Texte de la conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 7 mars 2021
Le 7 mars 2021, le père Guillaume de Menthière a donné sa troisième conférence du cycle 2021 sur le thème “L’homme délivré, sauvé de quoi ?”.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.
L’homme délivré
Sauvé de quoi ?
Ce matin nous avons assisté médusés à une opération coup de poing menée tambour battant. Le Seigneur chasse manu militari les marchands du Temple. On en reste pantois. C’est le péché de Jésus comme disent parfois les enfants du catéchisme qui ne sont pas forcément des parangons d’orthodoxie. Jésus n’y va pas de main morte, il est vrai. On voudrait se mettre tout le monde à dos on n’agirait pas autrement. Un acte prémédité par le Maître, en plein cœur du Temple : « il se fit un fouet avec des cordes » note saint Jean. Ce n’est pas une incivilité c’est une provocation ! Cessons les euphémismes, Jésus ne vient pas écorner le pacte social, il balance son bouc. Voilà un comportement que nous qualifierions volontiers de fort peu évangélique s’il n’était celui du Seigneur lui-même ! Est-ce le Jésus consensuel de notre catéchisme, cet homme emporté jusqu’à la violence et sceptique jusqu’à la misanthropie : « il n’avait pas confiance en eux, il les connaissait tous » ?
Le zélote du Père
La tentation est grande de masquer pudiquement cette scène ou bien au contraire de la récupérer pour justifier toutes sortes d’attitudes. Les uns ont voulu voir en Jésus un anarchiste échevelé, un genre de Che Guevara évangélique. D’autres au contraire ont applaudi ce maître maurrassien qui vient rétablir l’ordre et les préséances. Dérisoire.
Jésus n’est pas un homme de parti. Il est le zélote du Père. S’il se fâche, c’est qu’on ne badine pas avec l’amour….. Il y a certainement un enseignement à tirer de ces saintes colères du Seigneur. Je me demande souvent si le ton des chrétiens, des prêtres notamment, des évêques surtout, n’est pas trop irénique. Toute véhémence, de nos jours, paraît un attentat contre la sacro-sainte tolérance. Comme s’il n’y avait pas, hélas ! dans ce monde bien des choses intolérables. Quand des populations entières sont cantonnées dans la misère, le premier temps n’est pas celui des amabilités consensuelles mais celui d’une saine révolte. Quand des enfants à naître sont tués par milliers, quand des jeunes sont laissés dans une totale indigence spirituelle, quand des clercs abusent d’innocents et blasphèment le Nom de Dieu : il ne s’agit pas de discerner ou de créer des commissions : il convient de hurler : « laissez les enfants, ne les empêchez pas de naître, de vivre, d’espérer… » Nous ressemblons quelquefois à cet homme policé que décrit Léon Bloy qui, tandis qu’on égorge sa mère sous ses yeux, va discerner chez les bons Pères s’il convient de réagir.
N’avons nous pas un christianisme trop irénique proche de la torpeur ? Comme j’aime la saine réaction de sœur Emmanuelle. Au journaliste qui lui demandait :
— ma sœur pour quel motif avez-vous quitté une vie paisible de religieuse pour aller vivre dans les bidonvilles du Caire ? Est-ce par pitié pour ces miséreux, par solidarité avec les pauvres, par charité chrétienne ?
— Mais pas du tout Monsieur, répondit véhémentement la sœur, c’est par révolte !
L’Agneau de Dieu
Le geste, si frappant, c’est le cas de le dire, du Christ expulsant les vendeurs du Temple, n’est pas un acte politique ou économique qui vilipenderait l’argent ou le commerce. Il n’a même pas pour but premier de condamner la simonie, ce trafic détestable des choses pieuses. Son geste est un acte prophétique. Ce sont les bœufs, les brebis, les colombes, animaux du sacrifice que Jésus chasse du temple. Pourquoi ? parce que il n’y a plus dorénavant qu’un seul sacrifice rédempteur : celui de la croix. C’en est fini de cette grande boucherie animale qu’étaient les sacrifices de l’ancienne alliance. Désormais Jésus est à lui seul le prêtre, l’autel et la victime. Le même qui s’est fait un fouet a été flagellé. Le même qui a chassé les marchands s’est laissé vendre comme une marchandise. Le même qui a dispersé les agneaux est le véritable Agneau de Dieu qui pour notre salut s’est laissé conduire à l’abattoir.
