Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Interpréter et transmettre, une tâche culturelle ?”

Le dimanche 27 février 2005, le père Antoine Guggenheim, théologien, et Marguerite Harl, professeur, ont donné la troisième conférence du cycle “Dialogue, entre la foi chrétienne et la pensée contemporaine”.

Texte de la conférence

Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions Parole et Silence.

Introduction

Par le père Antoine Guggenheim

Dans le cycle de Conférences de Carême que le Cardinal archevêque de Paris a décidé d’ouvrir à la pensée contemporaine, vous allez entendre aujourd’hui un professeur de l’Université d’État, Marguerite Harl, qui enseigna le grec « post-classique » à la Sorbonne, et un prêtre, moi-même, Antoine Guggenheim, professeur de théologie à la Faculté Notre-Dame de l’École Cathédrale. Nous avons une préoccupation commune, la transmission des textes bibliques, et nous avons déjà eu l’occasion d’échanger nos expériences à ce sujet au cours d’un colloque sur les traductions de la Bible et la tradition de ses lectures.

En effet, comme helléniste, Marguerite Harl a d’abord consacré son enseignement universitaire aux auteurs juifs et chrétiens anciens de langue grecque, situés dans leur environnement païen. Par la suite, elle a entrepris avec ses élèves et ses collègues de la Sorbonne une traduction commentée de la version grecque de la Bible hébraïque, la Septante, sous le titre « la Bible d’Alexandrie ». Cette collection situe la Bible hébraïque dans une tradition de lecture tout à la fois juive et hellénistique, comme l’illustre de son côté l’œuvre du philosophe juif Philon d’Alexandrie. Marguerite Harl vient de raconter l’origine et l’esprit de cette entreprise universitaire dans un livre intitulé « la Bible en Sorbonne ou la revanche d’Érasme ».

De mon côté, en consacrant ma thèse au commentaire que saint Thomas d’Aquin a fait de l’Épître aux Hébreux, j’ai été amené à constater chez ce maître théologien une grande attention aux détails du texte biblique, une réflexion sur le rôle des traductions de l’hébreu au grec, puis au latin, et la recherche de « sens » que la tradition de l’Église reconnaît comme appartenant au sens littéral et spirituel de l’Écriture sainte. Dans la place que saint Thomas accorde à l’Écriture dans sa recherche et son enseignement théologiques, j’ai trouvé un encouragement à reprendre à mon compte l’adage que propose le concile Vatican II à ceux qui sont engagés au service de la transmission de la foi : « Que l’étude de l’Écriture sainte soit comme l’âme de la théologie ! » [1]

C’est donc la tâche de « transmettre » les textes bibliques que nous avons choisis d’aborder devant vous : les transmettre, les interpréter, les traduire sont des actes nécessaires dans le monde contemporain. Ces textes ont des enjeux culturels dans le monde laïc, universitaire, et des enjeux théologiques, et surtout de vie, pour l’Église. Cette magnifique cathédrale, chef d’œuvre d’artistes et d’artisans, de maîtres et de tâcherons, est à la fois un témoin de la culture liée à la Bible et le lieu de la célébration de la foi catholique.

Interpréter et transmettre, une tâche culturelle ?

Par Marguerite Harl.

L’invitation du Cardinal archevêque de l’Église de Paris que vient de rappeler le Père Antoine Guggenheim me paraît un signe de reconnaissance du travail que nous faisons en Sorbonne sur la Bible et sa tradition ancienne, dans la neutralité de l’enseignement laïc. En effet, au sein de nos recherches sur l’Antiquité grecque et latine, nous avons accueilli les œuvres juives et chrétiennes inspirées de la Bible : lire ces œuvres, les interpréter et les transmettre, renouveler leur compréhension pour qu’elles éveillent la curiosité de nos contemporains et soient à nouveau dans notre culture, tel est notre métier de philologues humanistes. Ce qui est pour nous un problème de culture, nous savons que c’est aussi pour l’Église le problème de la transmission de la foi à travers ces mêmes textes.

Que nous appartenions ou non à l’Église, nous posons la même question : comment transmettre des biens précieux de l’Antiquité dans la modernité des hommes et des femmes d’aujourd’hui ? Dans la différence de leurs engagements, le professeur et le théologien disent leur expérience, dans l’indépendance l’un de l’autre, dans le respect l’un de l’autre, chacun cherchant à être dans le vrai de sa vie.

Mon expérience est que l’étude de la Bible et des œuvres qui se réclament d’elle, menée dans la neutralité de nos études selon l’honnêteté du travail scientifique, est capable de faire comprendre la signification religieuse de ces textes, sans que l’adhésion aux croyances soit nécessaire.

