Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “La démocratie difficile”
Le dimanche 20 février 2005, le père Frédéric Louzeau, théologien, et Marcel Gauchet, philosophe, ont donné la deuxième conférence du cycle “Dialogue, entre la foi chrétienne et la pensée contemporaine”.
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions Parole et Silence.
Introduction
Par la père Frédéric Louzeau.
Le titre que nous avons retenu pour cette deuxième conférence de carême à Notre-Dame est : la démocratie difficile ! Ce titre ne va pas de soi, et il exige quelques éclaircissements préliminaires en guise d’introduction. Que la démocratie européenne actuelle, la nôtre, celle que nous « respirons », puisse éprouver des difficultés, beaucoup peinent à le concevoir et certains mêmes seront choqués que nous l’affirmions. En effet, d’une part depuis bientôt 60 ans, le régime démocratique s’est consolidé dans la grande majorité des pays de l’Europe occidentale. D’autre part les valeurs démocratiques fondamentales font l’objet d’un large consensus : aucune force politique notable ne remet aujourd’hui ouvertement en cause le principe de séparation des pouvoirs entre l’Église et l’État, celui de la représentation parlementaire, ou le socle commun des droits de l’homme. Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Pourtant, il nous est impossible d’ignorer le profond désespoir des citoyens face au pouvoir, que l’alternance politique ne parvient plus à juguler, ainsi que leur désarroi moral concernant le sens des grandes orientations de l’existence. Ce trouble inédit nous incite à réfléchir avec vous ce soir sur ce qui peut mettre en difficulté une démocratie comme la nôtre. En réalité, les facteurs susceptibles de la menacer peuvent se classer en deux grandes catégories. D’une part, les éléments extérieurs au régime lui-même, à vrai dire les plus faciles à repérer : par exemple le danger d’une nation étrangère conquérante, ou bien une crise économique plongeant la population dans une grande précarité, ou encore une découverte technique ou scientifique qui bouleverse à ce point les modes de pensée et de vie, qu’est remis en cause l’équilibre global des forces du pays. Pour l’heure, aucun de ces facteurs extérieurs ne semble faire peser sur notre démocratie une menace imminente. Mais, d’autre part, il existe aussi d’autres éléments, plus mystérieux, qui fragilisent notre régime politique. Des facteurs intérieurs à la démocratie elle-même, qui tiennent à son mouvement intime, à sa vocation et à ses tentations propres. Ce sont de ces facteurs, à vrai dire les plus difficiles à percevoir et à admettre, que cette conférence voudrait vous entretenir.
Qui mieux que Marcel Gauchet pouvait nous aider à formuler ce discernement de la conscience démocratique. Philosophe et historien, directeur de recherche à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, il s’est rendu célèbre en 1985 en publiant Le désenchantement du monde, essai d’histoire politique de la religion. Il est aussi depuis de longues années un observateur lucide de la vie politique de notre pays et de l’Europe. Résumer son itinéraire intellectuel serait très imprudent et nous ne pouvons que renvoyer à l’un de ses derniers livres, La condition historique, où il s’en est expliqué. Pour l’heure, Marcel Gauchet va nous présenter trois difficultés principales de la conscience démocratique. Et moi-même, enseignant la doctrine sociale de l’Église à la Faculté Notre-Dame, actuellement en thèse de doctorat sur la pensée politique du P. Gaston Fessard à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales ainsi qu’aux facultés jésuites de Paris, je reprendrai la parole pour poursuivre la réflexion sur l’un de ces trois points.
La démocratie difficile
Par Marcel Gauchet
Il flotte dans nos sociétés un indéfinissable malaise. Jamais nous n’avons été aussi riches, jamais nous n’avons joui d’un tel confort, d’une existence aussi protégée, jamais nous n’avons été aussi libres, jamais depuis qu’elle existe la démocratie n’a bénéficié d’un tel accord. Et pourtant un inexprimable désarroi hante et trouble ce bonheur officiel, une inquiétude sourde, mais lancinante, brouille l’image des lendemains, si elle ne rend le futur impensable.
