Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Lire la Bible aujourd’hui”
Le dimanche 13 mars 2005, le père Patrick Faure, exégète, et Jean-Louis Chrétien, philosophe, ont donné la cinquième conférence du cycle “Dialogue, entre la foi chrétienne et la pensée contemporaine”.
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions Parole et Silence.
Par le père Patrick Faure.
La conférence de carême de cet après-midi à Notre Dame de Paris s’inscrit dans la perspective du dialogue entre la foi et la culture contemporaine. Nous allons méditer quelques instants sur ce que signifie « Lire la Bible aujourd’hui ». Et je vous remercie d’avance pour votre attention.
Je suis le père Patrick Faure du diocèse de Paris. J’enseigne l’exégèse à l’École Cathédrale, après avoir soutenu ma thèse de doctorat à l’École Biblique de Jérusalem et l’avoir publiée à Paris, ainsi que quelques articles qui s’y rapportent. Mes travaux ont en particulier porté sur les Actes des Apôtres, et sur les liens théologiques entre l’Église et le Mystère d’Israël.
La Bible est le livre le plus répandu dans le Monde. Elle est en quelque sorte le premier livre du Monde. Et ce premier livre est celui de la révélation de Dieu, révélation historique à Israël et au Monde. Ce livre est lu et médité. Il est étudié et vénéré dans les deux grandes religions que sont le Judaïsme et le Christianisme. Il est aussi travaillé par l’intelligence humaine qui le met en contact avec les différents domaines de la recherche et de la pensée.
Cette année les conférences de Carême font intervenir plusieurs voix qui dialoguent ou qui se correspondent. Vous n’entendrez donc pas seulement la voix d’un exégète. Vous entendrez aussi la voix d’un philosophe qui parlera le premier.
Ce philosophe s’appelle Jean-Louis Chrétien. Il a publié une vingtaine d’ouvrages. Le dernier paru, aux Éditions de Minuit, s’intitule « Promesses Furtives ». Il est actuellement professeur de philosophie à la Sorbonne Paris IV. Ses travaux d’inspiration phénoménologique portent principalement sur la parole et le corps, ainsi que sur la philosophie de la religion.
Pour guider notre réflexion sur ce que signifie « Lire la Bible aujourd’hui », il nous propose de méditer sur ce que signifie aujourd’hui. Comment le comprendre ? Et quelle peut être la portée de notre acte de lecture aujourd’hui ?
Après ce premier exposé j’aborderai la lecture scientifique de la Bible. Cette lecture est-elle bénéfique ? Permet-elle de mieux lire et de mieux comprendre certains textes bibliques réputés difficiles ? Permet-elle que ces textes nous soutiennent encore, lorsque nous nous trouvons devant les plus grandes difficultés de la vie ?
Je passe maintenant la parole à Jean-Louis Chrétien.
Lire la Bible aujourd’hui
Par Jean-Louis Chrétien.
Lire la Bible aujourd’hui. Pour que ce titre prenne sens, il faut d’abord savoir ce que veut dire « aujourd’hui ». Le dimanche treize mars ? Mais il sera ce que nous en ferons et ce que nous y serons. Les derniers mois, les dernières années, les dernières décennies ? Mais c’est hier, et avant-hier déjà. Le dernier cri, la dernière mode, la dernière tendance, fût-ce dans les livres récents sur la Bible ? Mais cet aujourd’hui-là n’est que le roi d’un jour, et sachant que son règne finira bientôt, et décline à chaque heure, il exerce son pouvoir éphémère avec d’autant plus d’avidité et d’intolérance, en attendant que demain le détrône, comme lui-même fit rendre gorge à hier. Et suffit-il de vivre à la même date pour vivre le même temps ? Ceux qui font la queue aux guichets de l’aujourd’hui, pour entrer sous ses projecteurs, arriveront toujours trop tard, car le journal de ce matin est déjà périmé. Et notre aujourd’hui sera-t-il un aujourd’hui repu, saturé, plein de lui-même, n’ayant d’oreille que pour la réverbération de ses cris, ou bien y aura-t-il en lui un vide, un silence, un espace de jeu pour que la parole puisse avoir lieu ?
