Homélie de Mgr Laurent Ulrich - Messe des parlementaires et envoi en mission du nouveau curé et directeur du Service pastoral d’études politiques, P. Jacques Ollier, à Sainte-Clotilde
Mardi 14 octobre 2025 - Basilique Sainte-Clotilde (7e)
- 1R 3, 4-15 ; Sg 9 ; Jn 1, 1-14
Nous sommes au début du règne brillant et paisible du roi Salomon ; David son père, avant de mourir, l’a installé comme son successeur légitime, ce qui n’a pas manqué d’occasionner quelques meurtres de chefs de factions adverses. Au cours de l’histoire du monde, sous l’effet de progrès de la conscience morale alimentés par l’Esprit Saint qui est donné par Dieu à tous les hommes – même si tous n’en font pas totalement usage – ces mœurs violentes sont moins systémiques, elles n’ont pourtant pas disparu partout ! En tout cas, voici Salomon à pied d’œuvre et il fait preuve d’une grande humilité et confiance envers Dieu pour l’assister et conduire son peuple dans la justice, la vérité et la pacification des relations à l’intérieur comme à l’extérieur. Il ne s’agit pas de juger l’ensemble du règne de Salomon qui n’échappera pas finalement à la rébellion des tribus du Nord et à la scission en deux royaumes qui deviendront des proies pour les peuples voisins. Mais au début l’humilité du roi ressemble à celle de son père David et domine chez lui le désir d’être animé par la sagesse qui vient de Dieu : « Donne-moi la Sagesse qui est assise auprès de Toi ! »
On le sait, la Sagesse biblique est un synonyme de Dieu lui-même. Le Dieu de la première Alliance est le Verbe, la Parole, la Justice et la Paix. Il est le maître de la création qu’Il a faite et maintient en vie, et celui qui gouverne les peuples. Quand il a créé le monde, il a mis de l’ordre dans le chaos initial, dans le tohu-bohu, magma dans lequel on ne peut rien distinguer. Il a fait participer l’homme à cette mise en ordre en lui demandant de nommer les choses qu’il voit autour de lui, pour leur donner une place, pour leur permettre de s’ajuster les unes aux autres, de créer une harmonie. Le Christ en venant dans le monde, comme Parole de Dieu, qui guérit et qui réintègre le pauvre et l’ignoré dans la société des hommes, qui pardonne et renouvelle celui qui a perdu l’espérance, a payé de sa vie son engagement, mais il nous conduit à la vie bienheureuse : « Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reçu », dit l’évangile de Jean que nous avons entendu.
C’est bien le rôle de l’Esprit Saint d’établir toutes choses dans l’harmonie en composant à partir de leur variété, de leurs différences. Il s’agit de les mettre en dialogue, de les laisser grandir et prospérer pour entretenir la diversité, la multiplicité des créatures. Et c’est un devoir royal que d’appliquer ce bon ordre aux relations humaines : cela s’appelle la justice et l’établissement de relations fraternelles pour autant que tous se reconnaissent humblement comme des fils et des filles de ce Dieu créateur.
Ce dernier point de vue n’est plus partagé par tout le monde aujourd’hui, puisque les pensées agnostiques et athées ont aujourd’hui libre cours, et qu’elles sont même reconnues comme légitimes : la liberté de croire, de ne pas croire ou de changer de religion est un des piliers de la dignité humaine selon les affirmations solennelles de l’Église, autant que dans l’énonciation des droits humains.
