Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Christianisme et culture artistique contemporaine”
Le dimanche 6 mars 2005, Philippe Sers, philosophe, et Catherine Grenier, conservateur en chef au Musée National d’Art Moderne, ont donné la quatrième conférence du cycle “Dialogue, entre la foi chrétienne et la pensée contemporaine”.
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions Parole et Silence.
Introduction
Par Philippe Sers.
En ces temps de carême, qui nous conduisent au baptême de Pâques, la Cathédrale Notre-Dame de Paris manifeste sa vocation spéciale : celle d’être un lieu d’accueil où tout homme et toute femme peut venir librement écouter l’Esprit qui l’appelle à la vérité. L’amour qui habite le cœur de Jésus est un amour pour le Père et pour les frères. Pour le chrétien, cet amour unit tous ceux qui cherchent la vérité. Accueillir les frères, c’est en effet s’ouvrir à Dieu.
Donner la parole dans cette cathédrale à un représentant de la pensée contemporaine qui n’est pas obligatoirement chrétien, c’est affirmer que l’Église prête une attention particulière à toute semence de vérité qui se manifeste dans le monde. Comment le christianisme rencontre-t-il la culture artistique contemporaine ? Existe-t-il une rupture entre l’Église et la modernité culturelle et artistique, isolant les chrétiens du monde contemporain ? Ou bien cette modernité se présente-t-elle comme une intention intéressant au premier chef les croyants, en tant que cheminement de connaissance, de liberté personnelle et de transformation du monde ? L’Église doit recueillir en son sein tous les grands problèmes et les examiner courageusement à la lumière de la Révélation en tenant compte de tous les fruits de la pensée. Notre vœu est que cet échange puisse contribuer à ouvrir à cette question. Pour cela nous nous proposons d’écouter d’abord le témoignage de Madame Catherine Grenier, conservateur en chef, responsable du service des collections contemporaines du Musée national d’art moderne. En face de cela, mon propos ne se veut pas une réponse, mais l’apport d’un philosophe, spécialiste de l’art et qui se reconnaît comme chrétien. Que cette rencontre ait lieu en la cathédrale Notre-Dame de Paris est important pour nous, chrétiens. C’est affirmer que le dialogue est partie intégrante de la mission qui nous est confiée, et c’est l’affirmer dans ce lieu saint qui accueille la présence éclairante du Sauveur dans l’Eucharistie. Vous y êtes venue et vous y êtes, Madame, la bienvenue.
Aimer l’art moderne
Par Catherine Grenier.
Je vous propose de considérer l’art du XXe siècle, dans son extraordinaire diversité, en se libérant du mode de lecture traditionnel qui organise cette diversité dans une pléiade de mouvements et de styles, pour nous attacher plutôt à l’acte créateur de l’artiste moderne, sa spécificité, son sens. C’est un exercice auquel j’ai dû moi même me confronter, dans le cadre d’une réflexion sur la présentation des collections du Musée national d’art moderne. Nous souhaitions, exceptionnellement, présenter la création moderne de façon non historique, c’est-à-dire en renonçant au déroulé chronologique comme à la typologie des mouvements et des formes : confronter l’art moderne et contemporain, comme les différentes disciplines de l’art, dans une proposition thématique offrant un mode d’interprétation spécifique des œuvres considérées individuellement. J’ai ainsi été amenée à rechercher et circonscrire le caractère propre de l’œuvre d’art moderne, si toutefois il y en avait un.
Je parle de caractère, mais très vite, lorsqu’on étudie les œuvres, qu’on lit les écrits et témoignages des artistes, on s’aperçoit que s’il y a un dénominateur commun à l’œuvre des artistes du XXe siècle comme de nos contemporains, c’est une impulsion plutôt qu’un caractère, une impulsion qui viendra former un caractère. Cette impulsion fondamentale, celle qui sert aux artistes à se définir par rapport à leurs prédécesseurs, celle qui autorise et guide l’émergence d’une forme nouvelle, celle qui détermine l’identité de l’œuvre, est une impulsion paradoxale qui lie étroitement deux termes : destruction et création.
Parler de destruction, pour qualifier l’art moderne, n’est pas nouveau : toute l’histoire de l’art moderne ne se fonde-t-elle pas sur l’idée de “rupture”, et le public n’a-t-il pas manifesté son étonnement, souvent son rejet, d’un art en perpétuel chaos, sans identité stable ni durée, destructeur de toutes les valeurs et en premier lieu des valeurs premières de l’esthétique : la beauté, l’harmonie, la pérennité.