I. C’est au cours de ces cinquante dernières années que les œuvres des écrivains chrétiens, – ceux que nous appelons « les Pères de l’Église » – sont entrées dans notre enseignement universitaire. Ces textes avaient été présents tout au long de la civilisation chrétienne médiévale où ils avaient fécondé les lettres et les arts, et avaient encore inspiré les écrivains de l’époque classique, mais ils s’étaient trouvés peu à peu exclus de la culture moderne depuis le siècle des Lumières, abandonnés aux Églises sous l’effet d’une suspicion à l’égard de la religion. La loi de séparation de l’Église et de l’État, en 1905, entérinait cette situation. Une évolution s’est produite après la deuxième guerre mondiale, alors que le conflit entre l’Église et l’État s’était apaisé. Des intellectuels se réclamant ouvertement du catholicisme n’hésitaient plus à proposer leur réflexion de laïcs sur des questions religieuses. Des professeurs d’université répondaient à la demande d’étudiants désireux de mieux connaître les sources de leur religion. À la Sorbonne, un historien, Henri-Irénée Marrou, inaugura en 1945 une nouvelle façon d’étudier l’histoire ancienne du christianisme, qui rompait avec les positions anticléricales antérieures. Deux professeurs de latin et de grec, Jacques Fontaine et moi-même, formèrent ensuite avec lui un centre de recherche sur les Pères de l’Église des premiers siècles, situés au sein de l’Antiquité tardive. C’était un nouveau champ de réflexion pour les études universitaires, que menaient en commun croyants et non-croyants, juifs et chrétiens, clercs et laïcs. Une belle aventure de convivialité sereine. De son côté, l’Église catholique reconnaissait peu à peu l’intérêt d’une approche historique et critique des textes bibliques, rendue plus nécessaire depuis la découverte des manuscrits de la Mer Morte. Et elle se souciait en même temps de rattacher le christianisme à ses sources juives. Des savants de tous horizons pouvaient échanger les résultats de leurs études, sans faire intervenir leurs convictions personnelles, ni mettre en avant une autorité quelle qu’elle soit.

Dans notre secteur des études grecques, il apparut rapidement que les œuvres des premiers Pères de l’Église devaient être situées à la fois dans la continuité de la culture grecque et dans leur rattachement à leurs sources bibliques, lues en grec : non pas seulement le Nouveau Testament, mais aussi le commentaire de la « Loi de Moïse » par le philosophe juif Philon d’Alexandrie et, surtout, la version grecque de la Bible hébraïque, la Septante, œuvre de savants juifs travaillant à Alexandrie dans les siècles précédant l’ère chrétienne. La Septante était en effet le texte de référence pour tous ces écrivains, juifs et chrétiens. Elle représentait la Bible hébraïque lorsqu’elle était citée dans le Nouveau Testament ; elle était utilisée et commentée chez les Pères grecs. La présence de la Septante en ces œuvres prouve que la Bible se transmet à travers une tradition, qui, pour l’Église ancienne a été une tradition de langue grecque. Et, même pour la Torah des Juifs, le philosophe Emmanuel Levinas a affirmé l’utilité de cette version en grec, langue de la clarté et de la raison.

La mise au premier plan de l’importance de la Septante – ce qui fut notre travail de pionniers – suppléait à ce que ne faisait pas encore l’Église catholique de notre époque, toujours trop dépendante de ses seules sources latines, occidentales. La version grecque des Septante, premier maillon de la chaîne de transmission de la Bible hébraïque dans le monde hellénisé, a été une matrice linguistique pour les littératures juive et chrétienne de cette époque ; elle avait créé un langage pour dire la foi juive, un langage qui deviendrait aussi celui de la foi chrétienne. Même si les écrivains païens firent peu de cas de la Septante, son existence ne permettait plus que la sagesse biblique fût prise pour l’une de ces « sagesses barbares » que le monde grec ignorait ; la rencontre était désormais possible entre l’hellénisme et la pensée biblique. On pouvait lire dans la continuité de la littérature grecque l’épopée de ce peuple hébreu venu d’Orient avec ses nouveaux personnages, les patriarches – Abraham, Isaac et Jacob –, son conducteur et son législateur, – Moïse. Un peuple monothéiste, avec ses coutumes, ses fêtes, sa poésie, sa ferveur religieuse. Lorsque la Bible passa plus tard en Occident, dans cette autre langue de portée universelle qu’était le latin, elle entra encore plus facilement dans la culture européenne. Grâce à ces traductions, notre Antiquité n’est pas seulement grecque et romaine, elle est aussi juive et chrétienne ; les centres intellectuels et spirituels de notre passé ne sont pas seulement Athènes et Rome : ils sont aussi Jérusalem, Alexandrie, Constantinople.

La Bible appartient ainsi à notre culture : le mot Bible, précisons-le, renvoie tantôt à la seule Bible hébraïque, avec ses 22 livres reconnus authentiques dans la tradition juive ; tantôt à un ensemble plus vaste de livres juifs parfois écrits directement en grec, tel le livre de la Sagesse, qui forme ce que les chrétiens appellent l’« Ancien Testament » ; tantôt à la Bible des chrétiens qui unissent l’Ancien et le « Nouveau Testament » en une Bible en deux volets, interprétés l’un avec l’autre.

La rencontre de l’hellénisme et de la Bible ne fut pas une fusion ; elle se produit par l’usage de la même langue, le grec, mais les mots, pris dans de nouveaux contextes, ne renvoient plus nécessairement aux idées grecques, à Platon ou aux Stoïciens par exemple : ils servent à dire la pensée biblique. Le mot logos, la raison ou le discours, peut désigner la parole de Dieu ; pneuma, le souffle unificateur de l’univers, est le souffle, l’esprit de Dieu. Le lexique de la pauvreté ou de la petitesse, qui avait une valeur péjorative chez les Grecs, reçoit dans la Bible une promotion spirituelle : les adjectifs comme ptôkhos ou tapeinos ne désignent plus celui qui est socialement humilié, mais celui qui se sait et se veut tout petit, humble. Bien d’autres exemples illustrent le renouvellement des significations lorsque la langue grecque, relayée ensuite par la langue latine, s’est mise au service de la spiritualité juive et chrétienne.

