique ni syncrétisme, la Bonne Nouvelle du Christ dans un monde qui, pour nous, est en attente du Christ.
Un Dieu qui me connaît
« Tu es plus intime à moi-même que moi-même » [2].
« Tu me scrutes et tu sais, que je m’assieds ou me lève, de très loin tu pénètres mes pensées » [3]. « C’est toi qui m’a tissé dans le ventre de ma mère ». La culture dominante est une culture de l’extérieur, de l’immédiat, du superficiel ou du provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence, et des cultures « économiquement développées mais éthiquement affaiblies ont détérioré d’autres cultures notamment en Afrique ou en Asie. L’homme ne peut se comprendre que par un chemin qui est intérieur ».
« Dieu dit : “Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel…” Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. » [4]
Cette connaissance intérieure que Dieu le Père a de l’homme, trouve son origine dans cet acte créateur. « Être à l’image de Dieu signifie que l’homme est le fils de Dieu qui l’a créé… Il est fils et non serviteur, fils donc libre et héritier de son Père. C’est parce qu’il est “fils” qu’il est à l’image de Dieu et “l’image” est la preuve de l’amour divin. » [5] Être à l’image de Dieu signifie que l’homme est relatif à Dieu, comme l’image à son modèle. En d’autres termes, cela signifie que la capacité de connaître et d’aimer Dieu est inscrite dans notre être même et que Dieu ne nous est pas étranger. « Nous sommes de sa race » [6].
Chaque homme, parce qu’il est image de Dieu, a la capacité de connaître et d’aimer Dieu ; cette image est inscrite en nous. La ressemblance divine ne peut l’être qu’avec nous ; elle dépend de la liberté de l’homme.
La question posée ici sera donc de montrer en quoi cette ressemblance divine correspond au bien de tout homme et de tout l’homme simplement par sa condition humaine. Comment des hommes peuvent-ils porter au monde cette nouvelle et en quoi est-elle une bonne nouvelle pour tous les hommes ?
Un Dieu qui appelle à porter la bonne nouvelle au monde
Il y a une Bonne Nouvelle à annoncer au monde ! Cet appel à la mission ; c’est-à-dire à révéler au monde le dessein bienveillant du Père pour l’homme, peut nous sembler une mission impossible. La culture de l’appel ne prend pas sa source dans un volontarisme prosélyte mais dans l’humble réponse à un Dieu qui nous aime.
Isaïe vit le Seigneur assis sur un trône grandiose et surélevé (…) Il s’écrie : « Malheur à moi, je suis perdu ! car je suis un homme aux lèvres impures (…) et mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur. L’un des séraphins vola vers moi, tenant dans sa main une braise qu’il avait prise avec des pinces sur l’autel. Il m’en toucha la bouche et dit : “Voici, ceci a touché tes lèvres, ta faute est effacée, ton péché est pardonné.” Alors j’entendis la voie du Seigneur qui disait : “Qui enverrai-je ? Qui sera mon messager ?” Il me dit : “va et tu diras à ce peuple” [7]…
Dans ce récit de la vocation d’Isaïe, nous avons deux éléments constitutifs de notre réponse à l’appel du Seigneur. Nous sommes indignes de porter l’annonce de la Parole de Dieu au monde mais le Seigneur nous purifie par son pardon pour que nous puissions porter sa Parole. Le deuxième élément est que le prophète n’annonce pas son opinion ou son sentiment, il est appelé par Dieu pour porter Sa Parole au monde.
Prenons maintenant le récit de la vocation d’un autre prophète, Jérémie. Voici comment se passe sa rencontre avec le Seigneur : [8] « La parole du Seigneur me fut adressée en ces termes : “avant même de te modeler au ventre maternel, je t’ai connu ; avant même que tu sois sorti du sein, je t’ai consacré ; comme prophète des nations, je t’ai établi.” Et je dis : “Ah ! Seigneur vraiment je ne sais pas parler car je suis un enfant !” Mais le Seigneur répondit : “Ne dis pas : ‘je suis un enfant !’ car vers tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras, et tout ce que je t’ordonnerai, tu le diras. N’aie aucune crainte en leur présence car je suis avec toi pour te délivrer…” »
Notre Dieu connaît chacun dans la vérité de son être et il appelle le prophète à porter Sa Parole aux hommes de notre temps. Notre Dieu est un Dieu qui appelle et cherche l’homme.
