Intervention de Dominique Folscheid - Cycle Droit, Liberté et Foi 2010
1ère séance du cycle “Le corps, la personne et le droit” - 6 octobre 2010
Première soirée : L’homme corps et âme
Sous la Présidence de M. Paul-Albert IWEINS, ancien bâtonnier (remplaçant M. le Vice-Bâtonnier Jean-Yves Le Borgne, absent)
– Introduction par M. le Cardinal André-Vingt-Trois
– La place du corps dans l’anthropologie judéo-chrétienne, par M. Dominique Folscheid, Professeur de philosophie à l’Université de Paris-est Marne la Vallée
– L’art, métaphoral du corps et de l’âme, par Mme Dominique de Courcelles, Directrice de recherche au CNRS, Directrice de programme au Collège international de Philosophie
La place du corps dans l’anthropologie judéo-chétienne
Monsieur le Cardinal, Monsieur le Bâtonnier, Mesdames et Messieurs,
La tâche qui m’a été confiée est bien rude, puisqu’il s’agit de vous entretenir en très peu de temps de la place du corps dans l’anthropologie judéo-chétienne. Le contexte ne s’y prête guère, car on est en droit de se demander par quel miracle à l’envers le christianisme peut être accusé d’avoir dévalorisé le corps alors qu’il en a fait le « temple de l’Esprit ».
Il est vrai que des chrétiens, des mouvements ou des églises se réclamant du christianisme ont pu adopter une telle attitude, à des degrés variés selon les époques. Une abondante littérature en témoigne (pensons, entre autres, à Julien Green). Il est également vrai que certaines manières de parler du corps dans les milieux chrétiens prêtent largement le flanc à la critique. Il y a donc de l’ignorance dans cette affaire, aussi ignorance redoublée et même carrément perverse quand ceux qui stigmatisent le christianisme et l’Église, en réservant leurs flèches les plus acérées au Pape, devenu le bouc-émissaire par excellence, prétendent voler au secours du corps. Car enfin, à quoi assistons-nous aujourd’hui quand nous nous demandons ce qu’est devenu le corps humain, prétendument libéré des nocives influences chrétiennes ? À la réduction de l’être humain à l’espèce biologique, de son corps à une machine complexe dont la science saura dévoiler tous les secrets, machine que la technique sait déjà reproduire et manipuler, en attendant de pouvoir la transfigurer, que chaque sujet bardé de droits peut instrumenter à sa guise pour en extraire aussi bien des organes que de la jouissance.
Or c’est précisément là que se dévoile la raison d’être de cette hostilité à l’égard du christianisme : parce qu’il fait obstacle à la réduction du corps à un pur et simple matériau entièrement disponible, réduction qui est la condition de l’emprise techno-scientifique absolue sur le corps humain, condition de la prétendue liberté sexuelle, condition d’un hygiénisme généralisé qui est en passe de constituer toute notre morale. Ajoutons une bonne dose de transgression, source de voluptés inouïes, et nous aurons bouclé le circuit : c’est justement parce qu’il a poussé au plus haut la valorisation du corps que le christianisme doit être abattu. Humainement parlant, cela peut se comprendre. Faire trop d’honneur au corps l’expose au déshonneur. Et dans toute existence humaine, on n’échappe pas à ces expériences douloureuses (comme la maladie, la souffrance, la torture et la mort) qui font qu’on porte son corps avec soi comme une croix trop pesante.
Là où l’incompréhension atteint son point culminant est qu’il est impossible de parler du corps sans parler de l’âme. Or l’âme n’a pas la cote. Qu’a-t-on besoin d’une âme quand on a déjà tant à faire avec son corps ? Pourquoi la sortir du placard et de la naphtaline ? Qui croit encore sérieusement avoir une âme, à part les violons ? Qui ose encore l’invoquer, à part des hommes politiques déclarant, la main sur le cœur, qu’il vaut mieux perdre les élections que perdre son âme ?
Et pourtant il faut se faire une raison : sans l’âme, il n’y a pas de corps, sans l’âme humaine, il n’y a pas de corps humain, un corps sans âme n’est plus un corps, mais un cadavre, et même s’il vit, un corps qui se vit sans âme n’est plus qu’un corps sans corps. Impossible donc de parler du corps sans parler de l’âme, ce qui est la chose la plus difficile du monde. En font foi les innombrables controverses qui ont occupé et occupent toujours notre histoire sitôt que nous osons poser ces questions.
