Conférence de Carême à Notre-Dame de Paris : “Foi et raison”
Le dimanche 13 février 2005, Jean-Luc Marion, philosophe, a donné la première conférence du cycle “Dialogue, entre la foi chrétienne et la pensée contemporaine”.
Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées dans un livre aux éditions Parole et Silence.
La foi et la raison.
Foi et raison, croire et savoir, croire sans certitude et savoir de science certaine, quelle opposition nous semble plus familière que celle-ci ? Et si l’on ajoute qu’il s’agit de « la science moderne » face à la foi chrétienne, alors la dichotomie s’impose, prête à tous les dossiers d’hebdomadaires, à tous les débats préfabriqués et à toutes les disputes idéologiques. Nous devrions pourtant nous méfier de cette évidence, car, par un étrange retournement de situation, dans ce banal débat, l’argument d’autorité se trouve aujourd’hui immanquablement du côté de « la science », en laquelle les tenants montrent la plus inébranlable foi, tandis que, de l’autre côté, le doute, le sens critique et l’attitude de recherche resteront l’apanage (il est vrai parfois bien involontaire) des « croyants ». En fait, il n’est rien de plus fragile que cette opposition, comme d’ailleurs les meilleurs philosophes des sciences l’ont démontré. Le premier travail d’un esprit simplement honnête et informé serait donc d’en montrer l’artifice inacceptable, car la foi a ses raisons et la raison scientifique, ses croyances.
1. La foi chrétienne comme rationalité.
Et d’abord, les chrétiens eux-mêmes devraient, les premiers, s’aviser que leur foi ne peut pas et ne doit en aucune façon se passer de raison, encore moins s’en réjouir. Croire sans raison revient en effet à mépriser Celui en qui nous prétendrions croire. D’abord parce que, ainsi que le souligne Pierre, nous devons être « …prêts à argumenter (apologia, faire l’argument) avec quiconque nous demandera l’argument (logos) de la foi qui se trouve en nous » [1]. Croire sans savoir quoi, ni pour quoi ne grandit pas la foi, mais la dévoie, peut-être même la ridiculise. Car il ne s’agit pas ainsi de se disputer avec l’interlocuteur à coup d’arguments, comme dans un combat idéologique, mais de rendre justice à Celui en qui nous disons croire, en Lui et en sa haute raison. Car le croyant aura à « …rendre raison (apodidonai logon) à celui qui va juger les vivants et les mort » [2]. Nous aurons à répondre au Christ de ce que nous aurons répondons à son propos devant les hommes et « …toute parole oiseuse que les hommes auront dite, ils en rendront compte (apodôsousin peri autou logou) au dernier jour » [3]. Ce que nous aurons dit du Christ, le Christ le dira de nous.
Mais surgit aussitôt une autre question : pourquoi donc Dieu attend-il de nous que nous parlions de Lui avec arguments, raisons et rationalité ? Dieu ne sait-il pas mieux que nous tous que nous ne pouvons pas le comprendre (cela va de soi), mais pas même raisonner correctement à son propos, sans parler de notre peur devant ceux qui ne l’admettent pas ? Si pourtant Dieu est Dieu, il sait cela, comme le reste. S’Il nous demande de parler avec des raisons, sans doute a-t-il de bonnes raisons pour le demander, ses raisons. Qu’en savons-nous ? Nous en savons au moins ceci : la religion chrétienne annonce la mort et la résurrection d’un homme qui était Dieu, et l’est donc toujours ; cet homme Jésus-Christ a pour nom le Logos, le Verbe et donc la Raison. Même le paradoxe de sa crucifixion, quand il s’oppose à « la sagesse du monde », reste encore un logos, « le logos de la croix », qui oppose à la sagesse du monde encore une sophia, la « sagesse de Dieu » [4]. Si Paul discute sur l’Aréopage avec les Athéniens, c’est au nom du logos de Celui qui se nomme précisément le Logos. Et quand il en annonce la contradiction avec la culture mondaine des Corinthiens, il parle encore selon un logos, parce qu’il parle au nom et selon le Logos. Même et surtout lorsqu’un fidèle du Christ affronte la rationalité du monde, il l’affronte avec des raisons et pour l’amour de la sagesse. Témoignage peut signifier aussi bien donner un argument que donner sa vie. D’ailleurs, le premier chrétien à avoir revendiqué le titre de « philosophe », Justin, le palestinien qui discuta si admirablement et sereinement avec un juif, Tryphon, fut aussi un martyr. « Justin, philosophe et martyr ». Et le dernier des grands Pères grecs, Maxime le Confesseur, le plus difficile conceptuellement, qui a réussi la géniale et définitive synthèse christologique et trinitaire amorcée par le concile de Chalcédoine, a, lui aussi, subit le martyre : pour que ses arguments se taisent, il a fallu lui couper la langue.