Ces récits de vocation, comme tant d’autres dans la Bible, nous rappellent que Dieu appelle l’homme d’une manière incessante. Dieu avait appelé Adam après sa faute dans le jardin du paradis. Cet appel se continue dans l’histoire de son peuple Israël : « Écoute Israël » [9] comme ensuite dans l’incarnation du Verbe : « Venez et Voyez » [10]. Ces récits, comme tant d’autres dans la Bible, nous montrent que l’appel est la rencontre de quelqu’un. Cela est manifeste dans les Évangiles : Jésus est une Personne qu’un jour « on rencontre ». « Nous connaissons Jésus comme personne dans l’appel qu’il nous adresse personnellement. » [11]
La deuxième dimension de l’appel est dans son être profond amour et miséricorde. Personne ne mérite la vocation à laquelle le Seigneur l’appelle. Nous ne pouvons y répondre qu’avec et par humilité. Lorsque saint Matthieu donna un festin pour Jésus, attirant les critiques des pharisiens qui disaient aux disciples de Jésus : « Pourquoi votre Maître mange-t-il avec les collecteurs d’impôts et les pécheurs ? » Jésus répondit : « ce ne sont pas les biens portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Allez donc apprendre ce que signifie : c’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » [12]
Nous serions tentés d’imaginer que Jésus choisit ses disciples parmi les parfaits ; ce sont les pécheurs qu’il appelle. Tout appel de la part du Seigneur est un signe de sa miséricorde. Comme Isaïe, nous sommes impurs ; comme Jérémie, nous ne savons pas parler ; comme chacun d’entre nous, Dieu nous connaît et nous appelle par pure miséricorde.
Le « oui » de l’homme à l’appel du Seigneur est l’expression de la miséricorde acceptée et reçue par l’homme. La miséricorde est la plus belle expression de l’amour. Cette miséricorde porte en elle un appel à la perfection. Cette perfection du disciple doit correspondre à celle de Dieu. Elle est imitation du Père, découverte de ses entrailles de miséricorde. La perfection du disciple est dans la communion à la miséricorde du Père pour que son amour puisse être connu dans le monde.
L’homme répondant à l’appel du Seigneur est, comme Jérémie, appelé à porter la Parole du Seigneur au monde. Il ne va pas dire ce qu’il a envie de dire mais prononcer la Parole du Seigneur. L’évêque, le prêtre ou le diacre en ont une expérience forte mais aussi tous les catéchistes qui au long des années transmettent cette Parole vivante et non pas leur conception de l’existence.
En d’autres termes, répondre à l’appel du Seigneur pour devenir disciple et porter la Bonne Nouvelle au monde demande un changement radical de vie. Il y a un renoncement au péché, une entrée dans la pauvreté du Christ qui n’a pas retenu le rang qui l’égalait à Dieu mais qui s’est dépouillé lui-même jusqu’à se faire homme, c’est-à-dire un renoncement à l’orgueil humain qui voudrait faire de l’homme un dieu. Répondre à l’appel du Seigneur, à la vocation de disciple, c’est revêtir le Christ et devenir un homme nouveau en accomplissant la volonté du Père, en entrant dans une communion d’amour au service de l’humanité, de sa vie, de sa joie.
Pour le chrétien, suivre le Christ c’est entrer dans sa Pâque, dans sa mort et sa résurrection, chemin qui va de ce monde au Père.
Au long de l’itinéraire de notre conférence, nous sommes partis des questions de nos contemporains sur la mort, l’amour, la filiation, l’argent puis nous nous sommes retournés vers Dieu en regardant dans la tradition biblique la manière dont Dieu manifestait son amour pour l’homme. Notre première affirmation a été de souligner que notre Dieu est un Dieu qui connaît l’homme dès sa conception et qui l’appelle à être disciple. Cette condition de disciple fait passer l’homme à la condition de fils ; elle lui dévoile le visage du Père et dans cette communion l’envoie porter sa Parole aux hommes d’aujourd’hui.