Dernière difficulté, qui n’est pas la moindre : ce que le christianisme nous dit du corps doit-il être réservé aux croyants ? Si c’était le cas, on en ferait un objet de la foi. Or il faut soutenir au contraire que l’incroyant qui ne voit dans le Christ qu’un prophète juif tardif et déviant, que ses disciples ont transformé en illuminé se prenant pour Dieu, devra admettre que le message qu’il a délivré était humain, strictement humain. Donc partie prenante de la culture humaine. Comme le rappelait Bergson, les Évangiles existent et leur message a bouleversé nos conceptions de l’homme et du monde. Notre civilisation occidentale en dépend. Ceux qui récusent le christianisme pour nous proposer d’autres types de corps sont donc à ce titre, qu’ils le veuillent ou non, nécessairement postchrétiens.
Les apports juifs et païens
Que faut-il entendre par anthropologie judéo-chrétienne ? Bien entendu, il ne s’agit pas de l’anthropologie des judéo-chrétiens, qui constituaient dans l’Antiquité un mouvement minoritaire de chrétiens judaïsants, mais de l’anthropologie des chrétiens tout court. Or ce que cet intitulé ne dit pas, c’est que l’affaire se joue en réalité à trois : les apports juifs et grecs d’une part, l’apport spécifiquement chrétien de l’autre. Mais il ne s’agit en aucun cas d’une addition aboutissant à un syncrétisme. Au contraire, c’est à partir du christianisme que tous ces éléments vont prendre sens, par suite d’un mouvement de filtration, criblage, remodelage et reprise auquel j’ose appliquer le concept hégélien d’Aufhebung, qui signifie à la fois nier, conserver, dépasser ou subsumer.
Cela n’interdit pas de se livrer à une analyse spectrale de ses composantes. On en découvre alors une première couche, que je qualifierai de judéo-païenne. Elle est de nature conflictuelle, puisqu’il est convenu d’opposer le dualisme grec à la conception unitaire de l’homme, directement liée par les juifs au Dieu Un.
Comme on le verra plus loin, cette représentation, fort commune, est trop simple et inexacte par bien des aspects. Mais elle a au moins le mérite de nous rappeler qu’il s’agit là des deux grandes tendances qui se partagent nos faveurs, mais qui peuvent aussi se combiner, engendrant un éventail de positions que l’on retrouvera aussi bien au sein du christianisme qu’en dehors de lui.
La composante juive est évidente : le christianisme est né du judaïsme, le Christ était juif et il a garanti la véracité des Écritures juives. Et pourtant il est bien difficile de tirer de l’Ancien Testament une anthropologie précise et unifiée. Cela ne veut pas dire que les juifs n’ont pas produit de doctrines sur ces questions. Elles sont au contraire d’une grande richesse. Mais elles se sont développées au sein du judaïsme tel qu’il s’est maintenu au cours de l’histoire, donc en dehors du christianisme, après la rupture survenue à l’occasion de l’événement Jésus-Christ. Ce que l’anthropologie chrétienne doit au judaïsme n’est pas constitué de doctrines toutes faites mais d’éléments de base, proprement révolutionnaires par rapport aux représentations de l’homme et du monde en vigueur chez les autres peuples, mais encore en attente de leur élaboration conceptuelle.
Ici prend place un fait majeur, mais qui n’a pourtant rien d’un accident de l’histoire : le fait que tous ces éléments nous ont été livrés en grec, comme l’ont été aussi les textes du Nouveau Testament. Les données juives ont ainsi été coulées dans des mots grecs. Mais bien loin d’être de simples réceptacles indifférents et neutres à l’égard de leur contenu, ces mots renvoient à des catégories de la pensée grecque. L’amalgame ne s’est donc pas fait sans mal, au point d’être la source de bien des malentendus. Mais le christianisme en a tiré un bénéfice considérable, qui est de se retrouver de plain-pied avec une autre forme d’universalité que celle de la révélation religieuse : celle de la rationalité philosophique.
La foi demeure première, car comme nous le rappelle saint Augustin, « si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas ». Mais s’il nous manque l’intelligence de la foi, la foi devenue fidéisme ne sera pas vraiment la foi. Cette conjugaison de la raison et de la foi est au fondement même du christianisme, parce que le Dieu du christianisme est Logos absolu. Déserter la rationalité, c’est mutiler Dieu.