Quarante-six
Il est la victime mais il est aussi l’autel qui la reçoit et le Temple tout entier. Détruisez ce temple et en trois jours je le relèverai dit notre véhément Seigneur, le fouet à la main. « Il a fallu quarante six ans pour bâtir ce Temple ! » lui rétorquent les Juifs mi-stupéfaits, mi-goguenards. Quarante six ans, c’est un bail ! Je sais bien que les travaux ont toujours du retard mais tout de même…Puissent les travaux de Notre-Dame de Paris n’excéder pas ce délai ! Cette durée situe le gigantisme du chantier entrepris par Hérode pour agrandir et embellir le Temple. Historiquement, on le sait, c’est en l’an 19 avant notre ère que fut donné le premier coup de pioche de cet édifice titanesque. Certains disent que c’est précisément l’année où la Vierge Marie serait née. Derrière la simultanéité des deux évènements, il y aurait une pieuse ironie divine qu’il me plaît de souligner. Au moment même où Hérode déploie dans l’ostentation et le faste son projet pharaonique de construction d’un Temple pour le Très-Haut, Dieu suscite dans la plus totale discrétion, la petite fille immaculée qui abritera en son sein le Seigneur de Gloire. Quarante-six ans plus tard, soit en l’an 27 ou 28, a lieu la scène de l’évangile. Tout cela est chronologiquement plausible.
Les Pères de l’Eglise nous font valoir, cependant, une autre signification, symbolique, de ces mystérieux quarante six ans. Selon la méthode gématrique des anciens, 46 est la valeur numérique du mot ADAM. Or Jésus est le Nouvel Adam et le Vrai Temple où habite corporellement la plénitude de la divinité. Jésus c’est l’homme par excellence.
Aussi bien le salut ne consiste-t-il pas à être délivré de la nature humaine, mais à l’accomplir pleinement en Jésus-Christ. Il s’agit pour nous non de fuir notre humanité mais de nous dégager de ce qui nous empêche d’être pleinement homme, à savoir le péché. Je sais bien que souvent devant certains péchés nous levons les épaules en disant « oh, c’est humain » comme si le péché était une composante nécessaire et inévitable de notre nature humaine. Et bien non ! Le péché n’est pas humain. Il déshumanise. Du Christ seul, parce qu’il est sans péché, on peut dire en vérité : « Ecce Homo, Voici l’Homme ».
Élagage
Ah ! les bras nous en tombent… Comment, Seigneur, vous imiter ? Comment obtenir cette liberté, cette grâce, cette perfection ? que nous faudra-t-il gagner en fait de biens et de vertus pour ne serait-ce que commencer à porter votre ressemblance ? A la question de sa sœur Céline demandant tout ce qu’elle aurait à acquérir pour devenir une bonne religieuse, sainte Thérèse de Lisieux répondit avec une fraternelle franchise : ne dites pas à acquérir, dites plutôt à perdre ! Réalisme salutaire, c’est par le dépouillement que commence le chemin de rédemption !
SORTIR
S’il fallait d’un mot exprimer le salut, je retiendrais le verbe sortir. Tant de gens, avouons-le, rêvent simplement de « s’en sortir » comme on dit… Faire sortir, c’est bien le plus urgent. Faire sortir de nos enfermements, de nos bercails étriqués, de nos confinements, de nos vies mesquines pour une vie à profusion ! Faire sortir, c’est le verbe biblique du salut ! Dieu s’est révélé comme Celui qui nous a fait sortir de la maison de Pharaon. Le Seigneur fait sortir la création du néant, Noé de l’Arche, Loth de Sodome, son peuple d’Egypte, Jonas de la baleine, Daniel de la fosse aux lions, les enfants de la fournaise, Jésus du tombeau… tu nous as fait sortir vers l’abondance (Ps 65,12) s’écrie le psalmiste.
Le premier acte du salut
L’histoire du salut commença lorsque Dieu fit sortir la créature du néant. Il nous faut méditer cela. Si Dieu commence à sauver en créant, cela signifie que le salut est "plus ancien" que le péché. Autrement dit Dieu ne décide pas notre salut uniquement parce qu’Adam a fauté et qu’il faut bien réparer les pots cassés. Le salut n’est pas un impromptu de miséricorde de la part de Dieu. Un plan Orsec pour temps de catastrophe. Non ! Le salut est parfaitement coextensif au plan du Créateur, ou pour le dire autrement le plan du créateur est d’emblée un plan de salut.