En quoi cette Parole peut-elle rejoindre les hommes de notre temps et les conduire sur un chemin de vie, de liberté et de bonheur ?
Un Dieu en dialogue avec nos contemporains
Celui qui est appelé à la mission, c’est-à-dire à porter la Parole du Seigneur au monde, doit savoir allier la fidélité à celui qui l’a appelé et la charité envers ceux vers qui il va. En d’autres termes, la manière d’annoncer le Christ doit être semblable à celui que nous annonçons. Cela exige du chrétien à la fois le refus du prosélytisme qui chercherait à convaincre aux dépens de la liberté de l’autre, mais aussi le refus de l’indifférence aux situations du monde ou du repli identitaire.
Dieu nous appelle à la mission. Dans la finale de l’Évangile selon saint Matthieu, Jésus envoie en mission ses Apôtres en leur disant : « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. » [13] Comme nous le rappelle le Pape François dans son Exhortation apostolique, La joie de l’Évangile : « il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation, sans répulsion et sans peur. » [14]
L’évangélisation demande que nous apprenions à comprendre et à parler le langage de l’autre. « Dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus qui nous répète sans arrêt : “donnez-leur vous-mêmes à manger” » [15].
La réponse de nombreux chrétiens aux situations actuelles est bien souvent exemplaire. Alors que des lois légalisant l’euthanasie ont été votées dans certains pays, nombreux sont ceux qui aident des personnes à se soigner ou à mourir en paix en les accompagnant par les soins palliatifs. Lorsque nous sommes confrontés à ceux qui prônent l’euthanasie, en général, ils ne souhaitent pas donner la mort mais éviter la souffrance. Ils se sentent incapables d’affronter la mort de l’autre et donc aussi la leur. Il est important alors d’affirmer que nul n’a le droit d’enlever la vie à quelqu’un et que c’est encore plus injustifiable lorsqu’un tel acte est mis en oeuvre sur une personne faible et sans défense. « Tu ne tueras pas » est un commandement au coeur même de la condition de la vie des hommes ensemble. Cependant, il est de notre devoir de tout faire pour empêcher et soulager la souffrance du malade et aussi de refuser un acharnement thérapeutique.
La question de l’euthanasie pose celle d’une société fascinée par la mort. Par les évolutions des possibilités scientifiques, inconsciemment, beaucoup de personnes croient en une toute puissance de la science qui pourrait vaincre cet ultime esclavage auquel l’humanité est soumise, la mort. Dans l’illusion de cette maîtrise, ils en arrivent à la donner par des moyens médicaux.
Le Christ ouvre un autre chemin. Il n’est pas venu expliquer la souffrance et il n’abandonne pas l’homme dans cette épreuve. Il importe, au nom de l’Évangile, comme cela se fait si bien dans la Maison Jeanne Garnier mais aussi dans beaucoup d’autres lieux, de soulager toute souffrance et de savoir simplement être là comme Marie au pied de la croix. L’Emmanuel, le Dieu-avec-nous, n’est jamais loin ; il est plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes. La réponse à la souffrance passe par cette présence emplie d’amour.
Comprendre le langage de l’autre, c’est aussi délivrer l’homme de cette fascination d’une mort toute puissante. Comment le Christ nous donne-t-il de transformer ce moment ultime où notre liberté semble être prisonnière de la puissance de la mort en un lieu où notre liberté se dit dans une offrande d’amour au Père. Il y a dans cette question notre regard sur le Christ en Croix et sur son offrande au Père. « Père, entre tes mains, je remets mon esprit ». Le Christ fait de la mort qui enferme l’homme, un acte de liberté dans une offrande à Celui qui donne la Vie. Tout homme, quelle que soit sa foi, a la possibilité de faire de sa mort un acte d’offrande à ses proches, au monde, à Dieu. Jésus Christ nous enseigne ce chemin. Le Christ nous conduit de la confrontation avec la mort jusqu’à en faire un acte de liberté et d’offrande.