Il paraît donc plus sûr de demander à la Sainte Bible elle-même ce qu’elle entend par aujourd’hui, car elle en parle, et comment elle prescrit de la lire aujourd’hui, car tout livre contient des indications sur la manière dont il convient de le lire. Les écrits nous parviennent avec leur propre mode d’emploi à l’intérieur, ouvertement ou discrètement : un poème dit qu’il est un poème, un article de journal dit qu’il en est un. L’Épître aux Hébreux nous livre une indication d’importance vitale sur ce qu’il en est de lire la Bible aujourd’hui. À deux reprises, elle cite en effet la parole d’un psaume, en l’attribuant à l’Esprit saint : « Aujourd’hui, si vous écoutez sa voix », celle de Dieu, pour en tirer la leçon suivante : « Encouragez-vous les uns les autres chaque jour, aussi longtemps qu’on peut dire aujourd’hui » [1], aussi longtemps qu’il y aura ce qu’on appelle aujourd’hui. Cet encouragement prend la forme d’appels humains que nous nous lançons à ne pas nous détacher du Dieu vivant, donc à écouter sa voix dans la Bible, et l’Épître fonde cette possibilité sur le fait que nous sommes participants du Christ, c’est-à-dire de sa vie plus forte que la mort. Lire ces pages écrites et transmises par des hommes d’autrefois, qui forment la Bible, devient donc écouter la voix de Dieu en elles, ce qui réclame une attention, une vigilance, une disponibilité particulières : elles sont contraires à l’orgueil desséché où je prétends mieux savoir que les autres ce qu’ils disent et ce qu’ils veulent dire, et mieux que Dieu comment il peut agir, et comment il peut se révéler. Cela ne peut avoir lieu qu’aujourd’hui. L’aujourd’hui dont parle le psaume devient l’aujourd’hui de l’Épître, et notre propre aujourd’hui quand nous lisons pour écouter. Les pages anciennes ne se dessèchent pas comme des feuilles mortes quand nous, vivants, nous allons à la rencontre en elles de la Source de la Vie.
Mais il n’y aura pas toujours aujourd’hui : un jour viendra, pour chacun de nous, puis pour l’humanité tout entière, qui ne sera plus un aujourd’hui, car la mort l’interrompra. L’aujourd’hui où nous sommes appelés à lire la Bible, c’est donc le temps où il est encore temps, le temps où il n’est pas encore, irréparablement, trop tard, le temps de l’urgence si nous voulons que notre vie ait un sens, et soit une vie vraiment humaine, c’est-à-dire recevant, écoutant, redisant, transmettant une parole plus forte qu’elle-même, où de la force peut être puisée. Cet aujourd’hui-là n’est pas inscrit sur les calendriers : il peut être chaque jour, si nous écoutons la voix de Dieu dans la Bible, ou peut n’être aucun jour, si nous nous pétrifions dans la surdité de celui qui ne veut pas entendre. Notre aujourd’hui n’est ni plus ni moins un aujourd’hui que celui des hommes du passé ou de l’avenir, de même que notre naissance à l’Esprit n’est ni plus ni moins réelle que celle des hommes du passé ou de l’avenir. Naître et renaître sont sans degré.
Quand donc est aujourd’hui ? Quand il est temps de changer sa vie en écoutant, quand il fait encore jour pour comprendre et discerner. Car nous cessons d’écouter quand il fait nuit en nous et autour de nous ; et quand notre oreille s’assourdit, la nuit s’épaissit et se diffuse en nous comme autour de nous. Mais cet aujourd’hui de la lecture de la Bible, s’il est pour nous le temps de l’urgence (car c’est maintenant, ou peut-être jamais), est aussi le temps de la patience, patience de Dieu envers les hommes, patience de l’apprentissage de la lecture et de l’écoute.