De quoi ce mal mystérieux est-il fait ? Du vertige devant les nouveaux défis qui pointent au-delà des grands problèmes qui ont nourri les tragédies du XXe siècle et qui sont désormais derrière nous. On ne célébrera jamais assez la réussite des efforts qui nous ont extirpé, depuis 1945, de ces questions qui avaient longtemps semblé autant d’écueils fatals aux yeux de nos devanciers : la question sociale, la question nationale, la question du régime représentatif. Nous avons la chance insigne d’être en droit de penser qu’elles ne ravageront plus l’Europe. Mais l’humanité ne résout décidément ses problèmes que pour en voir surgir d’autres. Nous voici jeté au-devant de difficultés auxquelles nous n’avions point songé et que nous avons de la peine à identifier. C’est qu’elles sont d’une nature autrement plus insidieuse et subtile que celles auxquelles nous étions accoutumés. Cela ne les rend pas moins redoutables.
Trois d’entre elles me semblent particulièrement lourdes de conséquences.
La société du savoir secrète une ignorance spécifique vis-à-vis de ses racines. Est-elle capable de perpétuer l’identité qui la fonde ?
La démocratie pacifiée voit son objet se dérober dans le consentement qui la réunit. Mieux elle assure une coexistence réglée entre les personnes et les groupes, et moins elle sait répondre à la question : pourquoi vivre ensemble ?
L’humanisme triomphe, mais chemine sous son couvert une insensible altération de l’humanité de l’homme. Que sommes-nous, qui peut se perdre, au-delà de nos droits et de notre dignité ?
Jamais autant de moyens n’ont été consacrés à l’instruction, à l’éducation, à la formation des nouveaux venus ; jamais autant d’informations n’ont été accessibles ; jamais autant de possibilités de savoir n’ont été disponibles. Et cependant une difficulté essentielle affecte la transmission. Elle ne frappe pas au hasard. Elle porte électivement sur ce qui donne sa pleine portée à ce mot de transmission, c’est-à-dire l’identité historique de nos sociétés. Ce que nous peinons spécifiquement à transmettre, c’est le sens du passé qui nous a faits, de la culture dont nous sommes héritiers, du parcours qui se prolonge au travers de nos entreprises. Nous parvenons toujours, tant bien que mal, à instituer des individus, à développer leurs compétences, à les pourvoir d’un bagage professionnel et technique. Ce que nos sociétés réussissent de moins en moins à faire, en revanche, c’est donner à ces mêmes individus le sentiment de leur place dans l’histoire et la mesure de la solidarité avec un chemin dont il leur revient d’inventer la suite. Car c’est la plus haute liberté qu’il nous soit donné d’exercer, dans le monde historique qui est devenu le nôtre : celle de nous projeter dans l’avenir, sur la base de l’assimilation critique de l’héritage qui nous a constitués. Ce lien vivant avec la continuité des temps était assuré, jusqu’à une date récente, par le principe de tradition. Tout dévalué, affaibli, exténué qu’il était, il continuait secrètement de fournir aux acteurs de notre monde l’axe de leur expérience. Il a achevé de se dissoudre dans la prodigieuse accélération de la modernité qui nous emporte depuis trois décennies. Sa disparition nous laisse impuissants devant la tâche de transmettre, privée de ce qui nourrissait chez les êtres le besoin de s’inscrire en esprit dans une généalogie.
Ainsi, par un retournement extraordinaire, notre société obsédée de mémoire engendre-t-elle l’amnésie. C’est que les monuments qu’elle vénère, le patrimoine qu’elle préserve à grands frais, les musées dont elle se couvre sont les expressions mêmes de cet éloignement du passé, un passé qu’on entend d’autant plus conserver qu’on n’entretient plus avec lui un commerce intime. Ce passé embaumé est un passé extérieur, qu’il n’y a pas de sens à vouloir s’approprier, si grand que soit le respect qu’on lui manifeste. C’est le passé d’un présent qui se suffit à lui-même, avec les individus qui le peuplent. Ils sont sans dette vis-à-vis de ce qui les a précédés, comme ils sont sans obligation vis-à-vis de ce qui leur succédera. Mais, après tout, me dira-t-on, n’est-ce pas cela la liberté ? Et si l’humanité était parvenue à se délivrer des chaînes du temps ?