L’appel à la mission, c’est comprendre en quoi certaines affirmations opposées à l’Évangile peuvent crier au monde une détresse que le Christ entend et à laquelle il répond dans sa mort et sa Résurrection ; c’est oser, avec humilité, comprendre l’autre et lui dire, dans un langage raisonnable, comment le Christ nous ouvre un autre chemin – chemin de vie et de liberté.
Un deuxième défi se pose à nous pour annoncer le Christ, il concerne la mondialisation. Comment le Christ vient-il répondre à cette question d’aujourd’hui ?
La question de la mondialisation est celle de l’autre. La confrontation, en une même ville, de cultures différentes, de religions différentes, de conceptions différentes de la vie, nous pose cette double interrogation : comment avec l’autre, puis-je construire un monde fraternel ?
Le refus de l’autre peut conduire à une conception de l’égalité qui désigne toute différence comme une discrimination. Cette conception égalitariste pose, avec raison, la question du principe d’universalité, de communion et d’égalité entre tous les hommes, en assumant leurs différences, comme un facteur de fraternité et non de tensions.
Dans cette nouveauté du monde contemporain, le chrétien doit, en contemplant le visage de Dieu le Père, percevoir que la paternité de Dieu fonde cette fraternité entre tous les hommes, non pas en faisant de nous tous des êtres semblables, mais en assumant nos différences et nos ressemblances comme la révélation du visage de son Amour et de l’égalité entre tous. En quoi le visage du Père, révélé dans la Bible, a-t-il une portée universelle pour tout homme et tout l’homme ?
Répondre à l’appel de Dieu pour construire un monde plus fraternel demande que nous assumions tout d’abord les dix paroles ou dix commandements que Dieu, dans sa paternité, a remis à Moïse. Ces dix commandements sont le fondement d’une relation juste entre les hommes.
Ces dix paroles sont comme une charte au-delà de laquelle le « vivre ensemble » se trouve confronté à une violence destructrice.
Connaître Jésus et répondre à son appel, c’est reconnaître le primat du don pour l’autre sur la revendication pour soi.
Cela s’exprime dès les premiers commandements par l’interdiction de l’idolâtrie, du meurtre, du vol, etc. interdiction de la violence faite à l’autre, c’est-à-dire de la négation de l’autre.
L’annonce de la Bonne Nouvelle du Christ dévoile pour nos contemporains un chemin de liberté en dialogue entre les quatre premiers commandements qui concernent notre relation à Dieu et les six suivants à notre prochain. Cette corrélation entre la relation à Dieu et celle envers notre prochain est exprimée dans l’Évangile par Jésus lorsqu’il répond : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » [16].
La relation à la Transcendance, à la paternité de Dieu se dit dans la relation à la fraternité.
Pour résumer en quelques mots cette articulation entre la paternité de Dieu et la fraternité, il faut regarder le Christ : « Il n’y a pas de plus grand amour que de se dessaisir de sa vie pour ses amis et vous êtes mes amis » [17]. Nous en avons aussi une expression dans le récit du Bon Samaritain. Celui-ci n’hésite pas à s’arrêter, à mettre l’homme à moitié mort sur sa monture, à le soigner et à le conduire à l’auberge. Il a mis l’autre au cœur de sa vie, au cœur de son action. « Qu’arrivera-t-il à l’autre si je ne fais rien » ?
L’amour du Père ouvre à la fraternité en mettant l’autre au cœur de notre vie. Aimer son prochain, ce n’est ni l’abandonner, ni vouloir qu’il devienne comme nous, mais le prendre sur soi pour lui donner d’être lui-même.
Parce que Dieu est Un, il est le Dieu de tous les hommes. Parce que Dieu est Père, il fait de nous des frères et des sœurs. Parce que Jésus est Fils de Dieu et véritablement homme, il est notre frère universel et nous dévoile le chemin par lequel nous devenons homme, fils de Dieu, frère des hommes.
