Texte de la Conférence de Carême du 13 avril 2014 à Notre-Dame de Paris : « Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs »
Dimanche 13 avril : « Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs » (1Tim 1,15) par le Cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris
Chaque dimanche de Carême à 16h30. La conférence sera suivie d’un temps d’adoration. Vêpres à 17h45, messe à 18h30
« Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17). Cette phrase pose une multitude de questions. Qui sont « les pécheurs » ? Comment Jésus les appelle-t-il ? Comment répondre à cet appel ? Et que deviennent les justes alors ? Les figures de Pierre, Lévi et Zachée nous permettront de mieux saisir l’irruption de la grâce de Dieu dans l’histoire des hommes et comment Dieu dans sa miséricorde vient solliciter de nous une réponse libre afin de devenir un signe d’espérance pour le monde.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées dans un livre paru le dimanche 13 avril 2014 aux éditions Parole et Silence.
« Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs » (1 Tim 1, 15)
Tout au long des dimanches de ce Carême, nous avons réfléchi et médité sur l’appel que Dieu adresse aux hommes. Nous avons essayé de déchiffrer les différentes composantes de cet appel, les chemins d’une réponse et les résistances qu’il peut rencontrer dans les sociétés humaines et dans le cœur de chaque être humain. Comment se fait-il que nous percevions si difficilement cet appel et que nous ayons tant de mal à y répondre ? Peut-être doutons-nous de la manière dont cet appel peut nous atteindre. Peut-être doutons-nous qu’un appel aussi radical puisse nous concerner dans notre faiblesse et, parfois la laideur de nos vies. L’Église catholique est-elle bien orientée dans sa mission de témoigner de l’appel de Dieu et de le transmettre ?
Pour tenter de progresser dans la réponse à ces questions, je vous propose de nous reporter à la manière dont Jésus a appelé, telle que les évangiles nous la rapportent. Comment choisit-il ceux qu’il appelle et comment les appelle-t-il ?
Au début de l’évangile selon saint Marc, le Christ donne, pour ainsi dire, la raison de sa venue sur terre : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » (Mc 2, 17). Dans son apparente simplicité, cette phrase pose en réalité une multitude de questions. Tout d’abord, Jésus ne définit pas le péché, ce qui pour nos contemporains peut constituer une énigme, voire conduire à quelque méprise. Surtout, il ne définit pas « les pécheurs » : désigne-t-il ainsi une catégorie indifférenciée, ou des personnages variés, et qu’ont-ils alors en commun ? Ceci amène immédiatement une autre question, dont la réponse pourra éclairer l’ensemble de notre propos : comment Jésus s’y prend-il pour appeler ces pécheurs, que cherche-t-il en les appelant ? Enfin, y a-t-il un moyen de répondre à cet appel, c’est-à-dire : à quoi les pécheurs sont-ils appelés, et les justes, dès lors, sont-ils laissés pour compte ?
Qui sont les pécheurs ?
Pour entendre et comprendre la phrase du Christ : « Je suis venu appeler les pécheurs. », il est nécessaire d’être éclairé sur qui sont les pécheurs. Le « pécheur » n’est pas simplement quelqu’un qui aurait commis de mauvaises actions, des fautes morales. Il s’agit de quelque chose à la fois de plus particulier et de plus profond. Il a fallu plus d’un millénaire pour que Dieu éduque Israël et lui apprenne à décrypter sa propre histoire, à la lire et à la relire pour comprendre, peu à peu, quel drame est vraiment en jeu dans l’histoire de l’humanité et dans chacune de nos histoires.
Dans le livre de la Genèse, le premier péché, où l’homme et la femme, Adam et Ève ensemble, ont refusé que Dieu soit totalement présent dans leur vie, a immédiatement fait voir son fruit de mort dans le second péché, celui où Caïn refuse que son frère Abel puisse avoir une vie différente de la sienne ; il refuse à son frère le droit à la vie tout court et se condamne ainsi lui-même à l’isolement. Depuis lors, le péché a déployé peu à peu ses effets jusqu’à entraîner toute l’humanité dans la mort, la mort du Déluge, châtiment des pécheurs, dont Noé va réchapper par pure grâce. L’homme sait, désormais, qu’il n’est pas un être innocent qui serait la victime d’un monde mal fabriqué, mais, au contraire, un pécheur qui ne peut vivre que parce que Dieu lui a fait franchir la mort.