Après le grec, après le latin, les traductions de la Bible se sont multipliées depuis la Renaissance dans toutes les langues d’usage. Et, à côté de la Bible, à l’époque contemporaine, paraissent également des traductions qui mettent à la portée de tous les œuvres de la tradition biblique : précisément en France, sous l’impulsion de savants comme les Pères jésuites Henri de Lubac et Jean Daniélou et plusieurs universitaires laïcs, trois collections bilingues ont été créées, prises en charge par les Pères dominicains des Éditions du Cerf : les « Sources Chrétiennes » pour les Pères de l’Église ; les œuvres de Philon d’Alexandrie ; la Septante sous le titre « La Bible d’Alexandrie ». Dans notre société sécularisée, l’intérêt pour les textes de la tradition biblique ne faiblit pas, loin de là.

II. Pour nous, historiens des littératures de l’Antiquité grecque et latine, ces textes ont trouvé leur place naturelle au sein des grandes œuvres du passé ; nous les étudions, avec les mêmes méthodes, pour les faire entrer dans notre culture. Sans doute n’y a-t-il pas un accord unanime de la pensée contemporaine pour leur accorder cette place. À côté des croyants, des théologiens et des philosophes chrétiens, d’autres philosophes excluent de leur domaine ce qui est religieux, qui, à leurs yeux, relève d’un discours seulement fondé sur la foi, et non sur la raison ; comme eux, nombre de nos contemporains n’acceptent plus le langage de la théologie, répugnant à croire à des doctrines qu’ils ne comprennent pas, comme Dieu en trois personnes, l’immaculée conception, ou la résurrection de la chair. D’autres penseurs il est vrai, même s’ils sont détachés des croyances religieuses, reconnaissent que la morale et les promesses de la Bible peuvent diriger les conduites humaines, donner de l’espérance à ceux qui en ont besoin pour vivre, et même nourrir une vie spirituelle. D’autres encore, surtout des historiens, sous l’influence des études ethnologiques et anthropologiques, acceptent le fait religieux comme une donnée objective des civilisations, comme l’une des composantes de la pensée humaine. Ceux-là s’intéressent à la Bible et à ses commentaires comme nous le faisons.

Nous avons conscience de la distance qui nous sépare de ces textes – distances du temps, de l’espace, des langues, des civilisations –, nous savons que ne sommes pas de plain-pied avec eux, qu’il nous faut un travail de documentation pour les situer dans leur lointain milieu d’origine orientale. Il en va de la Bible comme des autres grandes œuvres de l’Antiquité qui nous ouvrent à des mondes d’expériences autres que les nôtres. L’Iliade, par exemple, nous situe dans un monde très ancien, d’éthique héroïque, où les héros et les dieux vivent en osmose. La Bible hébraïque raconte l’errance d’un peuple de bergers venus de Mésopotamie, convaincus qu’un Dieu les protège et qu’ils doivent obéir aux commandements de son Alliance. Étrangeté de ces textes, qui ne nous sont d’ailleurs parvenus qu’à travers une histoire, avec des accidents de transmission. Depuis l’original, qui nous reste inconnu, le texte a pu être modifié au cours de ses copies ou éditions successives, corrompu par des erreurs matérielles ou enrichi par des actualisations jugées nécessaires. Mais toutes les formes du texte, toutes les étapes de sa transmission sont respectables, la moindre des variantes est significative puisqu’elle représente une lecture faite dans une culture et une situation particulières et possède sa propre « authenticité ». Par exemple, parmi les centaines de petites différences qui séparent la version grecque du texte hébreu, en voici une qui peut illustrer l’intérêt de chaque variante : dans le grand cantique qui termine le livre du Deutéronome, quand Moïse sur le point de mourir s’écrie, selon l’hébreu, « Acclamez, nations, le peuple de Dieu ! », alors que le grec traduit : « réjouissez-vous, nations, avec son peuple », le simple mot « avec » donne une nuance d’universalité à l’annonce du salut. L’éditeur contemporain établit des éditions « critiques », où les variantes du texte sont données en bas de page ; elles permettent de comprendre les différentes « réceptions » du texte dans les diverses communautés qui l’ont interprété dans leur foi. La tradition n’est pas unique, mais plurielle. Les œuvres mûrissent à travers les cultures qui les accueillent. C’est un enrichissement, mais aussi une difficulté au moment où le savant doit traduire le texte pour le monde d’aujourd’hui. Quel état du texte va-t-il choisir ? Et quelle nouvelle expression en donnera-t-il ?

III. En effet, ces textes du passé, transmis par une lignée de moines et de savants humanistes, exigent de nous que nous soyons à notre tour des passeurs pour les donner à l’avenir. Trans-mettre, – tra-duire d’une langue à une autre, trans-poser d’une culture à une autre, tra-verser d’une rive à l’autre, faire passer « au-dessus » des frontières – übersetzen, übertragen, überliefern, disent les allemands –, est un travail d’équilibriste qui exige une éthique de l’interprétation et de la traduction.