En réalité, la médaille comporte un revers. La vérité est que cette désinsertion de la trame du devenir fabrique des acteurs qui ne savent pas bien qui ils sont ni quel est le sens de leur action. À la lettre, ils ne se connaissent pas. Ils flottent dans une étrangeté à eux-mêmes qui justifie de parler d’une aliénation d’un genre nouveau. Mais au-delà du trouble des individus, comment ne pas évoquer le problème de la reproduction des communautés historiques ? Sans doute la vitesse acquise par un processus multiséculaire est-elle assez grande pour que le vaisseau poursuive sur son erre durant quelque temps encore, même dans l’ignorance de l’équipage relativement à sa direction. Mais qui pourrait croire une telle situation durable ? Peut-être est-ce le motif le plus profond de l’incapacité si remarquable de nos sociétés à se représenter un avenir quelconque. S’il y a une chose dont elles ne sont pas sûres, c’est d’être capables de se donner un avenir à la hauteur de leur passé.
Non seulement les régimes démocratiques se sont stabilisés, non seulement leurs principes se sont universellement imposés, mais ils se sont transformés dans le sens d’une intégration soucieuse de faire place à tous. Trois maîtres-mots résument cette consécration contemporaine des libertés : neutralité de l’État garantissant le respect des consciences, pluralisme reconnu des forces spirituelles au sein de la société, tolérance vis-à-vis des différences individuelles. Nos démocraties peuvent s’enorgueillir, en somme, nous disent de bons auteurs, d’avoir trouvé la formule finale de la coexistence humaine, autorisant la diversité des choix à prospérer pacifiquement dans la reconnaissance mutuelle et l’observation d’une commune règle du jeu.
Pourtant, cette formule si séduisante sur le papier, puisqu’elle ne laisse personne en dehors d’elle, ne va pas sans une frustration considérable des citoyens. Elle s’exprime dans leur ambivalence à l’égard des détenteurs du pouvoir. Ceux-ci se voient du même mouvement sommés de s’abstenir et accusés de ne rien dire. Il leur est simultanément demandé et reproché de se contenter de gérer. Ils ne sont que les gardiens du cadre où s’exercent les libertés, cela leur est constamment rappelé, contre toute tentation d’officialiser une conviction privée. Car c’est aux individus et à eux seuls qu’il appartient de se proposer des fins et de se revendiquer de valeurs dernières. En même temps, les gouvernants sont placés continûment sur la sellette pour leur absence de principes, leur défaut de vision de l’avenir, leur incapacité à répondre au pourquoi qui donnerait sens aux politiques qu’ils mènent.
C’est qu’en effet il est difficile de s’accommoder d’un monde où chacun est maître absolu des fins et des valeurs qui lui semblent dignes d’être poursuivies, mais où, du même coup, le monde commun échappe à toute prise, puisqu’il n’est que la résultante automatique des entreprises des uns et des autres. Comment se désintéresser des fins et des valeurs qui s’incarnent dans cette somme involontaire et qui prennent au final la force exemplaire de l’institution publique ? L’idée de démocratie perd sa substance dans cet impouvoir de tous qui s’alimente de la liberté de chacun. L’exercice du pouvoir y devient dérisoire, et la véhémence des reproches adressés aux hommes publics sur ce chapitre traduit bien la haute portée de symbole dont il est investi. Contrairement aux apparences, la démocratie passe par le pouvoir plus que tout autre régime : elle est puissance sur soi ou elle n’est pas. Rien n’est plus étranger à son esprit véritable qu’une société politique de marché. Elle est façonnement du monde commun ou elle perd tout sens.
Elle a besoin pour ce faire de valeurs et de fins délibérées et avouées en commun. Les choix gestionnaires les plus prosaïques engagent en réalité des fins supérieures ; une démocratie digne de ce nom ne peut faire l’économie de leur discussion.
Nous sommes en train d’en faire l’expérience, à partir du degré exceptionnel atteint par l’émancipation des individus : la juxtaposition des libertés n’est pas destinée à nous suffire. Nous ne sommes pas à la fin de l’histoire. Nous attendons invinciblement autre chose de la démocratie. L’interrogation sur le sens de la coexistence humaine n’est pas close.