Ce recours à la rationalité grecque a permis à saint Paul de jeter les bases d’une anthropologie spécifiquement chrétienne. Retenons-en trois points : premièrement, la tripartition de l’être humain en âme, corps et esprit. Deuxièmement, la définition du corps comme Temple de l’Esprit (1. Cor., 6, 19). Enfin, la mise en évidence de l’idée la plus difficile qui soit, celle de la chair.
Ce message reste cependant encore loin de la philosophie, mais il ouvre sur la philosophie. Or cela fait déjà des siècles que la philosophie s’est efforcée de penser l’homme, de dire ce qu’il en est de son âme et de son corps. Et ceux que nous appelons les Pères de l’Église, qui sont en réalité les premiers philosophes de l’ère chrétienne, ont bien perçu la nécessité de la confrontation, compris qu’il fallait en prendre et en laisser, donc pratiquer à leur égard une Aufhebung résolue. Cela ne s’est pas fait sans mal. Il nous a même fallu des siècles de controverses parfois violentes pour commencer à y voir un peu clair.
La tentation platonicienne
Il suffit de jeter un regard objectif sur la philosophie grecque pour se rendre compte que tout ce qui pouvait se dire sur l’âme et le corps de l’homme a d’une certaine manière déjà été dit, ou au moins esquissé. Même les matérialistes modernes, hostiles au christianisme, s’y réfèrent encore. Les chrétiens n’ont donc eu d’autre peine que de faire leur marché parmi une offre surabondante. Ils ont écarté avec mépris ceux qui faisaient de l’âme la simple harmonie du corps (nous dirions aujourd’hui de l’âme qu’elle n’est qu’un effet émergent d’un système physio-neurologique complexe), stigmatisé les matérialistes qui réduisent la vie et la mort à un simple processus de composition et décomposition d’atomes, et ouvert les bras à Platon, délaissant Aristote, mis au piquet pendant treize siècles environ avant de jouir des plus grandes faveurs.
Pourquoi ? Parce que de tous les grands penseurs, c’est Platon qui nous a livré un discours sur l’âme qui semble le mieux correspondre à l’attente des croyants. Avec la conception aristotélicienne de l’âme comme forme du corps, on fonde bien l’unité psychosomatique de l’être humain, on peut même penser correctement le cadavre, puisqu’un corps privé de sa forme n’est plus réellement un corps. Mais ensuite on renâcle, car si l’âme n’est pas le corps, on ne voit pas comment elle pourrait exister sans corps, leur union étant nécessaire à l’existence des individus. Sans doute l’intellect est-il d’une essence supérieure, mais s’il survit au corps, c’est très probablement sous la forme d’une entité anonyme et impersonnelle.
Reconnaissons-le : il est bien difficile de ne pas se laisser prendre aux admirables textes du Phédon, où nous voyons Socrate défendre pied à pied la spécificité de l’âme par rapport au corps, condition de son immortalité. Le corps est de toute évidence assujetti au cycle sans cesse recommencé de la naissance, de la croissance, du vieillissement et de la mort, alors que l’âme demeure semblable à elle-même. Pour Platon, l’âme est ce qui fait de l’homme un homme, en elle résident les puissances de l’intelligence et de l’esprit, l’énergie et les appétits, aussi les tensions, conflits et occasions de chute. Elle jouit néanmoins d’un statut quasiment divin et c’est en s’assimilant à la divinité dans la mesure du possible qu’elle accèdera au salut.
Pour le mériter, elle doit rechercher la vérité, la justice, la bonté et la beauté. Et quand Socrate déclare, avant de boire la ciguë, que ce n’est pas parce que les os et les nerfs de ses jambes sont dans une certaine disposition qu’il refuse de s’évader, mais parce qu’il a fait le choix du meilleur, il s’approche de la figure du martyr. Et comment ne pas être touché au cœur quand il fait valoir les doutes qui se mêlent à son espérance, quand il parle d’un « beau risque à courir » ? Comment ne pas vibrer à l’idée que l’âme enfin libérée du boulet d’un corps souffrant mille maux dans cette vallée de larmes qu’est l’existence terrestre, va accéder à la vie supérieure des bienheureux, auprès de la divinité dont elle s’est approchée dès ici-bas en s’assimilant à Dieu autant qu’il lui était possible ?