Pâques
S’il a pu nous faire sortir du néant, Dieu peut, même dans les pires impasses où sa créature se fourvoie « ouvrir un passage » (Ps 30,9). Le salut est cette Pâque. Il suppose un état négatif (de péché, de détresse, de servitude, etc.) dont on sort pour s’établir dans un bien déterminé (la liberté, la santé, le bonheur...).Bien sûr les deux faces négative et positive du salut demeurent intrinsèquement liées et même parfois indissociables. C’est en sortant de la servitude qu’on obtient la liberté, en guérissant de sa maladie qu’on trouve la santé, en s’arrachant à la mort qu’on entre dans la vie etc. Lorsque j’appuie sur le bouton électrique, à la fois je chasse les ténèbres et j’allume la lumière. Les deux dans la même opération. Et pourtant personne ne dit en allumant une lampe qu’il chasse les ténèbres. On dit "j’allume la lumière". De la même manière nous devrions nous habituer à voir le salut sous son aspect positif : la divinisation de l’homme, l’accession à une plénitude de vie. Or c’est un fait que le plus souvent nous pensons le salut comme arrachement à une situation périlleuse et non comme établissement dans une situation souhaitable. Le salut est pensé spontanément plus comme une délivrance que comme un accomplissement.
La mort de la mort
La première impasse dont nous aimerions nous sortir c’est la mort. L’idéologie transhumaniste nous promet que l’immortalité est maintenant à portée de main. Selon certains chercheurs, on peut escompter désormais assez sérieusement surmonter ce dernier écueil de notre humanité. Des sommes considérables sont investies par les GAFA dans des entreprises ayant explicitement pour but d’ « euthanasier la mort, cheating death ». La mort de la mort est même annoncée pour 2045 ! On lui fera un bel enterrement conjoint avec celui de nos systèmes de retraites, déjà sub-claquants, il est vrai. La promesse d’immortalité, si elle est tenue sur la terre, ne va-t-elle faire perdre beaucoup d’intérêt à la perspective du ciel ?
Vous serez comme des dieux
Faut-il le rappeler ? L’espérance chrétienne n’est pas de vivre toujours ici-bas, mais d’accéder à une autre forme de vie dans un au-delà. Pas de se survivre mais de se dépasser. Le vœu chrétien n’est pas le sempiternel, mais l’éternel ! Pas le paradis terrestre, mais la béatitude céleste. L’immortalité c’est un avortement de l’éternité.
Pour un chrétien la mort n’est pas un repoussoir à éviter à tout prix et par tous les moyens. Elle est aussi le porche du mystère, l’accès au monde de Dieu. C’est pourquoi le fidèle dit avec saint Paul ; cupio dissolvi, j’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ (Ph 1,23). Même si l’on me faisait miroiter une vie d’aisance et de confort sempiternel sur cette terre, l’aspiration furieuse qui me soulève vers le divin ne serait pas tarie en moi. Dieu resterait ma quête. Loin d’en appeler à Dieu par crainte de la mort, j’attends la mort pour répondre enfin à l’appel de Dieu à le rejoindre. Je choisis l’éternité plutôt que la perpétuité.
Dieu rétracté ?
Les progrès de l’homme dans sa maîtrise de la nature peuvent bien être sans limite, cela n’empiète en rien sur le salut chrétien qui est « d’un autre ordre » dirait Pascal, d’un ordre surnaturel précisément. Nous attendions un remède et voici l’épouvante, répète comme un refrain le prophète Jérémie (Jr 8,15 ; 14,19). On peut attendre du génie humain toute sorte d’avancées merveilleuses mais le rêve devient cauchemar s’il se ferme à la seule issue qui puisse combler nos cœurs : voir Dieu.
Ne bornons pas étroitement nos ambitions ! N’imitons pas la chenille qui n’a d’autre espérance que de devenir une grosse chenille, performante et dominatrice. Ne sait-elle pas, pauvre bête stupide, qu’elle est faite pour éclore, libre papillon dans l’azur ? Pourquoi nos espérances devraient-elles ramper avec nous ? Pourquoi restreindre notre horizon à ce monde mesquin quand au prix de quelques délivrances nous pouvons gagner un ciel qui nous attend ?
L’Ecriture nous enseigne quelles libérations sont décisives pour l’accomplissement de notre destinée. Elle présente principalement le salut comme pardon des péchés, comme rédemption de l’esclavage de Satan, comme arrachement aux ténèbres du mensonge.
Sauvé du péché, le salut comme pardon.
Le pardon des péchés tout d’abord. Il n’est pas neutre que notre Sauveur s’appelle Jésus, Jeshouah, Dieu sauve. Les évangiles soulignent qu’il porte ce nom parce « que c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1,21). Le salut est ainsi décrit principalement comme une délivrance du péché. Jésus a paru dans le monde pour enlever les péchés, écrit laconiquement saint Jean (1Jn 3,5). Les contemporains du Christ attendaient pourtant bien davantage qu’il les délivrât de l’occupant romain que de leur péchés…On devine une déception de ce genre dans la fameuse scène du paralytique.
Quatre portefaix en passant par le toit amènent jusqu’au pied de Jésus un homme paralysé sur son lit d’impuissance. Le Christ voyant la foi des brancardiers dit au grabataire : tes péchés sont remis. On imagine aisément la mine dépitée du pauvre bougre…Et quoi n’était-ce pas la guérison de son corps qu’il escomptait bien plus que celle de son âme ?
