Introduction du Cardinal André Vingt-Trois - Cycle Droit, Liberté et Foi 2010
“Le corps, la personne et le droit” - 6 octobre 2010
Première soirée : L’homme corps et âme
Sous la Présidence de M. Paul-Albert IWEINS, ancien bâtonnier (remplaçant M. le Vice-Bâtonnier Jean-Yves Le Borgne, absent)
– Introduction par M. le Cardinal André-Vingt-Trois
– La place du corps dans l’anthropologie judéo-chrétienne, par M. Dominique Folscheid, Professeur de philosophie à l’Université de Paris-est Marne la Vallée
– L’art, métaphoral du corps et de l’âme, par Mme Dominique de Courcelles, Directrice de recherche au CNRS, Directrice de programme au Collège international de Philosophie
Introduction par le Cardinal André Vingt-Trois
1ère transcription
C’est un redoutable exercice que d’introduire le thème qui a été choisi pour cette série de conférences. Je voudrais le faire en vous proposant quelques réflexions sur le corps marqué me semble-t-il dans notre situation présente par un certain nombre de paradoxes dont je ne retiendrai que deux indicateurs.
Le premier indicateur serait une réflexion sur la place du corps dans notre culture, où nous assistons simultanément à une sorte d’idolâtrie du corps humain, soit à travers son exhibition picturale dont nous sommes les spectateurs obligés quotidiennement à travers nos déplacements et les regards que nous pouvons porter sur les panneaux publicitaires ou sur les premières pages de magazines, ou sur d’autres signaux. Nous avons donc une sorte d’exhibition du corps humain qui confine à l’idolâtrie mais aussi une exhibition d’un corps qui a tendance à se réduire progressivement à sa matérialité, un corps qui mérite, en tout cas d’après les publicités qui nous sont infligées ou proposées, des soins de plus en plus sophistiqués et de plus en plus détaillés. Et en même temps un corps qui est investi d’une sorte de fonction presque métaphysique de nous permettre de satisfaire nos désirs et comme nous sommes dans une culture qui est essentiellement basée sur la satisfaction du désir, cette fonction du corps prend une place considérable, et en même temps ce corps exhibé et idolâtré est ravalé d’une certaine façon et asservi à une économie de moyen dans une recherche scientifique et technologique qui accentue la tentation de dissocier un donné biologique et sa dimension instrumentale et biomécanique de la dimension plénière de la personne.
Finalement, nous l’entendons dire souvent comme un objectif vers lequel on essaye de cheminer et de progresser, il s’agit non pas de soigner des corps mais de soigner des personnes. Mais il se trouve que l’investissement principal du travail qui est accompli se réalise en fait sur le corps et traite principalement le corps et que la personne a toujours d’une certaine façon le sentiment d’être banalisée derrière la transformation du corps comme objet de soin, comme objet de recherches ou comme instrument dont peut-être, mais il faudrait vérifier jusqu’à quel point, une certaine écologie et un certain souci du développement durable pourrait seulement produire quelques freins ou quelques motifs de réflexion. On ne peut pas tout faire avec la nature, c’est du moins ce que nous avons découvert et ce que nous essayons d’approfondir. Mais peut-on tout faire avec le corps qui est dans la nature ? C’est ce qu’il ne me semble pas toujours très clair à comprendre.
Faudra-t-il développer un concept de précaution ? Mais qui ne soit pas simplement un concept de précaution médical, mais un concept de précaution personnelle pour respecter dans le corps ce qui n’est pas simplement un objet, un instrument, mais qui est un élément fondamental d’un écosystème au cœur duquel nous sommes invités à reconnaître qu’il y a plus que la biologie ou que la biomécanique, qu’il y a plus qu’un sujet de désir, qu’il y a plus qu’une image idolâtre, qu’il y a quelque chose qui renvoie à un invisible que Maître Massis évoquait tout à l’heure derrière le titre de « personne ».
Le deuxième paradoxe sur lequel je voudrais attirer votre attention, c’est celui qui traverse la tradition et la culture chrétienne, puisqu’elle est porteuse en même temps, et quelque fois cette simultanéité n’est pas perçue ou du moins est mal comprise, nous le savons, d’une certaine méfiance à l’égard de la chair comme étant dans l’homme le siège d’un support de désir irrationnel et donc, d’une certaine façon, d’une aliénation de la liberté. Et en même temps, cette méfiance à l’égard de la chair s’est alimentée et nourrie de certains courants philosophiques, spiritualistes, hérités plus ou moins des traditions grecques et plus ou moins retraduit dans le « dogmatisme catholique ».
Nous avons donc un courant dont tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il est assez massivement négatif et en même temps la tradition judéo-chrétienne a secrété des anticorps particuliers qui surgissent simultanément et qui ont empêché la tradition judéo-chrétienne de sombrer dans un dualisme qui dissocie le corps de l’esprit et de l’âme mais qui au contraire les perçoit dans une vision unifiée.
J’en retiendrai deux indicateurs suffisamment généraux pour qu’ils évoquent quelque chose même pour ceux qui n’ont pas un arrière-fond théologique très sophistiqué. Le premier de ces anticorps c’est la foi en la création qui dévoile dans l’élément visible et sensible de la réalité naturelle, et donc de la réalité humaine du corps, une valeur théologale. Nous sommes dans le domaine où le vivant, ce que nous expérimentons comme la vie humaine ou comme la vie en général, est perçu comme le reflet et le fruit d’une vie invisible dont nous ne sommes que les échos et les porteurs. C’est dire que dans cette perspective on ne peut pas considérer que le corps soit dissocié de façon radicale de l’aventure spirituelle et de la maitrise de notre liberté.
Le deuxième indicateur, qui est encore plus fort si je puis dire, c’est évidemment la foi en l’incarnation dans la personne de Jésus de Nazareth, à partir de laquelle le corps humain prend une dimension, et d’une certaine façon une mission nouvelle qui est de manifester la réalité de Dieu dans le tissu de l’expérience humaine.
Ces deux anticorps, la foi en la création et la foi en l’incarnation ont prémuni, et doivent prémunir encore davantage si cela est nécessaire, les chrétiens de céder de quelques façons aussi bien à une conception purement organiciste de la corporéité humaine qu’à une conception purement spiritualiste de la liberté de l’homme indépendamment de son incarnation dans la chair. J’espère que les réflexions que nous entendrons nous aideront à mieux comprendre comment ces paradoxes entre l’exaltation du corps et son asservissement, ou entre la méfiance à l’égard du corps et l’assomption du corps dans une vision croyante du monde nous permettent de surmonter quelques difficultés auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontées.
Je vous remercie.
+ Cardinal André Vingt-Trois