L’honnêteté intellectuelle veut que le sens du texte soit recherché avec le souci de saisir l’intention de l’auteur, en prenant au sérieux ce qui est dit : or le monde de la Bible est un monde religieux ; les livres rapportent des expériences de rencontres avec un Dieu unique ; l’interprète doit reconnaître cette spécificité. De plus, l’honnêteté est de distinguer le sens d’un passage lorsqu’il est dans le corpus hébraïque, et celui qu’il prend dans le corpus des chrétiens. Par exemple, un verset des prophètes qui promet la venue d’un roi ou d’un grand prêtre dans l’histoire d’Israël – qui peuvent être, par exemple, le roi Zorobabel et le grand prêtre Josué –, une fois cité dans le Nouveau Testament, est compris de Jésus qui a accompli ces promesses et se lit comme un verset messianique. L’interprète n’a pas à projeter de façon anachronique le sens du Nouveau Testament lorsqu’il interprète l’Ancien Testament.

L’éthique de l’interprétation veut encore que, sous le texte, soit cherchée la chair du texte. La Bible a une chair ; elle témoigne d’expériences humaines, celles du peuple hébreu dans l’Ancien Testament, celles des disciples de Jésus dans le Nouveau Testament. Les livres bibliques parlent d’hommes et de femmes, avec le sentiment de leur faiblesse, la crainte devant le fardeau d’une responsabilité (comme Moïse), le désir de meurtre à l’égard du frère (comme Caïn), le désespoir au milieu des malheurs et des injustices (comme Job), mais aussi le goût de la vie et de l’amour (comme le Roi David), les appels au secours adressés à un Dieu de bonté (comme le Psalmiste), la foi mêlée de doutes des disciples de Jésus.

L’éthique du traducteur consiste à écouter ces textes lointains et à traduire leur humanité en la faisant passer dans notre langue moderne. Puisque nous sommes dans le monde de l’« après Babel », les traductions sont indispensables : une seule langue n’a pas le monopole de dire et de transmettre l’expérience d’un peuple ; nous nous réjouissons de la diversité des langues, qui est un bienfait ; elle nous oblige à un acte de communication ; elle exige de nous l’invention de liens d’une langue ancienne à notre langue, une réflexion sur le problème des transferts conceptuels, la recherche d’équivalents pour des mots intraduisibles, le rajeunissement des modes d’expression des émotions humaines.

Sans doute, le traducteur veille-t-il d’abord à respecter les règles de la linguistique et de la sémantique, mais le travail de passage d’une langue à une autre ne peut pas être mécanique car les systèmes de la syntaxe et du lexique ne se recouvrent pas. Dans chacune des langues, le sens des mots change selon les emplois qui en sont faits au cours des âges. Par exemple, les deux mots « église » et « synagogue » désignent aujourd’hui deux réalités différentes, alors qu’initialement, dans le grec de la Septante d’où ils sont décalqués, ils étaient à peu près synonymes pour désigner l’un – ekklèsia – la convocation du peuple et donc son assemblée ; l’autre – sunagogè –, le rassemblement, la communauté. La spécialisation se fera à partir du Nouveau Testament. De plus, dans notre langue française, certains mots se sont chargés de connotations chrétiennes qui les rendent impropres à traduire le sens des mots hébreux de l’Ancien Testament. Par exemple, lorsque nous parlons de « sacrifice », nous n’exprimons pas exactement ce qui dans la Bible est avant tout une « offrande ». Lorsque nous employons le mot « expiation », nous ignorons qu’il a servi d’abord à traduire l’acte par lequel le fidèle apaise Dieu et se réconcilie avec lui. Retenir pour traduire la Bible hébraïque des mots qui ont pris une valeur théologique nouvelle en passant par le Nouveau Testament et les commentaires patristiques serait une faute linguistique. Il faut beaucoup de soin pour choisir les mots d’une traduction.

Le travail de traduction se fait en réalité entre deux préoccupations contradictoires : l’une est de donner à lire un texte qui soit le plus respectueux possible de la lettre du texte original afin de conduire le lecteur tout près de l’auteur ; l’autre est de conduire le texte ancien tout près du lecteur moderne, en un langage adapté qui lui soit intelligible. Si l’on insiste trop sur la nécessité de rendre le texte facile à recevoir, le souci de faciliter l’accès entraîne des déformations : à force de clarifier, de rationaliser, de démythologiser, on détruit les caractères propres du texte traduit, ses rythmes, ses particularités, sa complexité. Les théories actuelles de la traduction insistent plutôt sur l’obligation de respecter le texte à traduire. À la différence des traductions littéraires, esthétisantes, du XIXe siècle, le traducteur tente de préserver l’étrangeté du texte, au péril de l’obscurité, afin que cette obscurité permette que la lettre du texte s’ouvre à une pluralité des sens cachés en elle. Faire subir au lecteur l’épreuve de l’étranger, selon l’expression d’Antoine Berman, c’est lui faire faire l’apprentissage de la rencontre de l’Autre en tant qu’Autre, lui donner une éducation à la tolérance.