Utiliser le terme de création, en parlant d’art, même dans les formes malmenées qui sont celles de la modernité, paraîtra aussi un lieu commun. Pourtant, il y a plusieurs aspects de ces deux notions sur lesquels il est important de s’arrêter, et qui apportent une justification à mon propos :
- Tout d’abord il faut rappeler l’importance de l’idée de création dans la société moderne. Ce terme, qui s’est étendu à toutes les sphères de l’activité humaine, est aujourd’hui assimilé à l’une des caractéristiques principales de l’individu. Pourtant, la “créativité”, qu’on considère communément comme l’une des bases du développement de la personnalité, est une “invention” moderne, qu’on ne peut pas séparer de la redéfinition du geste artistique opérée par les artistes. La création, expression de la créativité, s’oppose aux valeurs anciennes qui régulaient précédemment la société : la norme, les règles, la tradition, dans lesquelles la question du nouveau, de l’inventivité avait peu d’incidence.
- L’importance de la force positive associée à la destruction. En l’affranchissant de la question morale, les artistes ont investi la destruction d’une fonction vitale : elle est un vecteur de renouvellement, qui opère comme une force énergétique et génératrice.
- Le lien indissociable de la destruction et de la création. Dans l’acte créateur, tel qu’il est conçu par les modernes, destruction et création participent d’un même mouvement. Les deux forces sont contradictoires, mais irriguées l’une par l’autre : il n’y a pas de création sans destruction, pas non plus de destruction sans création, contrairement à ce qu’on a pu croire en annonçant régulièrement la mort de l’art. L’artiste détruit pour créer, mais, à l’inverse, on peut dire aussi qu’il crée pour détruire.
Destruction
Détruire pour créer / Créer pour détruire. Qu’est-ce qui m’engage à placer ainsi sous le signe de la destruction tout l’art d’un siècle ? Et d’un siècle, qui plus est, qui s’est voulu positiviste, utopiste, confiant dans les forces du progrès, de la science, engagé dans la construction d’un avenir. Les œuvres elles-mêmes, et les nouveaux principes qui les animent, parlent pourtant en ce sens : l’expressionnisme qui détruit la figure, la déconstruction cubiste, l’abstraction dynamitant la forme, la “table rase” prônée aussi bien par l’anarchisme dadaïste que par l’abstraction géométrique la plus rationaliste, l’automatisme et la dérision surréaliste, l’apothéose des rebuts et de la culture populaire du nouveau réalisme et du pop art, l’extinction de la forme dans l’art conceptuel, le détournement des images de masse par les artistes contemporains... L’histoire de l’art moderne est jalonnée de ces remises en causes successives, toujours plus radicales, investissant toujours de nouveaux champs d’action.
De façon plus significative encore, la destruction est à la racine même de l’acte créateur, quelle qu’en soit l’esthétique et indépendamment du positionnement de l’artiste dans ou hors des courants dominants. Le lien de la création à la destruction conditionne en effet la relation particulière et nouvelle qu’entretiennent les artistes modernes avec le passé.
L’art moderne a récusé la tradition. Plus encore, il a rejeté en bloc la société bourgeoise, sa culture, sa conception esthétique. Ainsi s’est mis en place ce qu’on a pu appeler une “tradition de la rupture” : une relation au passé essentiellement réactive, qui enjoint à l’artiste de définir lui-même son art et ses enjeux. Cette injonction dépasse le simple projet politique et contestataire, pour toucher aux fondements même de l’œuvre. On observe que tous les artistes, d’avant-garde comme d’arrière-garde, ce dernier terme entendu sans connotation péjorative, souscrivent à ce même impératif, en opérant des choix esthétiques divergents à partir d’un postulat commun : leur position de liberté. Dans notre conception moderne, l’artiste est libre de choisir son futur, et ce faisant, libre de choisir son passé - de le renier ou de le revendiquer. L’artiste pourra choisir de faire table rase du passé, ou table rase du moderne, sans que cela inquiète le statut fondamentalement artistique de son œuvre. Un même artiste, comme Picasso, pourra faire alterner, ou mener conjointement durant certaines périodes, l’avant garde la plus provocante et un classicisme respectueux de ses sources académiques.
La destruction du lien de soumission de l’œuvre à toute autorité, celle des aînés comme celle des pairs, est la caractéristique la plus marquante de l’art du XXe siècle. Revendication majeure des artistes, l’autonomie de l’œuvre place celle-ci au centre d’un réseau de conflits dont l’artiste est l’arbitre exclusif. Toute création, pour s’affirmer comme telle, se verra sommée de détruire une norme, de détourner ou de transgresser une règle, d’affronter la tradition, pour inscrire l’œuvre dans un statut d’originalité.