Les leçons d’inhumanité du terrible XXe siècle ont fini par porter : les droits de l’homme ont pris en regard une portée de fondement indiscutable. Cette consécration solennelle en forme de conjuration rétrospective n’empêche pas, toutefois, le développement d’une mise en question difficile à cerner, parce qu’elle n’est plus frontale, mais souterraine, qu’elle ne s’en prend directement ni à l’intégrité des personnes ni à leur dignité, mais qu’elle se diffuse à l’abri de leur invocation.
En un certain point, sommes-nous amenés à découvrir, non sans stupeur, la liberté de l’individu, l’affirmation de son auto-suffisance native, la revendication de son authenticité, sa volonté d’« être lui-même », se retournent contre une dimension de l’identité humaine que nous n’apercevions pas tant qu’elle était incorporée comme une sorte de donnée d’évidence dans la trame civilisationnelle, mais dont l’importance nous saute aux yeux lorsqu’elle se révèle fragile. La déliaison de l’individu, le culte de sa singularité, la foi dans sa spontanéité mènent à en faire un être de la nature et à méconnaître la part de la culture dans son élévation à l’humanité.
Culture ne désigne pas ici les ornements de l’esprit ou un bagage de connaissances, mais une réalité autrement fondamentale, dont il n’est pas besoin d’être lettré pour participer, qui est le travail de l’humanité sur elle-même par lequel elle se met en forme au travers des règles morales, des exigences esthétiques ou des impératifs d’un savoir partagé. Nous sommes des êtres de culture en ceci que nous ne sommes pas immédiatement donnés à nous-mêmes, mais que nous avons à nous constituer, et que nous ne pouvons y parvenir qu’au travers de l’appropriation de ces systèmes de normes qui nous procurent à la fois distance vis-à-vis de nous-mêmes et communauté de références avec nos semblables. Notre nature est de n’accéder à nous-mêmes que par la médiation de la culture.
Or il est de la logique de l’individualisme contemporain, étant donné l’ampleur inédite de ses ambitions, de se prolonger dans un « naturalisme » aveugle à cette fonction constituante de la culture. Il tend à n’y voir qu’un carcan autoritaire dont la liberté des modernes est destinée à nous délivrer. Il récuse l’arbitraire des normes au nom de l’universalité de l’individu ; il repousse l’artifice des formes au nom de l’authenticité de l’expression singulière.
Rien de dramatique, à première vue, dans cette déculturation qui naît de l’exacerbation du désir d’être soi. Il est vrai qu’elle paraît bien anodine en regard des terreurs idéologiques du passé. Elle représente pourtant une déshumanisation que son caractère « bienveillant et doux » n’empêche pas d’être implacable. Elle corrode silencieusement les modalités quotidiennes du rapport à soi-même et de la relation à autrui. Sous couvert de libérer, elle abaisse en secret. Aux antipodes de l’inhumanité violente que nous avons connue, elle est une déshumanisation d’indifférence à ce qui fait l’homme.
Je me suis borné, à dessein, à établir un diagnostic. Je m’en voudrais de conclure, toutefois, sans préciser que les difficultés que je me suis attaché à mettre en lumière ne sont, à mes yeux, ni insolubles, ni insurmontables, si redoutables qu’elles paraissent. Elles sont nos questions pour longtemps, mais j’ai confiance dans l’avenir que je ne verrai pas pour en venir à bout. Les affronter requiert le concours de tous les hommes de bonne volonté, les chrétiens et les autres. C’est ici qu’au-delà du constat, commence le dialogue.