Tout au long de son histoire, Israël va éprouver la réalité de cette affirmation, en commençant par la sortie d’Égypte et la traversée du désert pour entrer en Terre promise. Tout au long de son histoire, chaque membre du Peuple élu va être, peu à peu et de plus en plus, placé devant ses responsabilités : accepte-t-il de recevoir sa vie de Celui qui est plus fort que la mort ? Accepte-t-il de lutter contre son propre péché en faisant confiance à Celui qui veut le sauver de la mort ? Est-il prêt à se reconnaître pécheur, c’est-à-dire digne de mort, pour suivre jusqu’au bout Celui qui Seul peut le faire accéder à la vraie Vie ? Finalement, pour se reconnaître pécheur, il faut au moins trois conditions.
Premièrement, reconnaître, non seulement que nous n’avons pas toujours raison, mais que nous ne faisons pas toujours le bien et même que nous ne le désirons pas toujours : chacun de nous, malheureusement, peut y arriver assez vite avec un peu d’honnêteté et de lucidité sur sa vie.
Deuxièmement, il nous faut découvrir que cette inclination au mal ne se résume pas à quelques actes ponctuels ou à quelques pulsions sporadiques, mais qu’elle est profondément enracinée en nous et qu’elle nous coupe du Dieu vivant, qu’elle nous pousse quotidiennement à préférer la mort à la vie. Cette découverte n’est possible que dans la lumière de la miséricorde. Elle est le fruit de la grâce du Seigneur qui nous permet de nous regarder en face et d’arriver malgré cela à désirer vivre quand même, à ne pas céder au tropisme vertigineux de la mort.
D’où la troisième condition : se reconnaître pécheur, c’est savoir que Dieu est plus grand que notre cœur, qu’Il ne nous abandonne pas à notre péché et que notre espérance réside dans sa toute-puissance, dans le fait que sa miséricorde peut se révéler plus forte que tous nos refus. « Je ne fais pas le bien que je veux et je commets le mal que je ne veux pas. […] Malheureux homme que je suis ! » (Rm 7, 19). « Car, si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur et Il discerne tout. » (1 Jn 3, 20).
Toute l’histoire d’Israël, jusqu’à Jean-Baptiste, aboutit à cela : nous devons nous reconnaître pécheurs, non pas pour proclamer que la mort fait son œuvre en nous mais pour demander en vérité à Dieu de faire son œuvre dans nos vies. Jean-Baptiste n’annonce pas autre chose : « Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1, 15). Si l’homme se reconnaît pécheur, il peut se repentir ; s’il parvient au repentir, il peut accueillir la Bonne Nouvelle.
Cette Bonne Nouvelle, c’est que Dieu veut nous faire grâce et que, pour cela, Il a envoyé son Fils unique : « Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! » (Rm 7, 24-25). Celui qui se croit juste n’admet pas qu’il a besoin de Dieu ; celui qui se reconnaît pécheur sait que seul Dieu peut l’amener jusqu’à la vraie vie. Or cette vraie « vie s’est manifestée » (1 Jn 1, 2) en Jésus-Christ ; nous ne pouvons l’atteindre par nos propres forces, mais le Christ nous y donne accès dès lors qu’il nous appelle à lui. Cette longue pédagogie de Dieu, nous amène donc à reconnaître que le Christ, lui qui est sans péché, est venu pour le salut des pécheurs. Alors que notre péché semble nous couper, nous séparer de la sainteté de Dieu, cette sainteté manifestée en Jésus-Christ nous rattrape, nous rejoint jusque dans notre péché. « Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui » (Jn 3, 17).
Comment le Christ appelle-t-il les pécheurs ?