Traduire est une tâche passionnante, où tout notre être est engagé, avec nos propres émotions, nos expériences artistiques, amoureuses, poétiques. C’est un acte de notre intelligence et de notre sensibilité qui se rendent capables de comprendre et d’exprimer le langage religieux qu’ont employé des hommes. Les textes qui nous rapportent les expériences des Hébreux, des juifs et des disciples de Jésus sont écrits par des hommes, alors même qu’ils sont présentés comme dictés du dehors. Ils viennent de l’intelligence et de la sensibilité humaines. Il me plaît de penser que le prophète Zacharie exprime cela lorsqu’il écrit : « l’ange qui parlait en moi me dit… ». L’expression « l’ange qui parlait en moi » ne désigne-t-elle pas l’inspiration du prophète, celle qui vient de l’intérieur de son humanité ? Une parole qui surgit de lui, dans une situation donnée, au milieu du malheur ou du bonheur, et prend toutes sortes de détours du langage pour exprimer ce qui souvent lui paraît indicible ?

Par sa culture littéraire, le traducteur reconnaît dans la Bible le langage religieux qu’il a pu lire dans d’autres œuvres, qu’il s’agisse des poèmes mystiques comme ceux de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix, ou d’œuvres romanesques comme celles de Bernanos ou de Claudel. Il est capable de comprendre l’inspiration religieuse de ces auteurs, comme il peut comprendre le « feu » qui brûlait dans le cœur des pèlerins d’Emmaüs lorsque Jésus leur expliquait les Écritures.

Les textes de la tradition biblique n’appartiennent pas seulement aux Églises. Ils appartiennent à l’histoire des hommes. Il faut les lire pour leur témoignage humain, les émotions qu’ils traduisent, les espérances d’âmes religieuses, savoir aussi qu’ils soutiennent la foi vécue par les croyants d’aujourd’hui, par les hommes et les femmes qui se reconnaissent dans deux religions toujours vivantes, le judaïsme et le christianisme.

En contraste avec le pessimisme de ceux qui affirment la crise de notre civilisation et la perte des actes de transmission, je crois, avec sérénité et optimisme, à la transmission de nos expériences exprimées dans des textes, qu’elles soient simplement humaines ou morales ou religieuses. Si nous savons vivre et parler dans le monde d’aujourd’hui, nous sommes tous des passeurs de connaissances et de valeurs, comme nous le sommes, biologiquement, de la vie. Nos vies laissent des traces pour nos enfants. Notre monde n’est pas privé de lieux de transmission. Les maîtres d’école et les professeurs – lorsqu’une situation de bonne entente s’établit avec leurs élèves, ce qui arrive encore en notre temps – ne se contentent pas de donner les savoirs déjà acquis : ils transmettent aussi les moyens d’en acquérir de nouveaux. Et l’on voit se multiplier les initiatives pour transmettre des connaissances hors des centres traditionnels. N’y a-t-il pas aussi, chez les jeunes, de nouveaux liens culturels qu’ils tissent en voyageant à travers le monde ? Pour survivre, notre culture doit se ressourcer aux forces nouvelles, s’interroger sur elle-même et se situer au milieu des autres civilisations. La transmission du passé se fait par des actes de renouvellement. « Pour remplacer tes pères », dit le Psalmiste, « il t’est né des fils » [2]. Oui, il y aura toujours une suite. Les hommes de demain seront capables, comme nous le sommes à l’image de ceux d’hier, de transmettre les beautés et les valeurs des œuvres du passé, et parmi elles celles la Bible, pour continuer à nourrir nos désirs humains de paix, de justice et de fraternité.

Marguerite Harl

Interpréter et transmettre, une tâche culturelle ?

Par le père Antoine Guggenheim

Dans le cadre de cette Conférence de carême à Notre-Dame, et m’adressant à tous ceux qui viennent nous entendre, Marguerite Harl et moi-même, je voudrais réfléchir sur la question de la transmission de la foi chrétienne J’en ferai apparaître quatre dimensions caractéristiques, dont je pense qu’elles peuvent être, pour une part, prises en compte par tous ceux qui réfléchissent à la tâche de la transmission culturelle. La transmission de la foi, tout d’abord, est inséparable du récit d’une histoire ; elle doit affronter la question de la diversité des cultures et de l’unité de l’humanité ; elle met en œuvre la dialectique de l’ancien et du nouveau ; enfin, plus qu’en un message, elle consiste en un renouvellement de la vie.

I. Il y a dans la Bible une histoire de la foi et de la promesse, à laquelle notre époque a été particulièrement sensible. Les onze premiers chapitres de la Genèse en constituent comme la « préhistoire théologique », selon l’expression de Jean-Paul II. Ils ont déjà la forme d’un récit. Leur importance a été jugée fondamentale dès la première génération chrétienne. Mais c’est au chapitre 12 de la Genèse que le récit prend la forme de l’histoire avec l’appel d’Abram : « Le Seigneur dit à Abram : “Pour toi, quitte ton pays, ta famille et la maison de ton père et va vers le pays que je te montrerai” ». Le peuple qui porte le récit biblique dans les archives de sa mémoire raconte ici ses commencements. Son histoire prend naissance avec la rupture qu’instaure cet appel ; elle prendra corps autour de la promesse faite par « le Seigneur » à Abram d’une terre et d’une descendance.

C’est à ta descendance que je donnerai ce pays. … Il le mena dehors et lui dit : “Contemple donc le ciel, compte les étoiles si tu peux”. Puis il lui dit : “Telle sera ta descendance.” Abram eut foi dans le Seigneur et pour cela le Seigneur le considéra comme juste. [3]

La foi d’Abram est sa réponse à la promesse de Celui qui l’appelle ; c’est par elle que la promesse s’accomplit. Abraham est le père d’Isaac, père de Jacob, père des Douze patriarches ; toutes les nations seront bénies dans sa descendance [4]. Raconter l’histoire, c’est donc raconter la succession des générations et le cheminement de la promesse. La promesse donne sens à l’histoire : elle l’oriente et lui confère consistance et cohérence, sans nier ses ruptures ni ses contingences. L’histoire de son côté atteste la fermeté de la promesse et en révèle peu à peu le sens et la portée.