« Où est ton frère » ? Cette question que Dieu pose au début de l’histoire de l’humanité et qui s’adresse à tous les hommes et particulièrement à nous qui avons à connaître en un instant la situation du monde, nous rappelle à notre responsabilité fraternelle. La culture du bien-être porte à l’indifférence envers les autres et mène à la mondialisation de l’indifférence. Face à cette mondialisation de l’indifférence, annoncer le Christ, c’est annoncer la mondialisation de la fraternité.
La question de la mondialisation nous provoque à l’annonce du Christ. Quelles sont les conditions d’une fraternité universelle et comment le Christ nous donnet-il de la vivre ? Notre réflexion sur la mission nous a conduits à souligner trois axes de dialogue avec les différentes cultures en vue de construire un monde de Paix.
Le premier axe de réflexion concerne la question de l’autre, de l’altérité. Reconnaître les différences de culture, de sexe, d’origine ne sont pas des attitudes discriminatoires mais sont de véritables marques de respect et d’accueil de l’autre tel qu’il est dans l’égalité et la fraternité avec moi. Nier les différences ou nous en refuser le droit à l’expression, les reléguant à la sphère du privé, sont l’expression d’une violence à l’encontre de l’autre ou, même, de la négation de son identité.
Le deuxième axe de réflexion touche la question de la justice. Si je revendique mon désir comme un droit à satisfaire, j’entre en conflit avec l’autre et rejette le faible. Aimer, ce n’est pas revendiquer pour soi, aux dépens de l’autre mais l’offrande de soi pour servir la vie du prochain et particulièrement de celui qui est sans défense. Ces deux axes nous introduisent au troisième : la question de la fraternité ; celle-ci est indissociable de celle de la Paternité.
Paternité – Fraternité – Intériorité
Tout au long de l’Évangile, Jésus ne cesse d’affirmer sa relation à Dieu comme Père. « Le Père et moi, nous sommes un » [18] « Ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement » [19] « Je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé » [20] « Celui qui m’a vu a vu le Père ». [21]
Pour entrer dans la Paternité de Dieu, il nous faut percevoir que la vie terrestre de Jésus ne le sépare pas du Père : elle le révèle. « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique ». [22]
Dieu le Père n’est pas impassible. L’action de Dieu le Père peut être exprimée, oserais-je dire, en terme de compassion sans souffrance. Dans le récit du fils prodigue relaté par saint Luc ou dans les paraboles de la miséricorde, le Christ nous exprime la joie du Père et nous la fait partager dans le récit festif du retour du fils perdu. « Vite, apportez la plus belle robe et l’en revêtez, mettez-lui un anneau au doigt… mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ». [23] Dans ce récit, nous sommes loin de l’image d’un Dieu Père, incarnant la Loi dans une impassibilité du cœur.
En regardant le Christ, je découvre le visage de Dieu, de sa Paternité qui est don et miséricorde. Il est don parce que non seulement par amour de l’homme, pour le délivrer de la mort, de la souffrance et du mal et parce qu’il veut que nous soyons libres, il s’offre par amour sur la croix et le Père ouvre ses bras pour accueillir l’offrande ultime de son Fils. En s’en saisissant, il ressuscite son Fils et nous donne de renaître en Lui pour la vie éternelle.
En regardant le Père au moment où son Fils meurt sur la Croix, nous comprenons que la paternité se dit dans la miséricorde et le pardon. Dans le récit du fils prodigue, les bras ouverts, il accueille le fils perdu. Il ne le juge pas ; il le prend dans ses bras. La Loi du Père a donc ce double visage du don total pour que l’autre ait la vie et celle du pardon miséricordieux pour redonner la joie.
Le spécifique de l’amour paternel de Dieu est d’être un don total, il se traduit dans nos vies par l’obéissance aux dix paroles ou dix commandements qui expriment ce chemin au-delà duquel nous ne pouvons plus dire que nous aimons notre frère. Celui qui tue, vole, trahit… comment pourrait-il dire « j’aime mon frère » alors qu’il est en train de nier l’existence de l’autre, du faible en le mettant à mort ou en lui prenant ses biens.
Dans cette table de la Loi, les premiers commandements concernent la relation de l’homme à Dieu. Ils nous renvoient au fondement de notre relation au prochain. L’homme n’appartient pas à l’homme. Il porte en lui plus grand que lui-même. Il est image de Dieu. Ces affirmations fondent la dignité de la personne humaine qui est en Celui dont l’homme est l’image et la ressemblance.
