« Enfin, la honte est passée du côté de l’Église »
Paris Notre-Dame du 14 octobre 2021
Psychanalyste, psychologue clinicienne, Marie-Rose Boodts enseigne la psychologie à la Faculté Notre-Dame, aux séminaristes du diocèse de Paris notamment. Elle revient sur l’importance, pour les victimes, que revêt la publication de ce rapport en appelant à un réveil collectif au sein de l’Église.
Paris Notre-Dame – Comment avez-vous reçu ce rapport ?
Marie-Rose Boodts – C’est un rapport accablant, effroyable qui révèle une réalité massive. Les chiffres m’ont surprise par leur ampleur. Penser qu’il y des dizaines de milliers de personnes qui ont été abusées enfant et dont on n’a jamais parlé… c’est un silence assourdissant dont la mémoire collective surgit aujourd’hui et produit une véritable déflagration. 300 000 personnes, cela représente une ville de taille moyenne. Quand je pense à chaque petit enfant, j’éprouve une profonde tristesse. Il me vient à l’esprit l’étymologie du mot enfant, « infans » en latin (infantes au pluriel), qui veut dire « celui qui ne parle pas ou ne parle pas encore ». Les mots me manquent. Je n’ai eu, dans un premier temps, que le silence pour recevoir ce rapport en profondeur.
P. N.-D. – « Enfin nos histoires singulières blessées vont être réunies. » Jean-Marc Sauvé a introduit sa prise de parole par ce message d’une victime qu’il avait reçu la veille. Rendre ce rapport public serait-ce participer à redonner la parole à ces « infantes » ?
M.-R. B. – L’Église peut être reconnaissante d’avoir eu, à la tête de cette commission, un homme aussi intègre, juste et n’ayant pas peur de parler vrai. Jean-Marc Sauvé a notamment beaucoup insisté sur le fait que de victimes, ces personnes abusées sont devenues témoins tout au long de ce parcours. C’est très important. Une victime est quelqu’un à qui est imposé quelque chose, qui est d’une certaine manière passive dans l’événement qu’elle a subie et qui l’a traumatisée. Avec ce rapport, les personnes peuvent se redresser, dire qui elles sont, ce qu’elles ont vécu. Elles deviennent actives. Passer de victime à témoin est une sorte de réhabilitation de leur parole, de leur histoire. Il s’opère par ailleurs un passage du un par un au collectif : la mémoire devient collective et donne tout à coup sa place à un phénomène caché dans le secret, le silence.
P. N.-D. – Cela peut-il constituer une étape dans leur chemin de guérison ?
M.-R. B. – J’en suis sûre. Ces personnes ont dû en parler : en famille, à un adulte de confiance, éventuellement même à quelqu’un de l’Église… Tous ces référents ne les ont la plupart du temps pas écoutées, pas crues ou ont minimisé les faits. La parole des victimes a été étouffée. Il y a donc un traumatisme qui s’ajoute au traumatisme premier et qui les a anesthésiées ou condamnées au silence. Avec la publication de ce rapport, cette parole est reconnue. Cela ne suffit évidemment pas mais c’est déjà une étape qui permet aux personnes de se redresser et qui guérit quelque chose de la surdité qu’elles ont rencontrée jusque-là. Beaucoup de personnes victimes portaient une honte en elles. Se faire violer, se faire toucher, produisent une sensation de saleté, et donc une honte. Avec ce rapport, enfin la honte est passée du côté de l’Église.
P. N.-D. – Ce rapport révèle aussi une spécificité ecclésiale, un système qui a favorisé ces abus…
M.-R. B. – Il y a d’abord le malaise par rapport à ce que l’Église appelle la chair :{{}} le corps, la sexualité, l’affectivité. Puis, il y a, ce que Jean-Marc Sauvé, appelle un « éthos propre à l’Église catholique » qui a freiné la mise en place de mesures. Cela rejoint la circulation de la parole au sein de l’Église. Il y a une forte solidarité des clercs entre eux, une difficile application par l’Église des lois civiles et un dévoiement de ce qu’on appelle parfois « la discrétion », une façon de ne pas parler des choses difficiles, de ne pas parler de la sexualité, qui ont participé à créer une culture du silence, une protection et un sentiment d’impunité des abuseurs. Il y a aussi, et surtout, la dimension spirituelle. C’est pour moi essentiel. Tout abus sexuel, toute appropriation du corps d’un enfant, d’une personne vulnérable, produit un traumatisme. Mais quand l’auteur est un prêtre, un responsable religieux, et abuse sexuellement dans le cadre d’un accompagnement spirituel, d’une confession – un moment où la personne livre le plus intime d’elle-même – ce n’est pas seulement le corps qui est blessé et parfois détruit, mais aussi l’âme, la confiance radicale en l’Autre. C’est infiniment plus grave. Il s’agit du mystère intime de la personne humaine. C’est pour cela qu’on parle de meurtre psychique.