Il ne suffit pas de se reconnaître pécheur pour entendre l’appel du Christ. Puisque notre péché nous fait rejeter Dieu et nous coupe de sa grâce, la question capitale peut se formuler ainsi : comment le Christ va-t-il faire pour nous appeler et nous rétablir dans la communion avec Dieu ? Et plus précisément, comment, en nous appelant, nous donne-t-il les moyens de répondre à son appel ? La méditation des Évangiles nous fournit des clefs particulièrement précieuses. Par la façon dont Jésus y appelle les pécheurs, nous découvrons comment nous pouvons concrètement nous laisser nous aussi rejoindre par lui. De même qu’il guérit de nombreux malades et qu’il fait de nombreux miracles, Jésus va appeler à sa suite de nombreuses personnes. Les modalités de l’appel seront donc diverses. Mais une chose reste constante : ceux que Jésus appelle sont tous des pécheurs, dès le début… en commençant par les apôtres eux-mêmes !
Dans l’évangile selon saint Luc, particulièrement attentif aux manifestations de la miséricorde divine, la première confession du péché va coïncider avec le premier appel par le Christ. Plus encore : elle va être le fait de Pierre lui-même, le futur chef des Apôtres ! Le texte évangélique nous raconte en effet que, au terme d’une nuit entière passée en vain à essayer de prendre du poisson, une nuit où les hommes ont pu constater que le meilleur de leur expérience et de leurs forces ne leur garantit aucun résultat positif, Pierre, faisant confiance à la seule parole de Jésus, accepte de jeter à nouveau ses filets même si son intuition humaine lui fait penser que cela ne servira à rien. C’est alors la pêche miraculeuse : « ils prirent une grande quantité de poissons et leurs filets se rompaient » (Lc 5, 6).
La première réaction de Pierre à ce prodige ne consiste pas à se réjouir ou à s’étonner, mais à se jeter aux pieds de Jésus en disant : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un pécheur » ! Même si cela nous surprend, Pierre n’est pas d’abord sensible à l’écart entre ses prévisions professionnelles et le rendement surnaturel des instructions du Christ, mais il constate surtout le gouffre entre la surabondance qui émane de la personne de Jésus et sa propre pauvreté. Pour un Juif, héritier de siècles de méditations sur le péché de l’homme et la miséricorde de Dieu, cette surabondance est proprement divine. Partant, elle révèle le néant de Pierre. En d’autres termes, ce n’est pas l’expérience du péché qui provoque le sursaut vers la miséricorde divine, mais c’est l’expérience de la sainteté surabondante de Dieu qui provoque l’humble confession du péché de l’homme. La grâce est première, la sainteté est première, plus originelle que le péché. Se reconnaître pécheur, c’est affirmer que Dieu est Dieu, en l’occurrence pour Pierre que Jésus est Dieu. Dès lors, l’appel de Jésus surgit immédiatement : « Rassure-toi ; désormais, ce sont des hommes que tu prendras ». Nul besoin, ici, d’exhortation à la conversion : cela, Jean-Baptiste et les prophètes s’en sont déjà chargés. Ce qui importe, c’est la confession de la sainteté du Christ et de l’indignité de l’homme à le suivre… et c’est précisément la confession de cette indignité qui permet l’appel de Jésus à devenir disciples !
Le premier appelé est donc le premier à avoir reconnu son péché. Il n’a pu le faire en vérité que devant la perception de la sainteté surabondante du Christ. Et la conscience de son propre péché ne l’empêchera pas de devenir le premier des Douze. Ceux que Jésus appelle ne sont pas des saints voués à renvoyer le monde à son propre péché dont ils seraient préservés. Ils sont des pécheurs dont toute l’existence va témoigner de la sainteté du Christ. Cette dimension, essentielle à toute vie chrétienne, se manifestera avec une acuité particulière dans la personne de Pierre. L’évangile selon saint Matthieu le soulignera lui aussi, en rappelant que, immédiatement après avoir déclaré à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », Jésus lui dira : « Passe derrière moi, Satan » (cf. Mt. 16, 18 ;23) ; le même qui a été inspiré par le Père peut faire écho aux suggestions du diable ! Quant à saint Jean, il montrera comment la grâce du Christ, plus forte que le triple reniement de Pierre, permettra à ce dernier de faire une triple confession d’amour qui le rendra capable de suivre Jésus et de donner sa vie pour lui. (cf. Jn. 21, 15-19).