La langue grecque elle-même lui a facilité la tâche. Il n’y a rien de plus proche que les mots sôma, qui désigne le corps, mais aussi l’esclave, et sêma, qui évoque le tombeau. Mais cela ne donne pas une anthropologie chrétienne. Au contraire, l’âme platonicienne est radicalement étrangère au corps. Parler de son immortalité n’est pas exact, il s’agit plutôt de son intemporalité et même de son éternité. Dès lors l’incarnation de l’homme apparaît comme une chute vertigineuse, l’âme venant s’enfermer provisoirement dans un corps, une prison d’où elle ne pourra sortir que par un long travail d’épuration réservé à une mince élite de sages. Nul besoin d’un sauveur dans ces conditions, il nous suffit d’un Socrate, accoucheur des esprits. Et c’est à la philosophie seule que nous aurons recours, car « philosopher, c’est apprendre à mourir ». Mais qu’est-ce que cette mort ? Une simple séparation, une opération de délestage, pas une vraie mort. Impossible dans ces conditions d’envisager une résurrection de la chair : l’âme n’en a nul besoin et une nouvelle chair serait pour elle une nouvelle chute. La seule option restant ouverte est celle de la transmigration de l’âme dans une série de corps.
Pourquoi le platonisme jouit–il encore de la faveur de quantité de chrétiens ? Parce qu’on en a fait une lecture sélective et christianisante, ce qui a déplatonisé Platon au risque de déchristianiser le christianisme. D’où la diffusion d’une conception négative du corps, solidaire d’une anthropologie dualiste qui fait de l’homme un monstre constitué de deux substances hétérogènes accolées.
Du cosmos à la Création
La parade était dans les soubassements juifs du christianisme, qui restaient certes à élaborer philosophiquement, mais qui avaient déjà renouvelé le fond de décor. Platon est certainement un grand spirituel, un mystique même, mais tout comme Aristote, il est un philosophe païen. Il croit, comme Aristote, que les dieux ont des corps, parce qu’ils sont les astres, alors qu’il dépasse le polythéisme de la religion populaire avec une figure supérieure de la divinité, assimilée au Bien en soi. Mais il est étranger à l’idée de Création, qui établit une rupture radicale entre Dieu et l’univers. Il en reste à la représentation d’un cosmos, à la fois monde et ordre, entité vivante dotée d’une âme, qui fournit le modèle de toutes les formes d’ordre que l’on retrouve, en dégradé, dans la constitution de tous les vivants. Le corps, tout comme l’âme, est un microcosmos dont les fonctions sont assurées par une multiplicité d’âmes secondaires, toutes mortelles, qui animent les processus que nous attribuons aujourd’hui à la nature.
En remplaçant le cosmos par la Création, les juifs ont substitué à cette totalité organisée sortie du Chaos la dualité formée par Dieu et la Création, source de notre idée moderne de nature. Création qui n’est pas Dieu, qui est l’autre de Dieu (l’Idée absolue aliénée hors de soi dans son autre, disait Hegel). Création libérée de toutes ces grandes et petites âmes dont le paganisme, qui est un animisme, a tiré les figures des divinités majeures et mineures auxquelles il fallait vouer un culte pour maintenir l’ordre du monde. Création opérée par le Logos absolu, la Parole, à la fois langage et Vie, et non par un démiurge à l’antique, simple organisateur des éléments déjà là de toute éternité. Ainsi dé-divinisée, profanisée, la Création y gagne son indépendance (Dieu « laisse aller » la nature, a écrit Hegel). La science moderne pourra la considérer pour ce qu’elle est, la connaître et l’expliquer par elle-même, mais en faisant abstraction de la vie qui l’anime.
S’ajoute à cela la distinction entre la création de l’homme et celle de tous les autres vivants. Car si Dieu a créé les animaux « chacun selon son espèce », il a créé l’homme à son image et à sa ressemblance, homme et femme il l’a créé.