L’annonce du Verbe venu révéler Dieu dans son humanité à l’humanité déploie une raison supérieure et neuve, qui ne peut se déployer qu’avec des raisons. Le logos n’est pas optionnel pour les chrétiens, puisque Celui dont ils tirent le nom a porté le titre de Logos. Pour le meilleur et le pire, ils ont dû reprendre l’acquis des Grecs, leur logos, et donc leur philosophie et leurs sciences, comme plus tard ils ont dû assumer le droit des Romains. D’ailleurs, comme le souligne fermement saint Augustin le christianisme a d’emblée refusé qu’on le compare aux religions anciennes (la theologia civilis ou la theologia fabulosa), pour n’accepter de rapprochement qu’avec la theologia naturalis, l’effort d’une connaissance rationnelle du divin par l’étude des mouvements célestes. Et, face à la cosmologie théologique des anciens, Augustin revendique pour sa foi le titre d’une vraie connaissance de la divinité, seule acception légitime du terme, païen et suspect, de theologia. Et finalement, puisqu’il s’agit de vérité, « …c’est avec les philosophes que la comparaison doit se faire (cum philosophis est habenda conlatio) ». La foi apparaît ainsi, pour nous étrangement, d’abord une affaire de philosophie, puisque, conclut-il, « le vrai philosophe est celui qui aime Dieu (verus philosophus est amator Dei) » [5]. Bien entendu, le destin ultérieur de la philosophie, science de l’étant devenue plus tard « métaphysique », rendra impossible cette identification à la théologie, bien qu’elle dure, dans la formule philosophia christiana, au moins jusqu’à Érasme. Mais une chose ne disparaîtra pas : le devoir de rationalité de la théologie chrétienne. Devoir qu’elle a rempli d’ailleurs parfois plus qu’il ne convenait, au risque de transformer la Parole révélée en système de concepts. Devoir qui a permis l’élaboration d’une théo-logie, un savoir par raisons de Dieu, accomplissement que nous tenons pour allant de soi, mais qui, à bien y songer, ne se réalise comme tel que dans la religion chrétienne. Mais ce danger lui-même confirme que la foi a un devoir de raison vis-à-vis d’elle-même.
Certes, objectera-t-on, il ne s’agit pas du devoir de raison de la foi vis-à-vis d’elle-même, mais d’abord et surtout de sa rationalité vis-à-vis de la raison elle-même, et de la raison qui se déploie dans les sciences. Et ici comment ne pas songer aux nombreux conflits ont marqué l’histoire, de Galilée à Darwin, pour s’en tenir aux cas les plus légendaires ?