Marcel Gauchet
La démocratie difficile
Par le père Frédéric Louzeau
M. Gauchet vient d’évoquer le problème, propre aux sociétés démocratiques modernes, de la transmission aux générations nouvelles de leur identité historique. Nous devons bien peser son affirmation : il n’entend pas d’abord souligner ce fait, connu de tous, que la majorité des enfants et des étudiants de notre pays connaissent peu, mal ou pas du tout les événements de leur histoire nationale ou mondiale – phénomène qui n’est encore qu’un symptôme. En vérité, il circonscrit une réalité beaucoup plus profonde, qui blesse l’intime même de la conscience humaine, ce lieu secret où s’articulent le passé, le présent et l’avenir, et où se décident les grandes orientations de l’existence. Quelques heures supplémentaires d’enseignement de l’histoire ou la visite obligatoire de grands musées ne changeront donc pas grand-chose au fond du problème : il s’agit d’une situation structurelle.
En quelques mots qu’un autre cadre appellerait à longuement développer, la condition actuelle pourrait se résumer ainsi : l’homme des démocraties contemporaines peine à concevoir l’inscription de sa situation personnelle dans la trame d’un déroulement historique. Il lui devient donc de plus en plus difficile de trouver sa place singulière dans la société et dans l’histoire, bref de moins en moins pensable de concevoir sa propre existence comme une vocation unique et insubstituable au service d’un projet collectif. Ayant réduit le sens de son histoire à un pur présent détaché du passé, il éprouve de grandes difficultés à devenir ce que M. Gauchet appelle un « acteur historique », ou encore ce que les chrétiens préfèreront appeler une « personne ». Pour une conscience, perdre le sens de l’histoire, c’est perdre aussi la capacité de se connaître comme personne.
Comment en sommes-nous parvenus là ? Quel rôle l’Église peut-elle espérer jouer ?
Qui cherche à sonder le mouvement qui a conduit la société contemporaine à cette dissolution de l’identité historique rencontre d’abord un renversement paradoxal. Aux origines de la démocratie, tout au moins en France, la Révolution de 1789 a répercuté violemment, à l’échelle d’un royaume, le désir d’un très grand nombre d’échapper enfin au carcan d’une société féodale à bout de souffle, à l’intérieur de laquelle les places, les rangs, les rôles se recevaient, s’éprouvaient et parfois même se perdaient indépendamment des mérites et des libertés. En caricaturant le trait, à cette structure sociale rigide des anciens régimes échappaient seulement les bandits et les saints, les premiers par la marginalité qui résultaient de leur violence, les seconds par l’inventivité de leur charité. Qu’on se souvienne par exemple d’un saint François d’Assise, remettant symboliquement la totalité de ses vêtements à un père, qui rêvait probablement de le voir perpétuer la tradition familiale du grand commerce. En ce sens l’impulsion démocratique de la Révolution française portait l’espérance avouée d’un progrès humain considérable, puisqu’elle avait pour projet d’inscrire dans le corps politique les nécessaires conditions, pour que chaque citoyen puisse librement choisir et orienter son existence, sans que les structures sociales préétablies la lui imposent. Seulement, et en ceci consiste le renversement paradoxal, poussé à l’extrême, l’affranchissement des formes sociales, conduit à l’oubli de l’histoire et à l’impossibilité de penser sa vie comme vocation singulière.
À vrai dire, entre l’émergence de la démocratie et notre condition actuelle, un parcours complexe, long de plus de deux cents ans, s’est déroulé. Délicat à saisir, il l’est plus encore à résumer. En première approximation cependant, il semble que cette difficulté récente à transmettre l’identité historique tient en grande partie à la déroute des idéologies majeures du XIXe et du XXe siècle. Car ces idéologies prétendaient détenir le secret du déroulement des événements de l’histoire universelle. Elles étaient parvenues à résumer leur philosophie en des formules simples, d’allure quasi-catéchétique. Chacune proposait une origine et une fin de l’histoire, ainsi qu’un moteur pour passer de l’une à l’autre. Pour le libéralisme, à l’origine de l’histoire humaine, se trouve l’individu contraint, pour pouvoir se nourrir, de s’approprier les fruits de la nature. La fin de l’histoire, quant à elle, consiste en une organisation de l’humanité, où chaque être parviendrait à trouver de quoi combler ses besoins tant matériels que spirituels, selon un progrès indéfini. Entre l’origine et la fin, le moteur de l’histoire est assuré par la mise en place d’un ordre politique garantissant les libertés