Pourquoi parle-t-on d’“originalité” pour définir les qualités d’une œuvre moderne ? Parce que la modernité artistique a voulu placer l’œuvre en relation directe avec une origine perdue ou ensevelie. Le refus du poids de l’histoire, la destruction des formes et du vocabulaire traditionnels, ne constituent pas pour l’artiste une rupture d’avec l’origine, mais manifestent sa volonté de réinstaurer celle-ci dans un statut premier. Origine entendue non pas comme un passé lointain, mais comme un territoire accessible depuis l’aujourd’hui, par des modalités d’accès diverses : art primitif, art des fous, des enfants, art populaire, objets trouvés, environnement quotidien, sexualité, violence, expériences sensibles... et qui constitue une substance régénératrice dont l’artiste, dans sa singularité, et l’art, dans son autonomie, vont se nourrir. Ainsi, pour l’artiste moderne, le geste de destruction consiste avant tout à déblayer ce qui entrave son accès à l’origine. Il impulse un double mouvement : re-créer l’origine, créer de l’original.
Ex nihilo
Suivant son tempérament, suivant le contexte aussi, l’artiste sera porté à désigner l’origine de façon différente. Au “rien, rien, rien” d’un artiste profondément sceptique comme Francis Picabia, fera écho le “grand tout” de l’esprit spiritualisant de Paul Klee. De même les forces mises en jeu par l’artiste peuvent être diamétralement opposées : la beauté comme la laideur, le sacré comme le sacrilège, la rationalisation comme la régression. La beauté, le sacré, la raison, ayant pour handicap leur assimilation plus ou moins complète aux systèmes académiques contestés, les créateurs ont eu tendance à favoriser les modes plus violents, violence à la mesure de l’exigence existentielle portée par l’artiste.
Car un même sentiment anime les artistes aux personnalités si différentes qui se sont succédés au cours du siècle et jusqu’à aujourd’hui. C’est celui d’un lien intime, constitutionnel, entre l’art et la vie, qui trouve son fondement dans un concept spécifique de notre culture occidentale : la création ex nihilo : à partir de rien, concept qui trouve sa première expression dans l’interprétation du récit de la Genèse.
Si l’art moderne a rejeté la culture traditionnelle, les lois, la religion, l’esthétique, c’est au nom d’un ressourcement radical, d’une nouvelle prise en compte de la vie, indépendante des systèmes de pensée, et venant même invalider ces systèmes. On ne peut que constater la volonté absolue de rupture avec les grands référents, philosophiques et religieux, qui anime la majorité des artistes. Cette rupture, s’agissant du religieux, ne peut se réduire à une simple remise en cause de l’Eglise comme institution. Elle traduit en fait une revendication de la liberté la plus absolue.
Cependant, quel est l’effet de cette rupture ? Principalement, une mutation iconographique : les artistes ne représentent plus de sujets religieux, désaffection amorcée déjà dès le début du XIXe siècle. De toutes façons, les enjeux de l’art ont changé et on ne peut plus dire comme auparavant que l’art “représente”, la fonction traditionnelle “d’illustration” n’étant plus de mise dans une conception de l’art qui valorise essentiellement la liberté créatrice. Pourtant, il est intéressant d’observer combien les nouvelles conceptions de l’art portées par les artistes modernes sont nourries de conceptions anthropologiques et théologiques spécifiques, qui sont des conceptions chrétiennes, conceptions qui ont marqué notre culture en profondeur. Ainsi l’idée de création ex nihilo ; le lien direct, par delà la tradition, à l’origine ; le concept de rénovation ; l’idée même de modernité, ont un fondement chrétien.
Modernité
“Moderne” est un mot chrétien, utilisé au Moyen âge par la communauté intellectuelle catholique pour désigner la culture qu’elle instaure en Europe, en la situant par rapport à la culture classique de l’Antiquité tardive. Le mot est utilisé dans le sens d’“actuel”, mais il induit un type de relation particulier à la culture précédente, qui n’est pas la simple succession historique. Cette conception est calquée sur la relation qui unit ancien et nouveau testament : une relation vivante où le moderne ne disqualifie pas l’ancien, mais l’accomplit, l’ancien quant à lui étant porteur des germes du moderne. C’est une conception vivante, dynamique, qui permet au christianisme d’engager théologiquement un lien aux cultures autres, en particulier la culture classique, un lien de caractère organique et non pas seulement culturel. [1]
Le mot “moderne”, transféré dans la sphère politique et sociale, aura par la suite le succès que l’on sait. Quand, à la fin du XVIIIe siècle, ce mot est appliqué à l’art, il conserve le double sens que lui avaient attribué les carolingiens : à la fois affirmation du temps présent, et relation dialectique, critique, avec le passé. Cette réactivité de l’art, investi du pouvoir de rénover la culture, se fonde sur une conception qui autorise et valorise la création. L’art occidental est sur ce point extrêmement singulier. Et l’importance qu’ont prises la tradition et les instances académiques, dans le sillage de la culture humaniste de la Renaissance, ne doivent pas faire oublier l’exceptionnelle liberté accordée à l’art dans notre culture. Une liberté qui se traduit par la diversité des styles suivant le contexte et suivant les artistes, et surtout par l’évolution historique de l’art, chaque époque s’accompagnant de formes artistiques différentes.