Ce qui vaut pour Pierre vaut pour les autres apôtres. Le second appel de Jésus en saint Luc, après celui adressé à Pierre et ses compagnons, concernera Lévi, un publicain (Lc 5, 27-28). Cet épisode est, lui aussi, particulièrement significatif. Les publicains, en effet, étaient des collecteurs d’impôt. Méprisés et détestés, ils apparaissaient à la fois comme des collaborateurs, puisqu’ils finançaient l’occupant romain, et comme des rapaces, dans la mesure où ils se rémunéraient eux-mêmes sur l’impôt qu’ils prélevaient. D’un point de vue strictement religieux, ils se trouvaient donc dans une terrible situation, car ils contrevenaient à la fois au commandement de l’amour de Dieu, qui avait donné sa Terre à Israël, et à celui de l’amour du prochain, en taxant leurs compatriotes. Les publicains étaient donc interdits de synagogue et celui qui allait chez eux ou les fréquentait devenait impur. Ils étaient vraiment les derniers des pécheurs.
Or c’est un tel homme que le Christ va appeler pour devenir un des Douze. Comment s’y prend-il pour attirer à lui un homme qui, cette fois, n’est plus un patron de pêche, mais une sorte de professionnel de l’impureté ? Les trois évangiles qui nous relatent ce moment ne nous fournissent guère de détails [1]. Ils insistent surtout sur le caractère impérieux de l’appel de Jésus et sur la réponse immédiate de Lévi. Mais Luc nous donnera de précieuses indications en relatant l’appel d’un autre publicain, Zachée, à la fin du ministère public de Jésus [2]. Il insiste notamment sur le fait que Zachée « cherchait à voir qui était Jésus, mais il ne le pouvait à cause de la foule, car il était petit de taille. Il courut donc en avant et monta sur un sycomore pour voir Jésus, qui devait passer par là. Arrivé en cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : “Zachée, descends vite, car il me faut aujourd’hui demeurer chez toi.” Et vite il descendit et le reçut avec joie » (Lc 19, 3-6).
La mention du sycomore, dans un tel contexte, est intéressante. D’abord, voir Zachée, un pécheur public, monter dans un tel arbre pour s’y faire saisir par le Christ renvoie le familier de la Bible à l’arbre du premier péché dans le jardin de la Genèse : mais au lieu que le pécheur s’empare du fruit que Dieu lui a demandé de ne pas prendre, c’est désormais lui qui se laisse cueillir par Jésus pour la rémission de ses péchés. Dieu a renversé la situation. Autre élément, qui aide à comprendre pourquoi Zachée a ainsi été touché, l’arbre lui a permis de s’élever plus haut que Jésus ; en d’autres termes, le Seigneur est situé plus bas que Zachée, cet homme pécheur moralement et petit physiquement, si bien qu’il ne peut s’adresser à lui qu’en levant les yeux vers lui. Pour convertir le publicain, le Christ n’apparaît pas dans sa gloire comme celui qui juge, il vient humblement comme celui qui s’abaisse et cherche son regard. Il n’est pas celui qui condamne, mais celui qui recherche son hospitalité. Il n’est pas celui qui réclame, mais celui qui veut lui faire don de sa présence. Celui qui transperce le cœur de Zachée est le même qui laissera transpercer son propre cœur en donnant sa vie sur la Croix. En filigrane, c’est tout « l’abaissement » du Verbe qui est ici suggéré (cf. Ph 2) [3].