Dans le récit du fils perdu, l’attitude du frère aîné qui refuse de se réjouir avec le Père et le fils perdu et retrouvé est significative de ce lien entre la relation au père et à la fraternité. Le fils aîné se refuse à la volonté du Père, le fils retrouvé l’a fait sienne en acceptant le pardon.
Elle illustre la manière dont nous sommes appelés, si nous le décidons dans notre liberté, à faire nôtre l’attitude du Christ. « Qui me voit, voit le Père ». Le Christ, notre frère, nous apprend à agir comme le Père. À chaque fois que nous prions la prière de Jésus, nous osons dire : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Notre relation à l’autre doit être la mise en oeuvre de celle du Père : don total pour l’autre et pardon infini.
L’homme ne peut construire une véritable fraternité que s’il accepte de faire sien ces deux commandements : aimer son prochain en se donnant et entrer dans la miséricorde du Père.
Il ne peut suivre ce chemin, que s’il le décide dans sa liberté. Cette décision exige une véritable intériorité. Le fils perdu, dans le récit de St Luc, entra en lui-même. [24] L’éducation à l’intériorité est indispensable à la construction d’un homme et à la croissance de sa liberté. Elle donne à la personne humaine de pouvoir assumer, dans la liberté, sa décision personnelle.
Un homme se construit en assumant dans sa manière de vivre trois dimensions : la Loi qui s’impose à lui comme une règle de vie, la relation aux autres et l’intériorité. Dans la relation à Dieu, dans notre foi catholique, ces dimensions se traduisent par la Paternité c’est-à-dire l’amour qui se donne et la miséricorde.
Ces caractéristiques se manifestent dans la vie d’un homme par l’obéissance à certaines règles et commandements, la fraternité, c’est-à-dire la relation aux prochains comme manifestation de celle que le Christ, notre frère, a avec nous et, enfin, l’intériorité comme dialogue de l’Esprit Saint avec notre esprit.
Ces trois dimensions sont l’expression de notre relation à Dieu tel qu’il se révèle dans l’histoire, un Dieu Père Fils et Esprit Saint. Père portant la Loi de l’amour et de la miséricorde ; Fils de Dieu et frère des hommes en Jésus Christ qui a tout donné pour que nous ayons la vie ; Esprit Saint nous unissant au Père et au Fils, à Dieu et aux frères.
En cette année de l’Appel, cette Bonne Nouvelle dont nous sommes dépositaires, voici que nous avons à la porter aux hommes de notre temps.
« Qui m’a vu a vu le Père », nous dit le Christ. En le suivant, nous trouvons le chemin de la vie et de notre liberté. Nous découvrons ce que nous saurons dans le dessein du Père : Enfant de Dieu.
L’homme est image de Dieu. En assumant, dans sa vie, ces trois dimensions, sa ressemblance divine est donnée à voir et ce chemin est celui par lequel il devient vraiment fils de Dieu par adoption. Il devient par adoption, ce que le Christ est par nature.
[1] Jn 17, 18.
[2] Saint Augustin, Confessions, Livre I.
[3] Psaume 138.
[4] Gn 1, 26-27.
[5] Ysabel de Andia, La voie et le voyageur, Cerf, 2012.
[6] Acte des Apôtres 17, 28.
[7] Is 6, 1-10.
[8] Jr 1, 4-10.
[9] Dt 6, 4.
[10] Jn 1, 39.
[11] La voie et le voyageur, p. 211.
[12] Mt 9, 12-13.
[13] Mt 18, 19-20.
[14] La joie de l’Evangile n° 23.
[15] La joie de l’Evangile n° 49 et Mc 6, 37.
[16] Mt 22, 37-39.
[17] Jn, 15, 13-14.
[18] Jn 10, 30.
[19] Jn 5, 19.
[20] Jn 5, 30.
[21] Jn 14, 9.
[22] Jn 3, 16.
[23] Lc 15, 24.
[24] Lc 15, 17.