Comme l’a rappelé Marie Balmary, on peut immédiatement en déduire que Dieu n’a pas créé l’homme, mais qu’il lui a livré de quoi devenir ce qu’il est par la relation entre l’homme et la femme, deux êtres rigoureusement semblables, d’égale dignité, qui se différencient uniquement par le sexe. Deux corps qui en s’unissant formeront une seule chair pour engendrer d’autres hommes. Fin de l’âme intemporelle tombant dans un corps, car comme l’a écrit Aristote, « l’homme naît de l’homme », forte formule que le christianisme a faite sienne. Et pourtant l’être humain ne se réduit pas à un simple sous-produit biologique de ses géniteurs, que l’on qualifie justement de « procréateurs » pour signaler une différence capitale concernant notre origine. Origine dont la philosophie ne peut pas dire grand chose, sinon à affirmer avec Descartes que mon origine n’est pas mes parents et que je ne me suis pas non plus créé moi-même (si c’était vrai, je me serais fait bien mieux que je ne le suis !). Claude Bruaire nous a fait avancer en parlant de la « tache aveugle » à l’origine de notre être, qu’il définit comme être de don, c’est-à-dire donné à lui-même, donc libre. Or en introduisant la liberté, on introduit le facteur décisif qui nous dissocie de la nature, parce que la liberté est d’abord négativité. On éclaire du même coup ce que signifie pour l’homme d’être créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, alors que ce Dieu n’a ni corps ni visage et interdit qu’on fasse de lui des images. « L’homme, disait Grégoire de Nysse, est le visage humain de Dieu » (Oz. Cat. 5 PG 45, 21 CD). Mais on ne le comprendra vraiment qu’en introduisant la figure du Christ, image du Dieu invisible et paradigme de l’homme.
Le Christ incarné
Avec la figure du Christ, justement, la messe est dite. Une puissante formule du Cardinal Ratzinger nous livre l’essentiel : « la chair est depuis toujours la forme d’expression de l’Esprit et ainsi l’habitat possible du Verbe » [1].
Avec le Christ, tout se tient, et surtout tout doit être tenu ensemble. Sans doute le renoncement du Fils à sa divinité, qu’on appelle « kénose », est-il une humiliation. Mais si l’on maintient que le corps est une prison pour l’âme, une entité substantiellement différente de l’âme, radicalement étrangère à elle, alors Dieu ne s’est pas réellement incarné, il a juste enfilé un vêtement d’emprunt, exactement comme ces dieux de l’Antiquité qui venaient faire un petit tour chez les humains et qui se libéraient de leur défroque dès qu’on prétendait les saisir.
Au contraire, si Dieu a vraiment pris chair, s’il s’est réellement fait homme, alors il a pu réellement mourir et par conséquent réellement ressusciter. La résurrection du Christ atteste donc de l’authenticité de son incarnation. Et si l’on ne croit pas à cette résurrection, il n’y a pas de christianisme.
Qu’en résulte-t-il ? Que le concept essentiel est maintenant celui de vie, qui se subdivise en deux : la vie qui est celle de tous les vivants, vie qui s’inscrit entièrement dans l’ordre de la nature, et la Vie absolue, qui est Parole et vérité et en qui se trouve l’origine de toute vie. Car s’il est vrai que c’est en Christ que tout a été créé, l’incarnation du Fils apparaît déjà comme une possibilité interne de la Trinité, parce que l’altérité est déjà en Dieu même. Autrement dit, ce n’est plus en montée, à partir des formes élémentaires de la vie biologique qu’il faut comprendre la vie, mais en descente, à partir de la Vie absolue. Dès lors il devient possible de réclamer de l’homme qu’il puisse renoncer à sa vie pour avoir la Vie. Et de proclamer que le désir qui transit tout homme ne sera jamais apaisé par l’eau des sources, mais par l’eau vive qui est la Parole de Dieu. Deux genres de vie, deux statuts différents de l’humanité, deux naissances à assumer : la première, selon l’ordre de la nature, la seconde, nouvelle naissance selon l’eau et l’esprit, qui transforme par le baptême la créature qu’est le petit d’homme en enfant adoptif de Dieu, le seul qui puisse être vraiment nommé Père (Mt., 23, 9).
On débouche ici sur le concept fondamental qui est celui de chair. On connaît la formule : Dieu s’est fait porte-chair pour que l’homme soit fait porteur d’esprit. La chair est donc ainsi faite qu’elle est capable d’être le lieu — le temple — de l’Esprit, d’avoir commerce avec lui et de se prêter à lui.