Cette façon même de poser la question mérite quelques remarques. – La plus évidente d’abord : aucun conflit entre telle ou telle science et telle ou telle décision du magistère ordinaire de l’Église n’aurait pu éclater, si les unes et l’autre ne se situaient sur un terrain unique et commun, la raison précisément. Au point qu’il faut parfois se demander si ce terrain était véritablement commun, si la rencontre était même légitime. Le magistère avait-il à défendre une cosmologie particulière contre une autre – et d’ailleurs l’a-t-il vraiment fait ? Galilée avait-il vraiment à disputer des règles de lecture des Écritures – et l’a-t-il fait en pleine conscience ? L’histoire des sciences contemporaine nous a rendus plus prudents sur ces questions que nos prédécesseurs, et l’on peut raisonnablement supposer que les deux camps ont, eux, manqué de prudence épistémologique. – D’où une seconde remarque : l’histoire de la foi chrétienne se signale, beaucoup plus que par des réticences, par des contributions, et absolument décisives, à la naissance et l’augmentation des sciences, que par des conflits. Ne serait-ce que la collection et la transmission des textes anciens, par fondation des universités, par l’autonomisation en elle des « arts » face à la théologie, par l’impulsion donnée aux mathématiques et à la physique dans les collèges (jésuites et oratoriens), etc. La foi chrétienne, précisément parce qu’elle devait d’abord la rationalité à elle-même, n’a pas pu la garder pour elle et l’a déployée ou permise dans le monde et la société des hommes. – Il n’est pas jusqu’aux conflits, ou du moins aux tensions qui opposent aujourd’hui le magistère catholique à certains développements de la biologie et des neuro-sciences qui n’aient leur enjeu rationnel : comment concilier la liberté d’engendrer et l’humanité de l’engendré, comment décider de l’humanité d’une vie biologique, comment décider de la fin d’une vie humaine, comment garantir l’identité de l’individu contre la menace de sa reproduction et déperdition ? Ces questions fâchent sans doute et continueront à diviser ; mais qui pourrait les négliger et n’y reconnaître que de l’irrationalisme ? Au contraire, elles obligeraient plutôt à compliquer les modèles et les protocoles techniques actuellement admis, pour accéder à une plus rationalité plus sophistiquée, même productivisme, donc plus haute.
2. Ce que la raison pense et ce qu’elle ne pense pas.
Une plus haute raison – que peut-on dire par ces termes ? Si l’on entend demander à la rationalité des sciences contemporaines de parvenir à penser la divinité, il s’agit d’une exigence absolument irrecevable. D’abord pour les sciences, qui ne prétendent jamais (du moins peut-on aujourd’hui raisonnablement l’espérer) au savoir absolu du monde, ni à la connaissance de sa dimension éventuellement divine. Ensuite pour la foi, parce qu’on ferait ainsi injure à la transcendance de Dieu, que l’on ne connaît qu’en ne le connaissant pas : « ...hoc illud est ultimum cognitionis humanae de Deo, quod sciat se Deum nescire, inquantum cognoscit, illud quod Deus est, omne ipsum quod de eo intelligimus, excedere – tel est le sommet de la connaissance humaine à propos de Dieu, de savoir qu’elle ne le sait pas, pour autant qu’elle connaît que ce que Dieu est, cela même excède tout ce que nous comprenons de Lui » [6].
Pourrions-nous penser cette plus haute raison en une autre acception, plus précise et plus correcte ? Peut-être en écoutant une parole de Nietzsche, d’apparence énigmatique : « Tu dis “Je” et tu es fier de ce mot. Mais plus grand est ce que tu ne veux pas croire – ta chair et sa grande raison (dein Leib und seine grosse Vernunft » (Ainsi parlait Zarathoustra, I, 4, « De ceux qui méprisent la chai »). Étrange formule, qui pose trois questions. Qu’entendre par « grande raison » ? Qu’est-ce que la chair ? En quoi a-t-elle partie liée à la « grande raison » ?
Par chair, on faut entendre non seulement le corps, qui, étendu dans l’espace du monde, s’y trouve perçu, ou plutôt senti, mais cet autre corps, le mien et lui seul, qui ne se laisse sentir qu’en sentant. Ma chair a le privilège de sentir et de se sentir lorsqu’elle sent le senti. En quoi cette chair peut-elle surpasser le “je” et sa raison ?
Pour le comprendre, il faut considérer ce que connaît le “je”, l’ego qui rend si « fière » la métaphysique moderne. Il connaît avec certitude, parce qu’il ne retient de l’expérience que ce qu’il peut y garder et prévoir, ce qui offre une prise à sa raison et que Descartes identifiait comme l’ordre et la mesure, des modèles et des paramètres préférons-nous dire aujourd’hui. Or seuls les phénomènes de l’étendue, de la quantité et donc de l’extériorité offrent un tel matériau à la connaissance certaine. Ces phénomènes, où l’intuition répond par avance aux attentes du concept, nous les nommons des objets. À chaque science, correspond ainsi une méthode de constitution et de production d’objets. Et la rationalité moderne se déploie en élargissant sans cesse le nombre et la portée de tels objets. Non seulement elle les constitue intellectuellement et les reproduit expérimentalement, mais elle les produit techniquement, en sorte qu’a surgi, sous nos yeux de moins en moins surpris, un nouveau monde, un monde d’objets techniques, qui recouvre et remplace de plus en plus l’ancien monde des choses. Ainsi se définit la rationalité commune de notre raison et s’étend le monde dont nous sommes comme les maîtres et possesseurs » (Descartes).