L’appel de Lévi et celui de Zachée confirment donc et prolongent ce que l’appel de Pierre avait permis d’entrevoir. C’est bien une surabondance de vie et de sainteté qui permet au disciple à la fois de confesser son péché et de s’engager à la suite de Jésus, que ce soit en intégrant le groupe des Douze ou en renouvelant sa manière d’être, de travailler et de se comporter. Chacun est rejoint en son cœur, non pour nier ou pour effacer le passé, mais pour le transfigurer en en faisant le lieu de déploiement de la miséricorde divine, miséricorde que Jésus porte à son accomplissement sur la Croix, en donnant sa vie pour chacun et pour tous. Ce n’est pas notre générosité qui nous donne de rejoindre le Christ, c’est la générosité de Dieu qui nous permet de témoigner du pardon qu’il nous accorde. À la racine de tout appel, il y a l’incroyable générosité du Christ, qui a préféré notre vie à la sienne, alors que nous étions encore pécheurs (cf. Rm 5, 6-8). La Croix est la source de notre appel, parce qu’elle est le sceau de notre pardon.
Une tentation consisterait en effet à voir ces conversions comme de « simples » miracles et la sortie du péché comme un prodige parmi d’autres. Jésus « retournerait » les publicains et se susciterait des disciples de la même manière qu’il purifie des lépreux ou rend la vue à des aveugles. Pour nous éviter cette méprise, saint Luc prend soin d’intercaler, exactement entre l’appel de Pierre et celui de Lévi, l’épisode du paralytique que ses amis font passer par le toit pour descendre son brancard dans la maison où Jésus effectue des guérisons (Lc 5, 17-26). « Voyant leur foi, Jésus dit : “Mon ami, tes péchés te sont remis”. Les scribes et les pharisiens se mirent à penser : “Qui est-il, celui-là qui profère des blasphèmes ? Qui peut remettre des péchés sinon Dieu seul ?” ». Cette réaction est parfaitement légitime : puisque le péché est une offense à Dieu, seul Dieu peut le remettre. Apparemment, Jésus blasphème. Pour accepter ses propos, il faut avoir foi en lui, c’est-à-dire lui reconnaître un pouvoir divin. De cela, Jésus ne peut donner de preuve (sans quoi la foi ne serait plus la foi…), il ne peut donner que des signes (et le plus grand signe sera celui de la Résurrection). C’est pourquoi il enchaîne en déclarant : « Quel est le plus facile, de dire : tes péchés te sont remis, ou de dire : Lève-toi et marche ? Eh bien ! Pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir sur terre de remettre les péchés, je te l’ordonne, dit-il au paralytique, lève-toi, prends ta civière et rentre chez toi. À l’instant même, il se leva sous leurs yeux, prit ce sur quoi il gisait et s’en alla chez lui en glorifiant Dieu ». Jésus est donc parfaitement conscient qu’il revendique un pouvoir sans commune mesure avec tous les dons de guérison existant. Mais ces dons peuvent se vérifier. Il semble plus facile de déclarer que les péchés sont remis que de dire « Lève-toi et marche », parce qu’il n’y a pas de preuve visible de la rémission des péchés. D’où le renversement : Jésus va accomplir la plus grande et la plus spectaculaire des guérisons en soulignant qu’il ne s’agit que d’un modeste signe par rapport à la réalité qui s’accomplit invisiblement mais qui est bien plus importante, celle du pardon des péchés. Le Christ est venu parmi les hommes pour que leur péché puisse être détruit, c’est-à-dire pour que les pécheurs puissent recommencer à vivre. Ses disciples n’en sont pas encore à croire qu’il est Dieu, mais déjà ils comprennent que cet homme est venu leur apporter un don divin. Comme le souligne Matthieu dans son propre récit, « À cette vue, les foules rendirent gloire à Dieu d’avoir donné un tel pouvoir aux hommes ». Un pouvoir qui change la vie, parce qu’il la redonne en plénitude.