Saint Augustin comparait la Bible à des lettres qui nous sont personnellement adressées, même si elles prennent la forme d’une lettre circulaire. Elles nous parlent de questions de vie ou de mort. Quand je lis la Bible ainsi, et la reçois comme une missive où mon nom est tracé avec l’encre sympathique de la grâce, 1’aujourd’hui de mon attention vivante entre dans la dimension temporelle dont parle cet écrit lui-même, à savoir l’histoire sainte. Si petite et si étroite que soit la porte de ma lecture, qui me fait entrer dans ce dont elle parle, si insignifiante que soit ma personne dans le monde, si précaire et si tremblante que soit la flamme de mon aujourd’hui, c’est bien dans l’histoire sainte que je suis introduit, et à elle désormais que j’appartiens aussi longtemps que j’écoute. Une mystique française du XVIIIe siècle le disait bien : « L’histoire de tous les moments qui coulent est une histoire sainte. »
Mais ces diverses lettres qui me parviennent aujourd’hui, opérant en moi une transfusion de sens comme il y a des transfusions de sang, elles ne m’ont pas été apportées par un ange, dans une langue plus qu’humaine. Il a fallu pour qu’elles arrivent à mon adresse une multitude de secrétaires, une multitude de copistes puis de typographes, une multitude de traducteurs, une multitude de porteurs et de facteurs, qui s’appelle Israël et qui s’appelle l’Église. Et elles m’arrivent dans une langue humaine, finie, définie, naturelle. Ceux qui en ont les moyens, les capacités et le temps peuvent apprendre à lire dans l’original hébreu et grec, ce qui est important et précieux. Mais ce n’est pas nécessaire pour que je puisse comprendre le message qui me met en jeu et en cause aujourd’hui dans ces écrits. La Bible chrétienne présuppose en elle-même, et non pas par une décision qui lui serait extérieure, l’intégrale traductibilité du message en tant que message de salut, puisque les paroles de Jésus, à quelques rares mots près, ne nous sont pas transmises dans la langue où il les prononça. L’original du cœur de la Révélation chrétienne pour nous est déjà une traduction, en même temps que le Nouveau Testament traduit, en tous les sens du mot, l’Ancien, et cela constitue comme un immense appel d’air, de souffle et de grâce au mouvement infini de la traduction en chaque aujourd’hui. Traduire, c’est déjà interpréter, interpréter, c’est encore traduire, et c’est ainsi que l’unique et divine mélodie, sur le fond de l’abyssal silence, ne me parvient qu’avec les harmoniques et l’accompagnement d’un immense orchestre symphonique de rédacteurs, de traducteurs, de commentateurs, où il ne tient qu’à nous d’introduire notre modeste piccolo. Lire la Bible aujourd’hui, ce n’est pas déchiffrer tout seul une partition écrite de la main même du compositeur, c’est laisser venir vers moi cet immense océan sonore fait de mille voix et de mille instruments, et avoir la joie d’en devenir une nouvelle vaguelette.
Les Grecs appelaient idiot ce qui n’est que particulier et privé, ce qui n’est que mon point de vue : nous ne pouvons sans risque d’idiotie dissocier l’aujourd’hui de notre lecture de cette histoire tendue, passionnée, violente, brillante et patiente en même temps, qui a rendu possible que cet écrit me parvienne. L’histoire de la lecture, de la traduction, de l’interprétation des Saints Livres fait elle-même partie de l’histoire sainte, à condition de ne pas oublier que dans l’histoire sainte ne figurent pas seulement des saints, ni des actes saints, et qu’elle est un combat perpétuel entre vie et mort parole et surdité, justice et injustice – qui se poursuit aujourd’hui. Cette polyphonie, là encore, est inscrite dans la Bible elle-même, puisque la Bonne Nouvelle, l’Évangile, ne nous parvient pas dans un récit unique, mais selon quatre versions, appelant donc par nature confrontation, comparaison, interrogation, interprétation. Ce qui est pluriel appelle le pluriel, au service de l’Unique. Mais lorsque je lis la Bible aujourd’hui, selon l’urgence de l’aujourd’hui, selon la patience de l’aujourd’hui, prenant la suite d’une longue histoire polyphonique, dont j’ai charge aussi, que se passe-t-il ?
Noël, Pâques, la Pentecôte, pour ne citer qu’eux, sont des événements qui n’ont eu lieu qu’une seule fois. Mais cette seule fois est une fois pour toutes, et toutes ces fois sont autant d’aujourd’hui. Leur célébration chaque année n’est pas pour les chrétiens simple commémoration comme celle des fêtes nationales ou des armistices des guerres mondiales, car ils y sont invités à plonger leur aujourd’hui rachitique, anémique, déprimé, dans l’aujourd’hui plus vif, plus haut et plus fort qui vient dans ces événements et ne cesse d’y venir. Là aussi vaut cette loi biblique qu’il suffit de transposer : qui veut sauver son aujourd’hui le perdra, qui le perdra le sauvera. Cet aujourd’hui plus fort est celui dont parle la Seconde Epître aux Corinthiens : « Voici maintenant le moment favorable, voici maintenant le temps du salut » [2]. Chaque fois que nous lisons la Bible en esprit et en vérité, ce temps-là vient vers nous, c’est-à-dire que Celui qui est le maître et seigneur du temps, Celui qui donne ce moment favorable, s’avance vers nous. Il s’avance sous cette autre forme de serviteur qu’est un volume que je peux refermer et maltraiter comme bon me semble, et dont je peux clouer la Parole vivante sur la croix de ma bêtise, de ma surdité et de ma haine de la vérité. Si au contraire, j’ouvre mes yeux, mes oreilles et mon esprit, alors c’est chaque jour, ce peut être chaque jour, le Noël de la lecture, où nous « est né aujourd’hui un Sauveur » [3].