Comme l’ont souligné, chacun à sa manière, le bibliste luthérien Gerhard von RAD, ou le jésuite Paul Beauchamp, et, plus près de nous, le Père Thomas Kowalski, la Bible nous transmet une histoire de la révélation qui est aussi une représentation théologique de l’histoire. La mémoire de ce que Dieu a fait pour son peuple et l’attente de ce qu’Il lui a promis sont au cœur du récit biblique. L’histoire devient parole de Dieu parce que sa parole est devenue historique. C’est pourquoi la question de la transmission est sans cesse posée dans la Bible. Ainsi quand Moïse, juste avant de mourir, enseigne à Israël dans le désert de Moab le grand précepte de la foi : « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est Un ; et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme et de toute ta force », il ajoute aussitôt : « et ces paroles que je te prescris aujourd’hui seront sur ton cœur et tu les enseigneras à tes fils et tu les répéteras en eux quand tu seras à la maison, et quand tu seras en chemin, et quand tu seras couché et quand tu seras debout ; et elles seront un signe attaché à ta main et une marque entre tes yeux ; et tu les écriras sur les montants de ta maison et de ta ville. » [5] Le lecteur de ce discours est invité par le précepte à prendre place à son tour dans l’histoire de la transmission de la foi.

Il en est de même dans le récit de la sortie d’Égypte : dans le fil de l’histoire est inclus le récit de l’institution du rite de la Pâque. Celui qui célèbrera ce mémorial de l’événement de salut transmettra la foi en l’action libératrice de Dieu et y introduira donc les générations successives : « Quand vos fils vous demanderont : “Que signifie pour vous ce rite ?” vous leur répondrez : “C’est le sacrifice de la Pâque en l’honneur du Seigneur qui a passé devant les maisons d’Israël en Égypte” … » [6]. Le récit enclenche, pour ainsi dire, sa propre transmission et son actualisation ; il engendre l’histoire de la transmission de la foi.

En plaçant ainsi l’histoire au cœur de la foi, la Bible met en avant la liberté. Au pied du Sinaï, à la promesse de Dieu répond la promesse du peuple : « Tout ce qu’a dit le Seigneur, nous le ferons et nous y obéirons » [7]. Chacun, chaque génération, est placé devant le choix fondamental de l’Alliance : « Ce n’est pas avec nos pères que le Seigneur a conclu cette Alliance ; c’est avec nous qui sommes là, aujourd’hui, vivants » [8]. L’Alliance de Dieu et de son peuple prend souvent l’allure dramatique d’un procès, où chaque partenaire interroge l’autre sur sa fidélité. Les prophètes y relaient la grande voix de la Tora ; ils en attestent la permanence et en expriment la perpétuelle nouveauté. « Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Égypte j’ai appelé mon fils », chante Osée [9] ; et c’est par un retour au désert que Dieu séduira son peuple infidèle et parlera à nouveau à son cœur [10]. Le jugement dont les prophètes sont les messagers ne conduit pas l’histoire à une impasse. Au nom de la promesse, ils annoncent la rédemption que Dieu accomplira. Les sages en préparent l’avènement en enseignant au peuple à intérioriser jour après jour les préceptes de la Loi et la parole des prophètes.

Le Nouveau Testament apparaît à cette lumière comme la plénitude des temps et le temps de l’accomplissement. L’incarnation du Verbe est la récapitulation de l’ensemble des Paroles de Dieu et de ses actes de salut. C’est ce qu’exprime l’auteur de l’Épître aux Hébreux au début de son œuvre : « Après avoir à bien des reprises et de bien des manières parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé en un Fils qu’il a établi héritier de tout et par qui aussi il a créé les mondes. »

De l’évangile de Noël jusqu’à sa résurrection, Jésus assume tous les événements décisifs de l’histoire de la révélation et du salut comme des figures de son ministère. Il se révèle à travers eux ; il les oriente vers un accomplissement à venir par le point focal de sa Pâque, sa passion et sa résurrection. Ainsi le don de la manne dans le désert devient-il, à travers le signe de la multiplication des pains, la prophétie de l’Eucharistie, anticipation du festin messianique. De même le retour des exilés de Babylone, spirituellement aveugles, sourds et boiteux, devient, à travers les signes que Jésus opère avec puissance dans son ministère, la prophétie de la nouvelle naissance, anticipation de la résurrection de la chair. Mais surtout il s’est lui-même identifié au Serviteur de Dieu annoncé par les prophètes et a fait de sa vie l’offrande définitive pour le pardon des péchés de la multitude, devenant le Grand Prêtre de l’Alliance nouvelle et éternelle. Il a ainsi accompli de multiples manières la « transmission » des mystères de l’Alliance et manifesté pleinement la nouveauté de la promesse.

L’accomplissement de l’histoire du salut en Jésus de Nazareth mort et ressuscité achève une époque de la transmission de la foi et en ouvre une nouvelle. L’annonce du mystère du Christ venu dans la chair, de sa mort et de sa gloire, inaugure le rassemblement eschatologique d’Israël et des nations. « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc : de toutes les nations faites des disciples » [11].