Il faut encore souligner une dimension particulière de l’appel de Zachée. Si la réponse des pécheurs à l’appel que le Christ leur adresse implique une conversion, cette dernière n’entraîne pas forcément de tout abandonner pour suivre Jésus. Il y a ceux à qui cette exigence est réservée, Pierre et ses compagnons par exemple. Mais il y a aussi ceux qui doivent vivre le salut dans leur cadre quotidien. L’appel est adressé à tous, mais selon des modalités diverses ; le don est offert à chacun, mais dans un contexte à chaque fois personnel. Le Seigneur ne nous demande pas forcément de vivre une autre vie, il nous demande de vivre en plénitude ce que notre péché avait gâché.
Ainsi Zachée change du tout au tout sa façon d’utiliser l’argent, sans pour autant abandonner son métier. D’autres exemples, parfois déconcertants, nous sont fournis par les évangiles. Citons-en deux qui sont bien connus. D’abord celui de la femme adultère (cf. Jn 8, 3-11). Celle-ci a été prise en flagrant délit et convaincue de péché. Jésus commence par lui sauver la vie en déclarant : « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Ce n’est qu’une fois ce don fait qu’il s’adresse à elle directement, d’abord pour ajouter : « Moi non plus je ne te condamne pas », alors qu’il est lui-même sans péché, puis en lui ordonnant : « Va, désormais ne pèche plus ». Le don qui vient d’être fait à la femme entraîne pour elle une responsabilité : elle doit faire bon usage de ce qu’elle a reçu, en se sachant faillible. Pour autant, ce qui lui est demandé revient simplement à vivre droitement sa condition de femme mariée, qu’elle avait trahie par son péché. Rendre gloire à Dieu, vivre une vie nouvelle, signifiera pour elle revenir pleinement à sa condition quotidienne. De même dans l’épisode du Gérasénien libéré de nombreux démons (cf. Lc 8, 26-39) : « L’homme dont les démons étaient sortis le priait de le garder avec lui, mais il le renvoya en disant : “Retourne chez toi et raconte tout ce que Dieu a fait pour toi.” Il s’en alla donc, publiant par la ville entière ce que Jésus avait fait pour lui ». Outre qu’une fois de plus « ce que Jésus a fait » est identique à « ce que Dieu a fait », ce qui est demandé au pécheur libéré est simplement de témoigner de sa guérison dans son milieu habituel… ce qui fournit, dans l’évangile, le premier exemple d’une action d’évangélisation en dehors d’Israël ! En nous appelant, Dieu nous renouvelle ; en nous accordant sa grâce, il nous donne de pouvoir regarder en face notre pauvreté ; en nous faisant miséricorde, il nous rend aptes à communiquer cette dernière.
Porteurs de l’appel de Dieu
Non seulement l’appel des pécheurs est une grâce extraordinaire, non seulement le pardon des péchés constitue un don proprement divin, mais ce don, fait à chaque fois dans un cadre précis et selon des modalités tout à fait personnelles, nous rend aptes à notre tour à relayer l’appel du Christ. Celui qui reconnaît son péché et qui reçoit le don du Christ attire à lui et avec lui de nombreux autres pécheurs. À l’issue de la pêche miraculeuse, Pierre suit le Christ en compagnie de « tous ceux qui étaient avec lui » (cf. Lc 5, 9-11). Après son appel, Lévi offre à Jésus « un grand festin dans sa maison et il y avait à table avec eux une foule nombreuse de publicains et autres gens. » (Lc 5, 29). Zachée lui aussi, en recevant Jésus chez lui, se met à combler les pauvres et à faire du bien à ceux auxquels il avait fait du tort. Et quand le paralytique a été relevé, tous se mettent à glorifier Dieu (cf. Lc 5, 25). Ainsi, le don qui nous rejoint à l’intime de notre cœur bénéficie finalement à nombre de nos compagnons et même à certains qui pouvaient nous sembler étrangers.