Ce succès et ce processus ininterrompus (car chaque crise des sciences ne semble que susciter un nouveau saut technologique) nous laissent pourtant de plus en plus perplexes, voire inquiets. Car nous devinons bien que le monde ne se décompte en objets qu’au loin, qu’au lointain qui nous fait face-à-face, comme justement les objectifs de notre visée. Et en effet nous sentons les objets comme nous les produisons, à distance. Mais nous vivons en les sentant et donc aussi en nous ressentant. Cette immédiateté ressentie, la chair précisément, concerne le plus proche, comme la rationalité des objets concerne le plus lointain. Mais, si, dans l’immédiateté du ressentir, nous nous éprouvons sans distance, alors la connaissance des objets ne nous aide en rien, puisque nous ne nous faisons pas face-à-face à nous-mêmes, mais sentons ce que nous sommes et sommes ce que nous sentons – le plus proche, à savoir la douleur et le plaisir, la mort et la naissance, la faim et la soif, le sommeil et la fatigue ; mais aussi la haine et l’amour, la communion et la division, la justice et la violence. De cela, du plus proche, nous savons au moins confusément, souvent très clairement, que la rationalité commune des objets ne sait rien, n’y peut rien et ne veut rien en savoir. En ce sens, Heidegger pouvait bien dire que « la science ne pense pas ». Il aurait dû seulement ajouter qu’elle a elle-même revendiqué comme un privilège de ne pas penser autrement que sur le mode de la modélisation, de la mesure et de l’objectivation ; la science ne pense pas, elle mesure et ordonne ; et ce qu’elle comprend ainsi, la technique le produit. Seule la chair a accès aux phénomènes non-objectifs, aux phénomènes où un excès d’intuition sature les limites d’un concept déjà connu et toujours prévu – accès à l’événement qui survient malgré son impossibilité apparente, à l’idole qui fascine le regard en l’obnubilant, à la chair elle-même de tel autre qui s’excite et érotise la mienne, au visage de tout autrui qui m’impose le respect et me demande de l’épargner. De tels phénomènes, nul ne peut prétendre les ignorer et nul ne peut pourtant les analyser selon la rationalité des objets. Devant eux, je ne peux plus dire simplement “je”, les constituer, les prévoir et les tenir à distance, face à moi. Ce sont, au contraire, eux, ces phénomènes saturés d’intuition, qui me font et me défont. La chair m’expose à ce que “je” ne peut constituer en objet et surpasse ma rationalité objectivante. Elle désigne donc bien une plus « grande raison ».