C’est la grandeur de Dieu d’accepter que l’on ne croie pas en Lui, que l’on n’accepte pas son autorité, que l’on ne cherche pas à lui obéir, que l’on ne réponde pas à son amour paternel et miséricordieux par un amour filial et diligent. Mais il demeure une sorte d’exigence d’humanité que des non-croyants savent mettre en œuvre : que ce soit l’impératif catégorique, que ce soit l’interdit de tuer, que ce soit le respect inconditionnel du corps humain et son indisponibilité, que ce soit l’extension universelle de la fraternité humaine, il semble que l’humanisme agnostique ou athée le reconnaisse naturellement. Même si la mise en pratique n’est pas si universelle …
Les horreurs des deux guerres mondiales nous avaient conduits à réprimer et à contenir les conduites cyniques des puissances insatiables. Aujourd’hui pourtant, celles-ci ne se gênent pas pour déstabiliser les institutions multilatérales et cet équilibre imparfait, qui pourtant assurait une certaine stabilité et suscitait des espoirs légitimes des peuples. Cette situation touche nombre de pays dans le monde, et notre Europe n’en est pas exempte ; on dirait que l’on ne sait plus bien où l’on va, on n’arrive plus à former des projets pour une nation, pour une communauté de peuples qui pourtant reconnaissaient avoir des objectifs proches. « Le monde est en feu, disait sainte Thérèse d’Avila que nous fêterons demain, ce n’est pas le moment d’entretenir Dieu d’affaires de peu. » C’est bien pour cela que nous sommes venus ce soir nous recueillir et chercher auprès du Seigneur la Sagesse qui est assise auprès de Lui.
À l’intérieur de notre peuple, on en est venu à des propos qui traduisent peu de volonté de vivre ensemble et à des attitudes partisanes qui ne veulent rien céder de leurs choix tranchés. Comme si chacun pouvait concevoir toute la vérité d’une situation et détenir toutes les clés de solution de notre vie publique. Certes nous sommes tous désemparés devant une situation politique si labile, si imprévisible, et vous mesdames et messieurs les parlementaires, davantage sensibilisés que chacun de nous, vos concitoyens.
Nous sommes comme à des croisées successives de chemins : d’un côté le désir d’avancer et de faire progresser notre société tout entière, de l’autre côté une sorte de tétanisation qui empêche de choisir ; d’un côté le respect d’autrui et notamment de la parole de l’autre qui est l’honneur d’un parlement, de l’autre, les pensées mauvaises et les paroles qui blessent ; par ici, la conviction que l’écoute et le dialogue sont les premières marches vers un accord, et par là, la mauvaise foi jusqu’à l’insoutenable ; la primauté de l’intérêt individuel ou la recherche du bien commun, du bien le plus commun possible ; le jugement péremptoire ou la parole généreuse qui reconnaît la volonté bonne à l’œuvre chez le partenaire ou l’adversaire : « et même à la fin de chaque vérité, disait Pascal, il faut ajouter que l’on se souvient de la vérité opposée. » [1]
Le pape François, dès sa première exhortation apostolique d’octobre 2013 sous le titre de La joie de l’Évangile, avait énoncé « quatre principes qui orientent le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun. Je le fais avec la conviction que leur application peut être un authentique chemin vers la paix dans chaque nation et dans le monde entier. » [2]
Ce soir je voudrais retenir celui qui s’énonce ainsi : l’unité prévaut sur le conflit. Et le pape François commentait : le conflit fait partie de la vie sociale, c’est entendu ; mais on peut se laisser enfermer dans le conflit. Et ceci de deux manières : soit en le dédaignant et en s’en lavant les mains pour pouvoir continuer de s’occuper de son propre intérêt ; soit en s’y investissant tellement qu’on en oublie les objectifs de la vie sociale et qu’on « projette sur les institutions (ses) propres confusions et insatisfactions. (…) Mais il y a une troisième manière, la mieux adaptée, de se situer face à un conflit. C’est d’accepter de supporter le conflit, de le résoudre et de le transformer en un maillon d’un nouveau processus. Bienheureux les artisans de paix ! »
Ceci est plus facile à dire qu’à faire, je veux bien en convenir ; mais de le dire et de se rappeler aux véritables exigences de la vie sociale et de la conduite d’une nation permettent, je l’espère, de réorienter la prière, de réentendre la voix de Dieu qui appelle les peuples à se construire dans la paix et de ne pas désespérer de l’avenir qu’Il veut nous donner. Qu’Il nous soit en aide et que cette eucharistie où le Christ se donne à nous pour porter la profonde transformation du monde, nourrisse notre désir d’avancer sans découragement avec Lui.
+Laurent Ulrich, Archevêque de Paris
[1] Blaise Pascal, Pensées, édition Louis Lafuma, n°576.
[2] Pape François, La joie de l’Évangile, n°221-237.