Les signes du pardon et de la nouvelle vie que nous avons reçus, ne s’expriment pas simplement par une attitude passive, sans initiative de notre part. L’Église n’est pas simplement une congrégation « d’appelés » ou « d’élus » dont le seul rayonnement suffirait à attirer tous les hommes en son sein, même si la paix et la joie sont des signes distinctifs des disciples du Christ. Elle est une communauté de pécheurs relevés par la miséricorde surabondante de Dieu et elle est animée du désir de partager la Bonne Nouvelle avec ses contemporains. Le berger qui a retrouvé sa brebis, la femme qui a retrouvé sa pièce, le père qui a retrouvé son fils se précipitent pour partager la joie de ces retrouvailles, comme Luc nous le dit dans ses paraboles de la miséricorde (cf. Lc 15). Dieu nous invite à partager sa joie devant le pécheur retrouvé. « Réjouissez-vous avec moi car j’ai retrouvé ma brebis qui était perdue. » (Lc 15, 6).
En demandant au diocèse de Paris de vivre cette année comme une année de l’appel, c’est bien une double invitation que j’ai faite aux catholiques parisiens : relayer l’appel du Christ et partager avec tous leur joie d’avoir connu le pardon. Nous ne pourrons le faire qu’en témoignant du don reçu. Comme le dit saint Paul à son disciple Timothée : « Le Christ Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs dont je suis, moi, le premier. Et s’il m’a été fait miséricorde, c’est pour qu’en moi, le premier, Jésus-Christ manifestât toute sa longanimité, faisant de moi un exemple pour ceux qui doivent croire en lui en vue de la vie éternelle » (1 Tm 1, 15-16).
Pour appeler les pécheurs, nous ne pouvons pas nous réclamer de la sainteté de notre vie. Nous devons témoigner du bonheur qui est le nôtre de pouvoir vivre à fond malgré la présence du péché. C’est ce dont pourraient témoigner beaucoup des catéchumènes qui s’apprêtent à recevoir le baptême : ce qui attire en Jésus, ce dont l’Église doit se faire le relais, c’est la plénitude de vie et de bonheur qui lui est donnée en partage au milieu de toutes les difficultés et malgré nos faiblesses. Comme saint Paul le disait déjà aux Corinthiens : « Ma grâce te suffit : ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. Aussi mettrai-je mon orgueil bien plutôt dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ… Car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. » (2 Cor. 12, 9-10).
Notre péché reconnu et pardonné, nos faiblesses surmontées par la grâce de Dieu sont un formidable message d’espérance que nous pouvons donner à ceux qui sont submergés par la culpabilité et la peur. Nous n’allons pas aux autres pour les écraser par notre supériorité, mais pour être devant eux les témoins de la Bonne Nouvelle : « Le Fils de l’Homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » (Lc 19, 10). Lui seul est capable de nous arracher au pouvoir du péché et de la mort. Pierre et Jean le proclamaient devant le Sanhédrin : « Il n’y a aucun salut ailleurs qu’en lui : car il n’y a sous le ciel aucun autre nom offert aux hommes qui soit nécessaire à notre salut. » (Ac 4, 12).
Comme sur l’aveugle Bartimée, au bord du chemin de Jéricho, sur chacune et sur chacun d’entre nous a retenti la parole d’espérance : « Confiance, lève-toi, il t’appelle. » (Mc 10, 40) et nous essayons de suivre Jésus sur le chemin. À notre tour, nous devenons porteurs de cette parole d’espérance pour tous ceux qui mendient une lumière dans la nuit de leur aveuglement et nous sommes appelés à leur dire : « Confiance, lèvetoi il t’appelle. »
[1] Cf. aussi Mt 9, 9 ; Mc 2, 13-14.
[2] Il y a donc chez Luc inclusion des deux appels de publicains quant au ministère public : on ne saurait insister davantage sur la conversion des pécheurs comme objectif global de la mission du Christ.
[3] Une méditation analogue sera conduite, avec des moyens visuels, par le Caravage dans sa Vocation de saint Matthieu à Saint-Louis des Français. Pour arracher Matthieu au triple péché de l’argent (compté sur la table), de la chair (cf. compagnon de Matthieu) et de la violence (cf. armes), le geste impérieux du Christ, reproduisant dans son mouvement celui du Créateur de la Sixtine, se situe à l’aplomb de la Croix figurée sur les montants de la fenêtre : l’appel du pécheur est une nouvelle création, qui passe par la Croix pour le rejoindre.