fondamentales et le développement d’un ordre économique basé sur la libre production et libre échange. Constatant les difficultés des sociétés libérales du XIXe siècle à incarner leurs rêves, un philosophe allemand, K. Marx, édifia une autre conception du drame humain. Interprétant comme personne le tournant culturel de la révolution industrielle, il aperçut comme phénomène originel et constitutif de l’humanité, le travail, au moyen duquel l’homme transforme la nature et en retour est modelée par elle. Au terme de l’histoire, Marx espérait l’avènement d’une immense Fraternité universelle, sans classes sociales et sans États. Entre les deux, le devenir générateur de l’histoire était à chercher dans la lutte des classes, dans la suppression de celle qui avait accaparé les moyens de production. Lorsque cette idéologie parvint à s’établir comme force d’action sociale et à s’incarner dans des régimes politiques, une troisième et dernière idéologie ne tarda pas à s’élaborer en réaction à la précédente. Pour le fascisme et plus encore pour le nazisme, l’origine de l’histoire humaine se caractérise par une lutte à mort entre les individus ou les peuples, analogue à celle qui régit l’évolution des espèces. Au dénouement du drame humain, le peuple de maîtres sera parvenu à établir une soi-disant civilisation supérieure, sous la forme d’une domination étendue à toute l’humanité, le devenir générateur de l’histoire se comprenant comme un immense effort pour préparer et gagner cette guerre universelle.
Voici résumé à l’extrême le canevas du sens de l’histoire fourni par les trois idéologies majeures. Le simple énoncé de ces quelques propositions sur le déroulement du temps, en particulier dans les cas des doctrines totalitaires, suffit à constater aisément qu’elles ne fascinent plus aujourd’hui les consciences, du moins dans leur totalité. Seulement, il en était autrement il y a encore quelques dizaines d’années : des hommes et des femmes, du même bois que vous et moi, décidèrent du sens de leur vie en acquiesçant à ces formules. Pensez par exemple aux instituteurs de la IIIe République, aux maîtres qui ont bâti l’Éducation nationale : nombre d’entre eux quittèrent leur lieu d’origine pour s’installer au loin, acceptèrent avec courage et abnégation de profonds sacrifices, parce qu’ils avaient conscience de s’inscrire dans un vaste processus historique, de servir à l’émancipation d’un peuple et à l’avènement d’une société d’hommes libres, égaux et frères. Aujourd’hui cette mystique républicaine, d’essence profondément libérale, s’est en pratique évaporée. Pensez également, de manière beaucoup plus dramatique, aux dizaines de millions de citoyens occidentaux, en grande majorité des jeunes dans la pleine force de leur âge, qui conçurent, jouèrent, et souvent perdirent leur vie sous l’étendard des grands mouvements totalitaires. Les uns rêvaient d’une paix de mille ans, les autres d’une vaste société mondiale et fraternelle, où tout rapport de domination ayant disparu, chaque être trouverait du même coup pleine satisfaction de ses besoins d’existence. Combien d’années de souffrances auront-elles été nécessaires pour que s’écroule l’extraordinaire pouvoir de fascination de ces pensées, et avec lui la confiance ou l’espérance en un sens de l’histoire pleinement humain ?
Au terme de ce parcours, nous voici donc parvenus à une situation bien étrange, où le citoyen d’une démocratie moderne risque secrètement d’être de nouveau prisonnier, non plus certes d’un ordre social aux structures rigides comme avant la Révolution française, ni d’une menace idéologique organisée, mais simplement d’une existence toute faite et sans histoire, façonnée et nourrie au bon vouloir d’un système économique et social soi-disant incontrôlable. À l’homme qui a réduit le sens de sa temporalité au pur présent, et qui donc ne parvient plus à se penser lui-même dans une véritable épaisseur historique, que reste-t-il pour orienter sa vie : sinon à osciller entre la recherche d’un travail et l’accès au monde des loisirs. Recherche du travail le plus intéressant en terme de responsabilité ou de rémunération ou même de sensation, selon le goût du moment et si le choix lui est possible, et accès au mode des loisirs, dont la part et la fascination croissantes sont savamment accompagnées par un efficace marketing. Que risque un tel homme, sinon de perdre, parfois sans douleur et sans révolte, la capacité d’éprouver sa destinée comme un libre projet, inscrit dans une durée à longue échelle et au service du corps social le plus vaste ? La fondation d’une famille restera peut-être le dernier refuge pour déployer la dimension personnelle et historique de son existence.