Cette « grande raison », qui peut la pratiquer aujourd’hui ? Bonne question, sauf qu’il faut plutôt demander : qui doit la pratiquer et qui pourrait s’en dispenser ? Réponse : tous ceux pour qui l’humanité de l’homme, la naturalité de la nature, la justice de la cité et la vérité de la connaissance restent des exigences absolues. C’est-à-dire tous. Ou plutôt, tous ceux qui les croient possibles encore. Ou plus exactement tout ce qui, en chacun de nous, veut encore y croire. C’est-à-dire une partie d’entre nous, une partie de chacun de nous. Car une autre aporie, liée à la première, surgit ici de la rationalité de l’objectivité. Nous ne pouvons envisager de la compléter simplement par introduction d’un « supplément d’âme », puisque ce qui nous manque coïncide précisément avec ce qui a disparu sous le nom d’âme. Puisque nous ne pouvons plus connaître que des objets certains et extérieurs, nous ne pouvons plus penser le reste que comme des valeurs. Il ne sert à rien de “défendre” l’âme disparue, pas plus qu’aucune des prétendues valeurs, car, en ces temps de nihilisme, ce sont les plus hautes valeurs qui se dévalorisent. Et les “défendre”, comme on dit, cela même renforce le nihilisme, en présupposant la faiblesse intrinsèque de ce qu’il s’agit de défendre (ou d’attaquer). Dans tous les cas, le nihilisme étend son soleil noir, en insinuant en chacun d’entre nous cette désarmante question : « A quoi bon ? ». A quoi bon l’humanité de l’homme, la naturalité de la nature, la justice de la cité et la vérité de la connaissance ? Et pourquoi par leurs contraires, la déshumanisation de l’homme pour son amélioration, la mise en coupe réglée de la nature pour le développement économique, l’injustice pour accroître l’efficacité et l’organisation de la société, l’empire absolue de l’information et de la distraction pour se libérer des contraintes du vrai ? Ces contre-possibilités n’ont rien de fantasme, ni même de prédictions, puisque les idéologies, qui ont dominé l’histoire depuis le début du siècle dernier et continuent à la dominer, n’ont jamais eu d’autres ambitions et n’ont jamais renoncé à les effectuer. Car les idéologies ignorent toute chair et, littéralement, ne se sentent plus.
La raison, telle que nous la connaissons, souffre donc de deux limitations liées entre elles, qui peuvent devenir autant de dangers. Réduire l’expérience aux phénomènes objectivables, ignorer notre chair, cela peut conduire à succomber sous la dévaluation de toutes les valeurs et céder à l’idéologie, qui ne se sent plus. Il ne s’agit donc pas, aujourd’hui, de sauver la raison de l’obscurantisme ou de la superstition, mais de la sauver de ses propres dangers. Ni de rendre raison de toutes choses, mais de rendre sa raison à la raison. Et, dans cette situation, il ne faut pas attendre de miracle, ni un « dieu » pour nous sauver (comme s’il n’était pas déjà venu). Il faut que tous ceux qui peuvent agir, c’est-à-dire d’abord qui peuvent penser et penser autrement, le fassent. On ne fera pas acceptions des personnes, des origines, ni des traditions, pourvu qu’elles nous rendent à nous-mêmes en nous rendant à accès à nos phénomènes.
3. Les dimensions de la raison.
Dans une telle situation de ce qui reste notre raison – car il n’y en a qu’une seule, commune et non optionnelle –, que pouvons-nous ? Rendre sa raison à la raison, tous peuvent y contribuer : les scientifiques aussi bien que les poètes, les sages aussi bien que les politiques, les pauvres autant que les riches. Et chaque tradition religieuse et culturelle peut y apporter sa part. Dans ce concert, quel peut et doit être l’apport des chrétiens ? Ici comme toujours, les chrétiens ne peuvent rien apporter que ce qu’ils ont reçu, le Christ. « Ce qui m’a été délivré (parelabon) par le Seigneur, je vous l’ai à mon tour délivré (paredôka), à savoir que, la nuit où il fut livré (paredidoto), le Seigneur Jésus prit le pain et rendit grâce, le rompit et dit “Ceci est mon corps [livré] pour vous, faites ceci en mémoire de moi” » [7]). Celui qui se livre et qui se délivre comme notre pain, appartient à tous ; les chrétiens n’en ont pas la propriété, mais, premiers livrés, ils ne doivent que le livrer à leur tour aux autres, à ceux des autres qui en voudront bien. En recevoir la gloire, c’est le poids et donc l’épreuve de tous, pas seulement du « christianisme » compris comme une avant-garde du prolétariat de l’humanité ; tout un chacun, sans exception et de quelque manière que ce soit, a dû, doit ou devra s’expliquer avec le Christ, qu’il croie en lui ou non (car ne pas y croire c’est déjà lui répondre). La contribution des chrétiens à la « grande raison » ne viendra donc pas d’eux, mais de Celui dont ils tirent, comme un sobriquet, jusqu’à leur nom. Que délivre donc le Christ Jésus à tous, partout et toujours ?