Comme le disait un maître incomparable de la lecture de la Bible, Origéne : à quoi me sert que le Verbe soit venu dans le monde, s’il ne vient pas en moi ? Et à quoi me sert que les Hébreux se soient arrachés à la servitude de l’Égypte, si je ne peux être moi-même libéré de l’Égypte de ma servitude ? À quoi me sert de lire que Jésus ait fait marcher des paralytiques si je reste moi-même, devant cette page, engourdi et ankylosé, si mon esprit demeure immobile et ne bondit pas avec alacrité de la civière de ses préjugés ?
Cette Parole dont la Bible parle, et qui parle dans la Bible, elle veut faire acte de présence en nous, étant la Parole de Celui qui vient. Cet acte de présence forme un acte de naissance : quand ma vie et mon esprit s’ouvrent aujourd’hui à cette Parole, quelque chose de cette Parole naît en moi, il y a une nativité de sens, une nouvelle aurore de l’éternelle vérité, un humble et petit Noël qui n’en est pas moins un vrai Noël. Ce qui de la Parole voulait notre écoute et notre réponse s’engendre en nous quand nous lui écoutons et lui répondons, ce qui du reste est la même chose. Que le Verbe comme homme naisse dans une étable, et non dans un palais, fût-ce un palais de la culture, manifeste que nul n’est exclu de cette possibilité, que chacun de nous peut faire de son esprit un Bethléem, quand il lit la Bible aujourd’hui selon l’aujourd’hui que la Bible elle-même lui enseigne et lui tend, le Bethléem d’un jour, car cette tâche est de chaque jour. Origène précise bien que cette naissance de Dieu en nous, et donc aussi cette naissance de nous à Dieu, peut avoir lieu à chaque œuvre et à chaque pensée, et qu’il ne s’agit pas d’un événement exceptionnel qui n’arriverait que très rarement, ni d’une illumination mystique extraordinaire.
Le blanc dans les marges de la Bible, ce vide qui. entoure l’écrit, ce non-dit qui borde et ourle le dit, c’est le lieu non bâti, mais à jamais constructible, où tu peux édifier, auditeur, si tu veux, et comme tu peux, le Bethléem de ta lecture et de ta réponse, l’avenir en toi, et pour toi de l’histoire sainte. Peu importe que tu le fasses dans la hâte, et que renaisse en toi un seul mot, un seul verset, car alors tu te coucheras tout à l’heure dans un autre aujourd’hui que celui où tu t’es ce matin levé. Car chaque fois que Dieu parle, et qu’il est entendu, l’histoire sainte, c’est aujourd’hui, et aujourd’hui, c’est l’histoire sainte.
Jean-Louis Chrétien.
Lire la Bible aujourd’hui
Par le père Patrick Faure.
Merci cher collègue et ami pour vos propos qui nous instruisent. Lire la Bible aujourd’hui c’est écouter la voix de Dieu qui a retenti dans les événements bibliques. Cette voix vient retentir en nous grâce à ceux qui nous ont transmis et traduit les écritures. Et ce retentissement ne faiblit pas. Il est plus fort que nos idioties, plus fort que le non-sens et que l’absurde qu’il intègre indiciblement dans un dessein qui nous dépasse, un dessein plus qu’humain, grâce auquel nous devenons plus humains. Nous y reviendrons. Mais en attendant, devenir plus humain se réalise aussi grâce à l’humain lui-même sans qui la Bible n’existerait pas.
Permettez-moi donc maintenant de m’associer à ceux et à celles qui connaissent bien l’aujourd’hui de Dieu qu’est l’aujourd’hui biblique, mais qui connaissent aussi les questions difficiles que les textes nous posent ou que nous leur posons. Je pense à ces chercheurs de plusieurs disciplines pour qui les textes bibliques sont sujets de débats, de controverses ou de remises en cause. Chercheurs archéologues, historiens, philologues, exégètes et bien d’autres qui peuvent être croyants, comme l’étaient les auteurs bibliques eux-mêmes.