À la vérité, cette difficulté inédite de la démocratie moderne fait ressentir son effet à l’intérieur même des communautés chrétiennes. Il suffit d’observer comment les jeunes croyants opèrent le choix de leurs études supérieures. En règle générale, s’accentuant d’ailleurs dans les milieux sociaux les plus aisés, ce choix se restreint à un petit nombre de possibilités, jusqu’à se compter parfois sur les doigts d’une seule main. Rares sont ceux qui parviennent à concevoir et à faire admettre autour d’eux la possibilité réelle d’une vie réussie selon d’autres voies. Nombreux sont ceux, en revanche, qui suivent les parcours canonisés de formation, sans s’y être résolument engagés, avec pour quelques uns le sentiment bien amer de se trouver à côté du sens profond de leur vie. Ce simple fait a de quoi aviver la perplexité du pasteur comme celle du philosophe : au terme de quel processus éducatif la diversité si foisonnante du monde des intelligences et des volontés, la variété si multiforme des caractères et des psychologies, des corps et des désirs, finissent-elles par se perdre dans une série limitée d’existences standardisées ? À vrai dire, je crois que nous n’imaginons pas la souffrance de ces vies, à qui aucun risque n’est en définitive proposé voire permis. Bienheureux enfants à qui les parents ont le courage d’accorder le droit de risquer.
Ainsi de quelque côté qu’elle veuille se tourner, qu’il s’agisse de la formation de ses propres fidèles ou de son dialogue avec la société, l’Église fait face à une demande inédite, qui a pour caractéristique de pas parvenir à se formuler, concernant le sens de l’histoire humaine, et en particulier l’articulation vivifiante du présent avec le passé. L’Église ne saurait mésestimer non seulement la profondeur du trouble qui touche la conscience démocratique, mais aussi la portée internationale de ses conséquences possibles. En effet, plus que quiconque, l’Église a une vive conscience de la responsabilité de l’Europe vis-à-vis du monde entier. Imaginez seulement que ce trouble européen se propage par contagion à l’ensemble de la planète. Quel nom donneriez-vous à un monde touché par la difficulté de notre démocratie : un monde désespéré, un désarroi mondialisé. Ne serait-ce que parce qu’elle a une vocation internationale, l’Église ne peut ignorer le désarroi contemporain et la demande latente qui lui correspond.
Or, en matière de sens de l’histoire, les chrétiens se sont vus confier un véritable trésor au profit de toute l’humanité. Laissez-moi vous le redire : l’Église a reçu le sens de l’histoire, et elle l’a reçu pour tous les hommes, juifs ou païens, hommes ou femmes, puissants ou fragiles. Seulement, pour les disciples du Christ, ce sens révélé de l’histoire est, comme le Royaume des cieux, « comparable à un trésor caché dans un champ, et qu’un homme a découvert : il le cache à nouveau et dans sa joie, il s’en va, met en vente tout ce qu’il a, et il achète ce champ » [1]. Vous avez peut-être reconnu là une parabole de Jésus. Petite parabole mais très puissante. Je pense qu’elle s’applique bien à ce sens de l’histoire confié aux chrétiens.
En effet, ce sens chrétien de l’histoire se présente d’abord comme une réalité cachée. Que l’histoire de ce monde vienne d’un Père tout-puissant, bon et créateur, et qu’elle soit destinée à partager la gloire de son Fils unique, rien d’évident dans un premier temps. L’expérience première semble même parfois suggérer le contraire. L’inexorable renouvellement du temps et les péchés des hommes ne cessent d’enfouir le sens de l’histoire dans le champ des événements les plus énigmatiques. Le sens divin de l’histoire est d’abord caché.