Rien que ceci : « Dieu est amour » [8] et « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même » [9]. Ainsi vivent en Dieu ceux qui l’aiment, c’est-à-dire ceux qui s’aiment les uns les autres [10]. Cette annonce nous devient une bonne nouvelle pour d’innombrables raisons, que tout le temps du monde ne suffirait pas à dire, ni à célébrer. Mais, entre autres raisons, il se trouve celle-ci – seul cet amour peut donner accès à la « grande raison ». Car l’amour révélé par le Verbe, donc par le Logos, se déploie comme un logos, comme une raison. Et une raison de plein droit, parce qu’elle nous fait accéder aux phénomènes les plus proches, ceux qu’éprouve la chair et que sature l’intuition. Si la Révélation du Christ n’avait montré que cela – l’amour a sa raison, une raison puissante, originelle, simple, qui voit et dit ce que la raison commune manque et ne voit pas –, elle aurait déjà sauvé, sinon les hommes, du moins leur raison. Mais le Christ n’a pas montré seulement la logique de l’amour, il l’a démontrée et prouvée en faits et en actes par sa passion et sa résurrection. Depuis la venue et la présence du Logos parmi nous, l’amour n’a pas seulement trouvé sa logique, il l’a accomplie « jusqu’au bout » [11]. Car « … la charité et la vérité sont nées du Christ Jésus » [12] et nous avons vu, nous voyons et nous verrons en Lui, d’un coup et indissociablement, « …la plénitude de l’amour et de la vérité » [13]. Non seulement l’amour, dans les gestes du Christ, se donne en vérité, mais il faut aller jusqu’à retourner cette proposition : dans le Christ, l’amour se manifeste comme la vérité dernière, première, celle qui permet toutes les autres et les récapitulera à la fin des fins : « Je suis la voie, la vérité » [14]. On peut récuser cette prétention comme une illusion sans avenir, la dénoncer comme un délire de la présomption, voire la craindre comme une révolution immorale. En tous cas, les chrétiens n’ont rien d’autre à dire que cela, parce qu’ils l’ont reçu en l’état.
Quelle raison déploie la logique de l’amour ? Bornons-nous ici à indiquer quelques lois essentielles de cette logique. – D’abord l’amour « … excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout » [15]. Ce qui signifie que l’amour aime toujours sans condition, jamais sous conditions, en particulier pas sous la condition de la réciprocité ; il n’a nul besoin d’un retour sur investissement pour aimer, parce qu’il exerce un privilège inouï par rapport à toute économie : un amour, qu’on refuse ou méprise, bref qu’on n’aime pas en retour n’en reste pas moins un amour parfait, qui s’accomplit sans reste ; un don récusé n’en demeure pas moins un don donné. En sorte qu’il ne dépend que de l’amour d’aimer de fait. D’où la création, comme l’antériorité inconditionnée et unilatérale de l’amour sur l’être. Certitude – Ensuite qu’il n’est rien d’impossible à l’amour, en particulier pas d’aimer sans acception des personnes, jusqu’à son ennemi [16], précisément parce qu’il ne faut à l’amour que lui-même pour aimer. Dieu se caractérise, il faut en convenir absolument, par un privilège incontestable, l’impossibilité de l’impossibilité : « Ce qui impossible à l’homme, ne l’est pas pour Dieu, car tout est possible à Dieu » [17] ; mais, dit le Christ, celui qui croit, pourvu qu’il croie par amour et en l’amour, partage exactement ce privilège : « Si tu peux ! tout est possible à celui qui croit ». La résurrection du Christ le prouve et donc la nôtre devient possible. Possibilité. – Encore, le “je” veut se fonder et se fonde en principe sur la pensée. Mais cette existence performée par ma pensée s’expose encore soit à l’illusion de penser (« qui pense en moi ? »), soit au soupçon de la menace nihiliste (« à quoi bon ? »). Aussi, « …si quelqu’un s’imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faut connaître » ; mais comment faut-il connaître, pour se connaître certainement ? Il faut se laisser connaître par Dieu, et, pour cela, il faut aimer Dieu : « Si quelqu’un aime Dieu, alors il se trouve connu par Lui » [18]. Se connaître soi-même par la pensée, certes, mais pas finalement par la mienne, par celle en revanche de Celui qui [me] pense en aimant et ne se fait connaître qu’à l’amant. Il faut « …avoir connu Dieu ou plutôt se trouver connus de Dieu » (Ga 4,9). L’autre, qui m’aime, se montre plus intérieur à moi que moi-même. Ego fondateur parce que fondé. – Enfin, l’amour parvient seul à connaître l’autre homme, parce qu’il croit en l’autre par excellence. En effet, pour connaître ce qu’il aime, l’amour n’a nullement besoin de se le représenter, ni de le conceptualiser, c’est-à-dire de ramener le connu à soi. Ou plutôt, ce qu’il aime lui apparaîtra dans la stricte mesure où, en l’aimant, il le visera, et, en le visant, se déplacera en lui. L’amour seul peut connaître au-delà de lui-même, parce que lui seul se déplace hors de lui-même et peut « …connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance » [19]. Une telle connaissance par transfert dans le connu, en fait dans l’aimé, se nomme communion. Savoir de l’altérité.