II. La dispersion des peuples et des langues à Babel est le prélude de l’appel d’Abram ; elle en exprime l’enjeu. Du don de la Loi à un unique peuple au Sinaï, à la Pentecôte des disciples de Jésus à Jérusalem, au rassemblement de l’humanité sainte dans la Jérusalem céleste, la question de la diversité et de l’unité des nations et des cultures est centrale dans la Bible. La tradition culturelle d’Israël a été façonnée, comme toute autre, par la rencontre d’autres cultures : égyptienne, perse, grecque, etc. ; mais ce qui lui est propre, c’est que toutes ces influences ont pris corps autour de la promesse d’une descendance en laquelle toutes les nations seraient bénies. La mission singulière d’Israël concerne toutes les nations. La Bible enseigne ainsi la valeur unique et relative de toute culture.

Chaque culture propose en effet un accès différent de ce qui en l’homme (individuel) passe l’homme (individuel) : l’humanité de chacun et de tous. Sans la médiation d’une culture, aucun individu n’entre pleinement en possession de lui-même ni ne s’intègre à l’humanité. Puisque la transmission de la foi a en son cœur l’annonce de l’incarnation de la Parole créatrice, elle doit s’exprimer de manière nouvelle en chaque culture ; elle peut atteindre en chacune une nouvelle plénitude d’humanité. La rencontre de la foi chrétienne et des cultures permet que la transmission de la foi s’ouvre à la richesse plurielle des cultures ; elle donne aux cultures l’occasion de manifester leur fécondité théologique particulière.

D’ailleurs le christianisme n’a pas d’autre existence culturelle que celle des nations qu’il rencontre et des époques où il se transmet. Sa rencontre avec les cultures ressemble un peu à celle de l’Ange et de Jacob dont il est question au chapitre 32 de la Genèse. « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni », dit Jacob. « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes, et tu l’as emporté », répond l’Ange. Cela ne signifie pas que les cultures seraient pour le christianisme équivalentes à Israël. Mais cela signifie peut-être que de leur étreinte mutuelle, si elle est profonde, elles gardent la trace d’un déboîtement de hanche et que le christianisme conserve la mémoire d’une nouvelle présence à l’histoire et à un peuple.

La transmission de la foi éveille ainsi au respect de la pluralité des cultures. Que l’on pense aux langues qui ont été mises par écrit pour la première fois pour réaliser des traductions bibliques et liturgiques, et qui ont été ainsi sauvées de l’oubli par des missionnaires venus de l’étranger ! Que l’on pense plus encore à ce fait immense que l’Église n’est universelle qu’en étant « catholique », c’est-à-dire qu’elle existe à partir des Églises particulières et en elles. Toutes les Églises sont à la fois solidaires d’une culture et enracinées dans l’unique Église née à Jérusalem de qui elles ont toutes reçu la foi comme une bouture.

III. Avec les disciples repartant sans espérance vers Emmaüs le premier jour de la semaine après la Passion, « commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes », Jésus ressuscité « interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait » [12]. Il mettait ainsi en œuvre le dynamisme prophétique des Écritures d’Israël ; il ne l’inventait pas.

Parce que Dieu est fidèle, ce qu’Il a fait annonce ce qu’il fera. Relisant toute l’histoire du Peuple au temps de l’exil à Babylone et à sa lumière, les prophètes ont vu que Dieu renouvellerait les merveilles d’autrefois pour accomplir définitivement son dessein de salut sur Israël et les nations : nouvel exode, nouvelle Alliance, cœur nouveau, nouveau Moïse, nouveau David, cieux nouveaux et terre nouvelle. Le lent processus d’écriture et de réécriture des textes bibliques par leurs auteurs successifs est au service de cette dialectique de l’ancien et du nouveau dans laquelle se livre un sens profond de l’histoire. La nouveauté peut être radicale, elle n’est jamais annoncée comme une rupture, mais comme un accomplissement. « Maintenant, je te fais entendre des nouveautés mises en réserve que tu ne connaissais pas », dira Isaïe [13].

La joie de cet accomplissement est celle des disciples d’Emmaüs, dont les cœurs sont « brûlants » d’être remplis par Jésus de la lumière de la Parole. « Quand le Messie viendra », disait déjà la Samaritaine, « il nous annoncera toutes choses » [14]. Ayant achevé son destin humain et accompli le renouvellement de l’Alliance qu’annonçait Jérémie [15], le Messie ressuscité peut dévoiler le sens prophétique de l’Écriture. Il en est par sa vie et sa personne l’Exégète et l’exégèse en plénitude. Il y introduit ses disciples en leur communiquant l’Esprit Saint : « Alors il leur ouvrit l’esprit à l’intelligence des Écritures » [16].

Les écrits du Nouveau Testament sont en quelque sorte le premier fruit de cet accomplissement des Écritures à la plénitude des temps. Ils sont aussi un texte historiquement et culturellement situé dans l’univers biblique et dans le milieu culturel où Jésus vécut [17]. Ils nous transmettent la quête de la première génération chrétienne pour connaître la personne de Jésus et comprendre sa réponse libre à l’élection et à la promesse divines. Le Nouveau Testament transmet et interprète le Premier dont il est inséparable. Il ne se substitue pas à lui. Il le renouvelle en l’accomplissant et l’accomplit en le confirmant. Il reçoit de lui une lumière indispensable et engendre avec lui la Tradition chrétienne.