P. N.-D. – Comment l’institution ecclésiale devrait-elle accueillir ce rapport ?
M.-R. B. – Dans un certain silence, avec humilité. Les personnes qui reçoivent ce rapport ne sont pas directement les coupables de ces agissements. Et, en même temps, il faut reconnaître que l’Église, comme institution, a une responsabilité systémique. Elle n’a pas entendu, a sous-estimé, fait taire. Elle a parfois déplacé les prêtres. Il y a eu aussi une méconnaissance, voire un mépris, des sciences humaines : la psychologie, la sociologie. Or, nous sommes aussi corps, émotions. Et ces émotions, ce corps, agissent aussi sur notre raison et notre spiritualité. Il faut tenir compte de toutes les dimensions de l’homme.
P. N.-D. – Qu’est-ce qui aiderait à assainir ce système ?
M.-R. B. – Une plus grande mixité d’abord au niveau des échanges dans l’Église institutionnelle, au niveau des responsabilités. Il ne s’agit pas, hommes et femmes, de faire la même chose, mais qu’il y ait un échange, un monde où le masculin et le féminin aient toute leur place, ce qui n’est actuellement pas le cas. Comment aussi en finir avec cette fixation contre-productive sur la morale sexuelle ? Il faudrait y réfléchir en y associant davantage les laïcs. Si nous sommes trop attentifs à préserver le modèle institutionnel, structurel, organisationnel, on perd de vue que le vivant c’est le Christ vers lequel on marche. Comme le préconise la commission, il nous faut placer l’Évangile au centre, comme source d’inspiration première. C’est fondamental. Le pape François nous aide à penser ainsi. Il insiste beaucoup sur la mobilité, les processus plutôt que sur une vie installée une fois pour toutes. « Le temps est supérieur à l’espace », c’est cela. Le chemin est plus important que le lieu où nous nous trouvons.
P. N.-D. – Comment, nous, fidèles, pouvons-nous traverser ce moment, sans tomber dans l’excès de sortir de l’Église ni dans l’excès du déni ?
M.-R. B. – Chacun, avec son histoire, va se réfugier soit dans le déni, soit dans l’agressivité, la colère. Certains vont vouloir demander à se faire débaptiser. Il y aura aussi le sentiment de trahison. D’autres éprouveront le soulagement que ces questions soient regardées en face. Ce moment est, il me semble, une invitation à une foi plus adulte. On ne peut plus attendre uniquement une parole descendante. Cette synthèse du rapport, il nous faut la lire tous ; cette situation, il nous faut chercher à la comprendre. Comment mieux considérer les prêtres, collaborer, être en relation avec eux ? Ce sont des hommes appelés et consacrés pour un ministère sacerdotal, mais ils sont aussi des membres de la communauté paroissiale avec qui réfléchir et établir une relation fraternelle, ajustée. Nous sommes aussi responsables de notre Église. Le système dénoncé peut aussi changer par la pression des fidèles. Je suis très attentive et désireuse que ce rapport soit lu dans les paroisses par tous les fidèles, et pas uniquement par des personnes engagées. Que cela nous fasse tous bouger. Que nous saisissions cette occasion pour lire (ou relire), méditer la Lettre du pape François au peuple de Dieu, la Lettre des évêques de France sur la lutte contre la pédophilie du 25 mars dernier, pour en tirer des conséquences dans nos vies laïques. La préparation du Synode sur la synodalité tombe très bien. Essayons de vivre cette synodalité, de faire chemin ensemble. Gœthe, repris par Freud, disait : « Ce que tu as hérité de tes pères, pour en jouir, tu as à te l’approprier. » Si on ne « s’approprie » pas l’Écriture, l’histoire de l’Église, si on ne fait pas cet approfondissement personnel, on ne peut pas vivre pleinement sa foi.
P. N.-D. – Comment abordez-vous cette question au Séminaire de Paris ?
M.-R. B. –J’enseigne la psychologie depuis une petite dizaine d’années à hauteur de treize cours, une année sur deux. Il s’agit de cours magistraux afin de permettre aux séminaristes de mieux appréhender les étapes du développement psychique (et sexuel), de la naissance à l’âge adulte, auxquelles ils seront confrontés, mais aussi de travailler sur eux-mêmes, sur leurs propres histoires. Nous abordons également de grandes thématiques comme le traumatisme, l’angoisse, la culpabilité, les pathologies psychiatriques et les processus thérapeutiques. Je leur donne aussi une bibliographie importante pour qu’ils puissent approfondir ces questions au gré de leur propre chemin. Le séminaire organise aussi des week-ends de formation sur l’affectivité. Par ailleurs, un accompagnement psychologique est proposé à ceux qui le souhaitent. Celui-ci est totalement indépendant de leur formation Pour aller plus loin Actualité « Le système dénoncé peut aussi changer par la pression des fidèles. »
• Propos recueillis par Isabelle Demangeat
– Lire le résumé du rapport de la Ciase ainsi que le recueil De victimes à témoins (témoignages de personnes victimes) : https://www.ciase.fr/rapport-final/
– Voir le dossier Protection des plus fragiles
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