Dès lors, rien n’accomplit plus le sérieux, le travail, la patience et la douleur du négatif que l’amour, précisément parce que, pour lui seul, il ne s’agit pas là du négatif, mais de la kénose, de l’évidement et de l’abandon intrinsèques à la positivité de l’amour. L’amour a donc un droit plein et entier à reprendre la charge que la philosophie, sans vraiment encore savoir ce qu’elle voulait dire, a posé sur ses fragiles épaules. « L’amour de la vérité » [20], autrement dit du Logos devenu chair et ainsi maître de toute proximité, reprend christologiquement la définition même de la philosophie, l’« amour de la vérité ».
La foi ne manque donc pas de rationalité, si du moins elle se présente elle-même comme elle doit se penser – comme la foi dans la souveraine et pauvre puissance de l’amour. Et la foi ne manquera alors pas d’assurance : car, comme foi en l’amour, elle aime déjà, donc déploie déjà la logique de l’amour. Ce n’est pas la foi qui reste « l’ombre des choses futures » [21], mais la promesse de la Loi ; la foi, elle, atteint déjà « la réalité des choses qu’elle espère – pistis elpizomenôn hupostasis », parce qu’elle trouve, dans sa pratique, déjà « la preuve des choses que l’on ne voit pas » [22]. Et quelles choses invisibles deviennent ainsi certainement accessibles par la foi ? Saint Augustin l’a montré : tous les phénomènes les plus proches de ma chair, comme « la volonté de ton ami envers toi », « la bonne foi, par laquelle tu crois ce que tu ne vois pas en lui », bref « l’amour de ceux qui aime, que nous ne voyons pas » [23]. Qu’on n’objecte pas qu’il s’agit là de la connaissance d’autrui, non de celle de Dieu. Car connaître signifie aimer et l’amour ne se divise pas.
La raison s’est bornée jusqu’ici à interpréter le monde, donc à le transformer en objets qu’elle maîtrise. Il serait temps qu’elle commence à le respecter. Respecter le monde signifie voir, donc envisager le visage de l’autre homme. Et cela ne se peut que dans la figure de l’amour, suivant sa logique et dans sa gloire. Les chrétiens n’ont rien de mieux à proposer à la rationalité des hommes.
[1] 1 P 3,15.
[2] 1 P 3,15.
[3] Mt 4,36.
[4] 1 Co 1,18.
[5] Cité de Dieu, VIII,1.
[6] Saint Thomas d’Aquin, De Potentia, q.7, a.5, ad 14.
[7] 1 Co 11,23-24.
[8] 1 Jn 4,16.
[9] Lc 10,27, citant Dt 6,5 et Lv 19,18.
[10] 1 Jn 4,20.
[11] Jn 13,1.
[12] Jn 1,17.
[13] Jn 1,14.
[14] Jn 14,6.
[15] 1 Co 13,7.
[16] Lc 6,27-35.
[17] Mc 10,27.
[18] 1 Co 8,2-3.
[19] Ep 3,19.
[20] 2 Th 2,10.
[21] He 10,1.
[22] He 11,1.
[23] De la foi aux choses que l’on ne voit pas, c.2 et 4.