La vie de la Tradition se manifeste dans sa puissance d’innovation. Dans la relation de maître à disciple, transmettre c’est renouveler. Le renouvellement témoigne de la liberté et de la reconnaissance mutuelles du maître et du disciple. Car, selon la Bible, la liberté ne peut être trouvée que dans l’accueil de l’altérité [18]. Le renouvellement de la transmission de la foi par le disciple rend témoignage à la richesse, inconnue du maître, inouïe, transmise pourtant par lui. La racine ancienne manifeste toujours de manière nouvelle la vie qui l’habite [19]. C’est peut-être pour réagir à une conception positiviste de la transmission comme pure répétition, qui ne tient pas compte de sa nouveauté vivante, que notre modernité a valorisé la dimension de rupture de la liberté créatrice. Mais la rupture de la transmission peut vénérer sous les espèces de la liberté l’idole de l’oubli [20].

IV. Ce que transmet la foi n’est pas d’abord un écrit, ni des paroles. Ce qui est transmis par le Messie à ses Apôtres, ce n’est pas une « Bible lue », même dans l’esprit ; c’est une « Bible vécue ». L’Évangile n’est pas seulement, selon une traduction étroitement étymologique, « bonne nouvelle » ; il est aussi « vie nouvelle ». Il ne s’agit pas d’abord dans la tradition chrétienne de transmettre un texte témoin, mais de rendre témoignage à la transmission de la vie véritable. La transmission de l’Évangile est une pratique dont les vrais témoins sont les saints. Cette dimension existentielle de la transmission de la foi est marquée dans le texte de saint Luc que nous avons évoqué par l’insistance sur le corps du ressuscité : « Voyez mes mains et mes pieds ; c’est bien moi ! » [21] Jésus mange même « un morceau de poisson grillé » sous les yeux de ses disciples [22]. Il leur atteste ainsi la vie nouvelle dont il jouit en son corps, mieux, il la leur transmet dans la « fraction du Pain » [23]. La Tradition chrétienne est inaugurée par le Messie qui livre à ses disciples son propre corps en « mémorial » : « Vous ferez cela en mémoire de moi » [24]. Par cette transmission sacramentelle de lui-même et de sa vie, le Messie ressuscité renouvelle ceux qui l’accueillent et les conduit à leur accomplissement en lui jusqu’au jour de sa venue dans la gloire [25]. Il leur donne d’entrer dans la liberté de l’Esprit, qui renouvelle toutes choses, en les intégrant à l’unité catholique de son Corps, où chacun trouve sa place unique.

Pour qui les regarde à cette lumière, les sacrements enseignent les voies de la transmission de la foi et éclairent ce qu’est toute tâche de transmission. Par eux, en effet, le Christ renouvelle sans cesse et universalise son Église. Par eux, Il révèle à l’Église et lui communique sa réelle présence et son action dans l’histoire du monde. N’est-ce pas ce qu’exprimait le Concile Vatican II par ces mots : « l’Église est dans le Christ comme le sacrement, c’est-à-dire le signe et l’instrument, de l’union avec Dieu et de l’unité du genre humain » [26] ?

Père Antoine Guggenheim

[1Dei Verbum n° 24.

[2Ps 44,17.

[3Gn 12,7 ; 15,5.

[4Gn 22,18.

[5Dt 6,4-9.

[6Ex 12,25-27.

[7Ex 24,7.

[8Dt 5,3]. « Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur. … Choisis donc la vie pour que tu vives toi et ta descendance »[[Dt 30,15. 19.

[9Os 11,1.

[10Os 2,16.

[11Mt 28,20.

[12Lc 24,27.

[1348,6.

[14Jn 4,25.

[15Jr 31,31 ; Hé 8-9.

[16Lc 24,45.

[17« … le Message évangélique n’est pas isolable purement et simplement de la culture dans laquelle il s’est d’abord inséré (l’univers biblique et plus concrètement le milieu culturel où a vécu Jésus de Nazareth) », Jean-Paul II, Catechesi tradendae n° 53 (1979). Paul Beauchamp a donné un commentaire magistral de ce texte dans Le récit, la lettre et le corps. Essais bibliques, nouvelle édition augmentée, « Cogitatio fidei » n° 114, le Cerf, Paris, 1992, p. 200-203.

[18P. Beauchamp, op. cit., , p. 226.

[19P. Lenhardt, Le renouvellement (hiddush) de l’alliance dans le judaïsme rabbinique, dans Cahiers Ratisbonne n° 3 (1997), p. 174. « C’est dans le passage de l’héritage à la nouveauté sur le plan même de la culture où il entre, que l’Évangile révèle sa vigueur », P. Beauchamp, op. cit., p. 204.

[20« L’originalité des cultures consiste en ce que, par elles, aucun homme n’est en contact avec ses seuls contemporains », P. Beauchamp, Le récit, la lettre et le corps, p. 197.

[21Lc 24,39.

[22Lc 24,43.

[2324,30-31.

[24Lc 22,19.

[251 Co 11,26.

[26Lumen Gentium n° 1.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2005 : “Dialogue, entre la foi chrétienne et la pensée contemporaine”

Conférences