Dans cette conception encore, on peut voir une influence déterminante de la culture chrétienne. En autorisant la création et la diffusion des images, sans accorder à celles-ci de valeur sacrée, mais à des fins plutôt didactiques et suggestives, l’Eglise occidentale a pris le parti d’une sécularisation de l’image qui a permis à l’art de s’épanouir dans les formes les plus variées. À la différence de l’icône, strictement régie par une règle de représentation immuable, indifférente à l’évolution du temps, l’image a pu connaître un renouvellement tout au long de l’histoire, et l’artiste s’est vu accorder une liberté toujours croissante. L’Église, en une période comme la Réforme, a elle même utilisé cette puissance d’invention et de rénovation de l’art, en encourageant la révolution formelle du Baroque.
Pourquoi ce rappel historique ? Parce que nous sommes dans une période de décrispation religieuse, qui entraîne les intellectuels et les artistes à reconsidérer avec intérêt les apports chrétiens à la culture ou, plus encore, à réinvestir cette “christianité” comme un territoire commun. Jean-Marie Schaeffer, remarquable spécialiste de l’esthétique, décrivait récemment la modernité comme un processus de sécularisation de l’anthropologie chrétienne. Dans un livre récent, intitulé L’art contemporain est-il chrétien ?, je pointais moi-même la réapparition, parmi les artistes contemporains les plus avant-gardistes et les expressions les plus profanes, de thèmes et d’une conception anthropologique directement empruntés au fond chrétien de notre culture.
Pourtant, les colloques et les initiatives se multiplient, parmi les chrétiens, pour appeler le retour d’un “art sacré”, cependant que l’incompréhension et le rejet dominent généralement quant à l’art moderne, et plus encore, l’art contemporain. Les études sur l’icône se succèdent, les copies de Roublev envahissent les églises, comme si la conception qui a prévalue en Orient était porteuse d’un “plus” de spiritualité nécessaire aux fidèles livrés à un monde désacralisé. On réclame aujourd’hui un “art chrétien”, sans apprécier que la force et l’impact du christianisme a été de se dégager de cette fonction étroite de l’art et d’ouvrir la création à une potentialité de développement incomparable. Il n’y a jamais eu d’art chrétien en occident, il y a eu une iconographie chrétienne. Je pourrais développer plus longuement ce propos, mais je me contenterai, pour montrer que cette idée n’est pas nouvelle, de citer les propos, riches en couleurs comme toujours, de ce chrétien véhément et bien peu moderniste que fut Léon Bloy : « Il peut se rencontrer d’exceptionnels infortunés qui soient en même temps des artistes et des chrétiens, mais il ne saurait y avoir un art chrétien ». [2]
Par contre, il faut rappeler aujourd’hui que notre conception de l’art a une dette fondamentale envers le christianisme. On veut de l’art dans les églises : est-ce bien sa place, et a-t-on conscience alors qu’avec la création on doit accepter aussi la destruction, avec sa force de scandale et de provocation ? L’art contemporain a des choses à dire aux chrétiens, mais sans doute hors des églises, à l’endroit où il s’exerce aujourd’hui : à partir du monde et dans le monde. En optant pour la vie comme fondement (« l’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art », disait Robert Filliou), l’art a pris le risque de ne plus se faire reconnaître comme art, de perdre sa position d’autorité. En cela, il suit là encore un chemin qu’on pourrait dire chrétien : Sisyphe - ou Christ - plutôt que Prométhée, l’artiste aujourd’hui parle à tous dans un langage compréhensible pour tous. Un langage tour à tour trivial, léger, violent, ironique, désespéré. Désacralisé, vulgaire, jugeront certains. Humain, penseront les autres.
Catherine Grenier.
[1] Voir pour l’histoire de ce concept : Hans Robert Jauss, La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui, in Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1998.
[2] Léon Bloy, cité par Denys Coutagne, dans Écrire sans péché mortel - Julien Green, in Communio, n°6, Tome VII, nov. 1982, Paris.