Ils croient que la foi en Dieu vient de Dieu. Ils savent qu’elle est un acte libre, personnel et communautaire, mais que sa profondeur leur échappe. Ils savent que cette profondeur fait porter sur les événements concrets un regard difficile à traduire tant il peut quelquefois dépasser l’entendement. Se dire élu de Dieu alors qu’on souffre infiniment. Penser qu’après la mort on peut ressusciter. Croire que Dieu nous libère de l’oppression du mal. En un mot croire sans voir… mais croire parce que d’autres ont vu, d’autres qui ont raconté avec leurs mots et leur vocabulaire une expérience qu’ils n’ont pas pu reproduire mais que leurs successeurs ont pu ratifier.
Voilà la foi de ces chercheurs scientifiques exercés au dialogue, ou à la rencontre avec d’autres chercheurs qui soit ne partagent pas la même foi, soit reconnaissent qu’ils n’en partagent aucune alors qu’ils scrutent les mêmes textes.
Il y a donc plusieurs présupposés possibles, plusieurs attitudes d’esprit et de cœur qui précèdent la lecture et le travail scientifique de l’Écriture Sainte.
Le chercheur doit-il partager la foi des auteurs inspirés ? Il est permis d’hésiter, car ces auteurs ont justement écrit pour rendre témoignage, afin que leurs lecteurs puissent venir à la foi [4] et peu à peu grandir en elle. Pour autant si la foi n’est pas a priori requise, une ouverture à l’univers croyant est requise, puisque c’est dans cet univers que la Bible est transmise et qu’il convient toujours au travail scientifique d’étudier son objet dans son milieu naturel.
Par travail scientifique tel qu’il est aujourd’hui pratiqué, j’entends une étude qui soumet le texte sacré aux analyses propres à chaque discipline. Ces analyses en retour se soumettent aux exigences qui font la qualité d’une science : non seulement la rigueur des raisonnements et l’ampleur des moyens mis en œuvre, mais aussi la liberté de penser, de laisser l’intuition ou même l’enthousiasme produire les hypothèses qu’il faudra patiemment éprouver.
Le but de ce travail scientifique est de connaître le texte sacré, depuis son milieu d’origine jusqu’à nous aujourd’hui, afin de mieux saisir les événements qu’il rapporte, et à travers ces événements son intention profonde y compris son message religieux. Car il appartient encore à la Science de comprendre le message religieux d’un texte dont elle est certaine de pouvoir récuser l’exactitude matérielle. Tel est l’hommage de la Science à l’esprit religieux qui, comme elle, s’élève à des niveaux supérieurs de connaissance. Et le chercheur scientifique doit aller jusque là quand il se penche sur le texte sacré.
Ce faisant, il rencontre les différentes traditions religieuses qui se réclament de ce texte, traditions auxquelles lui-même peut appartenir ou en tout cas être ouvert, traditions aussi qui peuvent se contester les unes les autres. Quelle n’est pas alors la responsabilité du chercheur, lorsque ses propres travaux lui fournissent des éléments susceptibles d’éprouver la légitimité des traditions religieuses.
En retour cependant, le travail scientifique authentique ne peut rien éprouver sans s’éprouver lui-même, à commencer par ses principes et par ses hypothèses dont il doit vérifier la validité et la viabilité. La Sagesse est l’amie de la Science. Elle recommande aux positions novatrices de ne pas s’imaginer résoudre une difficulté d’un certain ordre, en créant dans cet ordre d’autres difficultés plus grandes.
Voilà donc ces chercheurs scientifiques brièvement évoqués dans leurs travaux. Elle est grande et elle est belle, cette Science de la Bible qui reprend à leurs sources les traditions religieuses, en étant consciente de son efficacité, mais aussi des mesures imposées par sa propre méthode.
Et il est grand et beau ce travail du chercheur qui apprend à connaître les textes sacrés, pour les comprendre et pour les expliquer. Il recevra d’eux un supplément d’humanité, s’il permet aux croyants de mûrir dans leur foi, s’il permet à l’intelligence religieuse d’intégrer plus consciemment la vulnérabilité de certaines représentations. Le chercheur recevra des textes sacrés un supplément de vie doublé d’un supplément de grâce, s’il permet aux débats religieux d’identifier plus justement leurs causes humaines et spirituelles.
Je viens de situer le travail scientifique de la Bible dans l’ordre d’une pensée rationnelle résolument ouverte au réel y compris à l’univers croyant. Il ne s’agit pas d’occulter, par excès d’irénisme, les dissensions internes à la recherche biblique, ni les conditionnements qui peuvent guider ses choix. Il s’agit de lire la Bible aujourd’hui avec nos moyens modernes, donc avec un intérêt minimal pour son milieu naturel, pour l’univers croyant. L’ouverture est meilleure que la neutralité.
