Homélie du cardinal André Vingt-Trois - Messe pour les responsables politiques

Sainte-Clotilde, mardi 30 septembre 2014

Messe pour les responsables politiques et les parlementaires en la basilique Sainte-Clotilde

Homélie du cardinal André Vingt-Trois
 Jb 3, 1-3.11-17.20-23 ; Ps 87, 2-8 ; Lc 9, 51-56

« Pourquoi donner la vie à l’homme ? »

Mesdames et Messieurs,

Frères et Sœurs dans le Christ,

Le cri que Job a lancé vers Dieu du fond de sa misère trouve un écho dans tous les cœurs qui se sentent abandonnés. Certes, nous le savons, le sentiment de désastre ultime est très relatif. Dieu merci, nous sommes tous loin d’avoir connu des épreuves comparables à celles de Job et ce que beaucoup de nos concitoyens considèrent comme des situations insupportables ne sont rien comparées aux millions d’hommes et de femmes qui sont soumis à des risques mortels, soit par la famine, soit par les épidémies, soit par des catastrophes naturelles ou toutes sortes de périls. Combien d’hommes et de femmes à travers notre monde du XXIe siècle, à quelques heures d’avion de chez nous rêvent de connaître ce que nous jugeons intolérable ?

Mais si relatifs que soient nos embarras et nos réelles difficultés, ils n’en provoquent pas moins un sentiment d’insécurité diffus qui ne se limite pas à la comptabilité des faits délictueux et qui se nourrit aussi de la préoccupation omniprésente de la sauvegarde d’un certain nombre d’avantages qui constituent les éléments d’un certain confort. Depuis des années, et à plusieurs reprises, j’ai saisi toutes les occasions pour inviter chacun à s’examiner sur ses modes de consommation et inviter notre communauté nationale à s’interroger sur le modèle de consommation que nous finançons non seulement par le crédit particulier mais encore par la dette publique. Aujourd’hui le nombre de nos concitoyens qui n’ont plus de visibilité sur leur avenir ni de sécurité dans leur présent atteint des proportions qui affectent la totalité de notre système social. Et voilà que nous devons y ajouter la charge de nos responsabilités internationales en Afrique et au Moyen-Orient pour lesquelles le soutien moral des autres nations peine à se concrétiser par des engagements militaires et financiers réels. Estimer que nous traversons une phase critique n’est plus un jugement partisan mais une constatation partagée.

Comment pourrions-nous évoquer cette crise dans le seul cadre de notre pays ? Comment pourrions-nous oublier les chrétiens d’Orient que l’on veut- forcer à abjurer leur foi ou à quitter le pays où leurs communautés vivent depuis des siècles ? Leur sort est un enjeu non seulement pour l’Église, mais aussi pour toute la société contemporaine. Nous sommes appelés chaque jour à leur venir en aide, non seulement en accueillant ceux qui sont contraints de fuir, mais aussi et surtout en aidant ceux qui doivent pouvoir rester dans leurs pays. La dimension des persécutions qu’ils subissent nous oblige aussi à nous interroger sur la manière dont notre vie publique reconnait la réalité des communautés religieuses et développe des moyens éducatifs pour aider des jeunes à réagir devant certains messages fanatiques.

Face à ce constat de crise, comment ne serions-nous pas préoccupés de voir se développer un discrédit croissant à l’égard de celles et de ceux qui tentent de mettre leurs talents et leurs capacités au service de la collectivité, élus ou membres des administrations ? Comment échapper à la tentation du fatalisme ? Permettez-moi de vous parler directement en évitant ce que l’on appelle habituellement la « langue de bois ». Je me limiterai à souligner quelques points qui me semblent particulièrement importants.

L’écart qui se creuse entre l’action et le discours politiques et la réalité telle que beaucoup la vivent et la perçoivent n’est-il pas le reflet d’une sorte d’hystérisation de la vie politique qui donne un spectacle dans lequel la violence polémique du langage a du mal à masquer l’impuissance de l’action. Les clivages idéologiques légitimes semblent occuper à ce point le champ du raisonnement que leur lien avec le réel en devient secondaire. Mais l’homme de bon sens sait que l’invective et l’exagération verbales sont le signe de l’incapacité à faire avancer des actions qui changent le réel.