En se mettant à la suite du Christ, le disciple le découvre une première fois, comme en un éclair, qui lui dit que Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils, Verbe fait chair pour libérer l’homme du péché et lui indiquer le chemin. Seulement ce trésor, il ne peut encore ni en jouir ni même en partager les bienfaits. Car après tout, même devenu chrétien, tant d’événements de l’histoire du monde et de sa propre existence continuent de lui demeurer énigmatiques voire scandaleux.
Pour acquérir pleinement ce sens divin de l’histoire, il lui faut, nous dit la parabole, le cacher de nouveau, puis partir et vendre tout ce qu’il possède. Autrement dit, oubliant le chemin parcouru et même la gloire promise, il s’agira de suivre le Christ dans sa montée à Jérusalem. Il s’agira de se conformer à Celui qui, de condition divine, est devenu serviteur et s’est fait obéissant jusqu’à la mort. Il s’agira de donner sa vie pour ses amis et d’ainsi entrer avec le Christ dans le mystère de la Croix, pour en éprouver la fécondité.
S’il entre dans ce mouvement, le disciple commencera par acquérir le champ où se trouve le trésor, c’est-à-dire par comprendre pour une part l’histoire blessée de certains événements comme une histoire de salut et apprendre à y jouer son rôle d’homme pleinement humain. Mais il sera aussi progressivement transfiguré aux yeux des siens. Mystérieusement mais réellement, de son propre corps rempli d’Esprit Saint, transparaîtra la gloire à laquelle est promise la création qui gémit dans les douleurs de l’enfantement. Lumière capable de transpercer toute ténèbre, y compris celle de la conscience démocratique contemporaine, aussi bien celle des croyants que celle des non-croyants.
Ainsi, à tout homme qui s’efforce, consciemment ou non, éclairé ou non par la lumière de la foi, de rejouer ce parcours du Christ, se dévoilera peu à peu le sens du passé et sa fécondité créatrice. Il pourra être assuré de ne pas prêter l’énergie de ses propres forces à des causes inutiles ou destructrices et il lui sera donné de dessiner progressivement sa vocation singulière au service de l’espace collectif. Chaque fois qu’au profit d’autres personnes – sa famille, ses amis, ses collègues de travail, ses compagnons de fortune ou d’infortune, ses concitoyens, ou des hommes plus lointains encore – il incarnera cet amour du Christ, alors s’accomplira pour lui ce qui s’est manifesté au baptême de Jésus dans le Jourdain : au-dessus de lui, les cieux s’ouvriront, dévoilant à ceux qui ont des yeux pour voir un trait de l’invisible Visage ; sur lui l’Esprit de sainteté sera répandu pour qu’à tous soit communiquée la bénédiction de la communion, la vie pour toujours ; et d’une manière mystérieuse que nul ne saurait exprimer, le Père des cieux révèlera son identité historique la plus profonde : « Tu es mon Fils, mon Bien-aimé, aujourd’hui je t’ai engendré ».
En partageant ainsi par la croix le sens divin de l’histoire, l’Église joue donc elle-même son rôle : permettre aux hommes et aux femmes de concevoir leur vie comme une vocation à nulle autre pareille, de se comprendre eux-mêmes comme « personnes », titulaires de droits inaliénables et porteurs d’un rôle unique au service de l’ensemble. Et si le temps nous le permettait – mais voici qu’il s’achève – il faudrait ajouter qu’il n’est pas impossible non plus d’espérer que, du sens chrétien de l’histoire, jaillissent aussi une lumière et un réconfort pour l’exercice du pouvoir dans les régimes démocratiques. Car la difficulté d’assumer sa propre existence comme une vocation historique touche aussi les gouvernants eux-mêmes, tentés souvent de se cacher derrière les « impératifs du système » pour exercer une « gouvernance » sans visage. Or, pour être pleinement humaine, l’histoire ne peut être le résultat de faits purement économiques ; elle est appelée, au contraire, à être portée par des choix, par des libertés, bref par des personnes concrètes, au sens où nous l’avons défini, personnes conscientes d’avoir à arbitrer entre des fins ultimes et disposées à assumer leurs propres choix. Qu’à nous tous, gouvernants ou citoyens, le Seigneur accorde pour ce carême le surcroît de liberté dont nous avons besoin.
Père Frédéric Louzeau
[1] Mt 13,44.