Reste que si la science biblique peut apporter son concours à la maturation de la foi, si elle permet d’assumer les contradictions des textes et de croître en humanité, cette assomption et cette croissance ne sont qu’un premier degré dans la victoire sur le non-sens. Tant mieux si la pensée scientifique des hommes peut aplanir la route à la voix de Dieu qui retentit dans les textes sacrés. Cette voix n’en sera que plus forte quand cette pensée devra vaincre les degrés supérieurs du non-sens que sont le mal, la haine, la mort et la souffrance.
Lire la Bible aujourd’hui, c’est voir comment Dieu combat ces puissances dans l’histoire d’un peuple du Moyen Orient. Ce combat nous dépasse. À certaines heures il nous écrase. Il influe sur la pensée des hommes, sur l’écriture des textes et sur leur interprétation.
Pourtant saint Paul nous dit dans l’épître aux Romains : « tout ce qui fut écrit d’avance fut écrit pour notre instruction afin que par l’endurance et la consolation des Écritures nous ayons l’espérance » [5].
L’espérance est toujours l’attente d’un bonheur auquel on aspire malgré les vents contraires, soit parce que cette aspiration naturelle est restée forte en nous, soit parce qu’elle a été confirmée par des promesses dont on croit qu’elles seront tenues.
Espérer retrouver du travail parce qu’on est d’un naturel optimiste qui ne se laisse pas abattre. Espérer guérir parce qu’après de longs mois la médecine en fournit l’assurance. Espérer venir à bout de la pauvreté parce qu’un progrès constant promet plus de moyens, scientifiques et humains.
Autant d’espérances que nous savons fragiles, mais dont l’écriture nous a dit qu’elles tiennent à cause de l’endurance et de la consolation, ces deux forces qui sont comme leur racine et leur cœur. Or, au cœur de toute espérance, à sa racine, il y a ce qui décide de tout : vouloir vivre, qui est plus et plus profond que le désir de vivre, plus et plus profond que la vie elle-même.
Lorsque cette volonté de vivre est brisée parce que l’épreuve est trop forte, parce qu’on se sent trahi par ceux qui ont promis, parce que trop des nôtres sont morts dans des horreurs innommables, alors ce qu’il nous reste de liberté doit entendre aujourd’hui la prophétie d’Ézéchiel : « notre espérance est détruite » [6].
Ces paroles prophétiques ont été prononcées pendant l’exil à Babylone, quand Israël avait perdu sa Terre Promise. Et ces paroles furent écrites afin de nous instruire, pour que nous comprenions aujourd’hui notre Histoire Sainte.
Perdre la Terre Promise qu’on avait espérée, en s’arrachant aux servitudes et aux régressions, comme Israël pendant l’Exode, cette Terre qu’on avait un temps possédée puis perdue pendant l’Exil, puis retrouvée puis reperdue, pour aboutir au bout du compte à des jours mystérieux où la reconstruction côtoie l’abîme. La permanence d’Israël au fil des Écritures est le lieu d’une transformation qui nous échappe, transformation de l’espérance qui va jusqu’à sa destruction, avant sa renaissance.
Lire la Bible aujourd’hui, c’est s’approcher d’un peuple où quelque chose ne vieillit pas. Une grâce y règne qui nous fait vouloir vivre. Lisez les Psaumes. Écoutez encore Ézéchiel quelques versets plus loin : « j’ouvrirai vos tombeaux… je mettrai en vous mon esprit et vous vivrez » [7].
Lire la Bible aujourd’hui, être assez libre pour ouvrir ce livre, c’est accepter d’entendre cette promesse de vie venue du fond des âges. C’est accepter que l’Esprit de Dieu puisse nous transformer, ce même Esprit qui inspire l’Écriture.
La foi chrétienne reçoit cet Esprit comme le don du Christ ressuscité en qui Dieu a tout dit. Elle n’attend donc pas de nouvelle révélation. Elle sait pourtant que le malheur torture l’intelligence, et que sous peine de la faire taire, il la pousse à chercher un langage qui reste inaccessible. Puisse l’Esprit Saint de Dieu, dans le silence de nos consciences, faire naître une espérance puissante, la volonté de vivre inhérente à la Bible, un avenir pleinement humain parce que plus qu’humain.
Je vous remercie pour votre attention.
Père Patrick Faure.