Je sais que ce travers de notre vie publique est provoqué et accentué par le rythme frénétique de l’information continue et la propagation sauvage des messages informatiques notamment par les réseaux sociaux. Mais je sais aussi que nous pouvons résister à la tentation de la phrase lâchée sans précaution,-et, parfois, sans intention- qui devient une scorie rêvée pour le tri sélectif des polémiques possibles ou supposées. Il dépend de nous tous de ne pas céder à la facilité du message instantané, délivré sans information contrôlée, ou pour répondre à la phrase d’un autre et nourrir une sorte de virtualité de l’hostilité. Les excès de certains médias se nourrissent aussi de nos faiblesses.

Les naufrages successifs qui font peu à peu de la Mer Méditerranée un cimetière où sont ensevelis les victimes des gangs et des réseaux de trafiquants d’êtres humains, ajoutés à tous ceux qui meurent dans le long chemin qui est censé les conduire de l’Afrique sub-saharienne au Maghreb puis vers l’Europe sont aujourd’hui une nouvelle forme de crime contre l’humanité. Comment pouvons-nous continuer d’être fiers de notre démocratie au point de vouloir légitimement en défendre les principes face au terrorisme de DAECH et d’autres et ne pas être capables d’unir les forces des pays développés pour lutter réellement contre l’anéantissement de tant de nos semblables ? Comment imaginer un instant que notre relative prospérité et la paix dont nous jouissons pourront être préservées sans affronter les périls qui menacent le monde ? Comment laisser croire que notre pays pourrait s’entourer de frontières étanches et que le mal et les dangers sont ailleurs ? Nous voyons bien que le terrorisme passe les frontières. Il frappe en Syrie et en Irak, il frappe en Algérie, il menace aux Philippines.

Il ne peut pas y avoir seulement un traitement armé, indolore et lointain de ce groupe terroriste. Il faut aussi affronter la tentative de séduction qu’il exerce sur un certain nombre de jeunes désorientés. Le combat contre DAECH est un combat avant tout idéologique dont seul l’engagement déterminé des musulmans et des nations arabes permettra de triompher.

L’attrait de nos médias pour jouer le rôle de procureur de la morale de notre société ouvre une carrière inespérée à la jalousie et à la délation. Mais ce tribunal a d’autant plus de succès qu’il tombe sur des victimes moralement faibles. La légitimité de la vie privée et le droit de protéger l’intimité de nos existences imposent des limites à la confusion entre information et voyeurisme. Mais, en revanche, ce serait une grave illusion d’imaginer que la rectitude morale peut dissocier la personne privée et le personnage public. Les êtres humains ne sont pas dissociables et les défauts et les qualités des personnes sont les mêmes dans les deux domaines. N’est-ce pas d’ailleurs cette présomption d’unité de la personne qui fonde ou détruit notre confiance ? Il n’y a pas de moralité à deux vitesses.

Nous savons que la démographie positive de notre pays est une de nos principales richesses et qu’elle est à la fois le fruit de la solidité des familles françaises et d’une politique familiale de plusieurs décennies pendant lesquelles on a privilégié le bien commun sur des intérêts particuliers. Le démembrement progressif de cette politique familiale n’est pas seulement une pénalisation pour les couples qui accueillent des enfants. Il est aussi un coup sévère pour l’avenir de notre pays. Réduire la procréation à la satisfaction d’un désir personnel d’enfant est une erreur. Cette erreur s’accompagne d’une dissociation de la conception d’un enfant et de la relation stable de ses parents réels. Laisser croire que la PMA ou la GPA peuvent se substituer à l’amour personnel des parents est un risque grave qui fait insensiblement de l’enfant un objet de consommation et de la femme une prestataire de service marchandisé. Ce serait une atteinte directe au respect des droits de l’homme.

Si j’ai voulu évoquer brièvement certains aspects de notre situation présente, c’est pour mieux mesurer votre responsabilité dans cette période et dans les mois et les années qui viennent. C’est de votre parole et de votre action que dépendra la cohésion du tissu national, quelles que soient les différences entre les opinions et les projets. La supériorité de notre système démocratique sur des systèmes fanatiques ou totalitaires est mise à l’épreuve. C’est à nous de démontrer qu’il est au service de l’homme, de tout homme, et qu’il ne se réduit pas à défendre les avantages du monde occidental.

Les fils de Zébédée auraient bien voulu montrer leur supériorité en pulvérisant leurs adversaires par le feu tombé du ciel. Jésus doit leur faire comprendre que ce n’est pas le chemin dans lequel il les entraîne. Qu’il nous aide à comprendre comment tracer notre chemin dans ce temps difficile. Qu’il soit lui-même la source de notre espérance. Amen.

+André cardinal Vingt-Trois, archevêque de Paris

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