La reprise philosophique
Que tirer philosophiquement de tous ces apports pour obtenir une anthropologie qui ne satisfasse pas seulement la foi mais aussi la raison ? Qu’il faut encore parler de l’âme et du corps, bien sûr, mais en donnant raison à Aristote en ce qui concerne l’unité psychosomatique de l’homme. Saint Augustin le confirme : « l’âme est tout entière dans le tout, tout entière en chaque partie » (De Trinitate, VI, vi, 8). Mais comment respecter l’inscription de l’homme dans la nature tout en affirmant sa spécificité ? Il faut donner de l’âme à tous les vivants, bien sûr, mais en précisant avec Aristote que l’homme est « l’animal des animaux », car il jouit de l’âme la plus riche. On peut déjà tirer de là que c’est à partir de l’homme complet qu’il faut aborder l’homme considéré dans sa naturalité, et non à partir de ce qui apparaît en lui d’animalité ordinaire. Si on le fait, naturalisant ainsi l’être humain, on créera un nouveau dualisme, qui se déclinera de diverses manières. On pourra suivre Descartes, qui assimile l’âme à la pensée (cogito, sum), laquelle saisit le corps « tel qu’il paraît en un cadavre », pour l’inclure dans la substance étendue où il devient objet de science et de technique. Mais ce qu’on sait moins est que Descartes rétablit l’union intime de l’âme et du corps tant que l’homme est vivant, le corps machine n’étant qu’une abstraction produite pour les besoins de la cause. On pourra aussi, thèse devenue d’une effrayante banalité, dissocier nature et culture, faisant de l’homme une sorte de centaure, un nouveau monstre composite.
La plupart des philosophes qui ont retenu les acquis du christianisme restent proches d’Aristote pour le fond, tout en signalant qu’il demeure dans cette affaire quelque chose d’incompréhensible. On peut néanmoins aller plus loin avec Hegel, dont les textes sont trop méconnus sur ce point.
Pour rendre compte de la solidarité constitutionnelle de l’homme avec l’ensemble de la nature, clé de toutes ces formes d’empathie que nous partageons avec elle, il propose l’idée d’ « âme naturelle » (Naturgeist, ou « esprit-nature). C’est elle qui fait de nous, réellement, les enfants de notre ethnie et de notre lignée, au risque des aléas et des ratés de la nature, caractérisée par sa nécessité et son extériorité (donc objet de savoir scientifique). À ce niveau, notre corps est une entité organique vivante, en allemand Körper, qui peut fort bien résulter de l’évolution naturelle (processus d’hominisation), sans épuiser pour autant la réalité humaine. Car notre spécificité provient de l’âme spirituelle, qui vient investir par le haut ce corps initial pour en faire une chair (en allemand Leib), qui est notre corps propre, entièrement subjectivé, où la nature est à la fois niée et dépassée. On doit ici parler d’humanisation, un travail proprement existentiel. Comme l’écrit joliment Hegel, « l’âme humaine a beaucoup à faire à se donner sa corporéité comme moyen » [2]. Ces deux corps et ces deux âmes ne font qu’un au point de vue numérique, mais ils relèvent de deux mouvements opposés dont la résultante est ce que nous sommes, toujours en tension.
On voit par là que l’âme humaine se définit essentiellement comme esprit, dont la négativité, inconnue dans la nature, permet la liberté. Or la liberté est puissance des contraires. On peut alors commencer à comprendre pourquoi le christianisme met l’accent sur l’ambivalence de la chair, dont les textes de saint Paul nous parlent de manière troublante, apparemment contradictoire. Mais si l’on renonce au clivage âme-corps, qui suggère deux composantes hétérogènes, pour considérer l’homme comme une nature investie par l’esprit, on comprend qu’il puisse basculer tout entier soit vers l’homme charnel, soit vers l’homme spirituel. Dans tous les cas il reste unifié, car c’est la visée de sa fin qui commande ses orientations et ce sont ses actes qui le font ce qu’il est.
[1] Joseph Ratzinger, Regarder le transpercé, essai de théologie spirituelle, Einsiedeln-Freiburg, 1990, p. 45, cité par Anton Strukelj, « L’Incarnation, plénitude de la Création », Communio, XXVIII, 2003, 2, p. 54.
[2] Hegel, Encyclopédie, I. Logique, trad.. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1979, § 208, add., p. 614. Les textes essentiels se trouvent dans le volume III, Philosophie de l’esprit, § 379 à 389.