S’il n’y a avait eu ce jour là, assistant à la scène, des scribes et des pharisiens pour récriminer, peut-être l’infirme s’en serait-il retourné chez lui pardonné, ce qui est assurément l’essentiel aux yeux de Jésus, mais toujours paralysé, ce qui aurait peut-être atténué l’enthousiasme des foules….Manifestement la guérison corporelle n’est pour Jésus que le signe de la guérison spirituelle qui est prioritaire.
Le blasphème
Car les âmes aussi, les âmes d’abord sont à soigner. Or ce qui nuit à l’âme c’est le péché.
Mais qu’est-ce que le péché ? En faculté de philosophie je me souviens d’un professeur de morale qui s’adressait à un amphithéâtre rempli d’étudiants. Veuillez concevoir disait-il à toute cette jeunesse, le péché le plus monstrueux, l’abjection, le crime ignoble entre tous ! Je vous laisse deviner comment nos imaginations juvéniles pouvaient s’emballer, quelques-uns contenaient de petits rires nerveux, d’autres rougissaient ou pâlissaient ostensiblement…Mais notre moraliste continuait : oui, Mlles et MM., le pire des péchés, le comble de l’horreur, l’abomination des abominations : le blasphème…
Curieusement à ce seul nom de blasphème il y avait comme un soupir de soulagement dans l’assistance, sans doute parce que le blasphème nous paraissait beaucoup moins grave que tout ce que nos imaginations vagabondes avaient conçu.
N’a-t-on pas parlé d’ailleurs abondamment ces derniers temps de « droit au blasphème » ? Ah ! comme les catholiques se sont sentis mal à l’aise pris entre le marteau et l’enclume. Nous comprenons aisément que juridiquement la pleine affirmation de la liberté d’expression suppose que le blasphème soit permis, comme théologiquement l’entier libre-arbitre que nous laisse le bon Dieu suppose qu’on puisse pécher et choisir le mal. Mais comment vivre dans un pays qui se définit non par le devoir de bienveillance et de fraternité, mais par le droit au blasphème ? C’est curieux d’ailleurs comme les interdits les plus graves de la tradition biblique (avorter, blasphémer, sodomiser…) deviennent peu à peu des droits imprescriptibles de notre société et presque des gages de bonne citoyenneté. Vous me direz que le juridique n’a pas à recouvrir le moral, et que ce qui est tout à fait permis juridiquement peut demeurer un grave péché pour les consciences croyantes. Mais on ne peut nier que par une sorte d’imprégnation la frontière devient assez floue entre le permis et le peccamineux et que les fidèles eux-mêmes n’ont plus qu’une notion très imprécise de ce qu’est le péché. Je l’ai dit souvent à mes paroissiens, je ne crains ni la première vague, ni la deuxième, ni la nième vague, ce que je crains c’est le vague, ce flou qui entoure les notions théologiques fondamentales et qui entraîne cette morosité geignarde que l’on nomme si bien en français : le vague à l’âme.
Manquer la cible
Arrachons-nous à cette langueur et définissons hardiment le péché pour mieux le combattre. Au-delà de l’infraction à la Loi divine, ou de la transgression morale, le péché est avant tout la perte de notre orientation fondamentale vers Dieu. Le vocabulaire biblique du péché tourne autour de l’image d’un archer dont la flèche incurve sa course et qui rate son objectif. D’après la Bible, pécher c’est essentiellement : manquer la cible. Un homme qui s’écarte de la voie droite manque Dieu. C’est là proprement son péché : une déviation coupable, un tir non cadré diraient les footballeurs.
On pourrait avancer que face au péché, Dieu réagit en disant au pécheur :
« Tu me manques ».
« Tu me manques », cela veut dire en un sens « je suis triste que tu ne sois pas là », mais aussi « tu ne t’es pas mis en état de m’atteindre ».
Le péché est ce qui nous détourne de notre vocation divine. Ce n’est pas la conscience subjective qui mesure le péché. Objectivement un acte nous détourne de notre fin ou pas. Si mon but partant de Paris est d’aller à Marseille et que je monte vers Lille, quelles que soient mes intentions, je m’écarte objectivement de mon but. C’est aussi simple que cela. Faut-il rappeler la définition limpide que saint Thomas d’Aquin donne du salut :
« Quand un être atteint ce pour quoi il est fait, on dit qu’il est sauvé,
Or, pour saint Thomas, pas de doute possible : l’homme est fait pour voir Dieu et, le voyant, « être semblable à lui ». Mais le péché fait de l’homme un être « tordu », incapable d’atteindre la fin dont il s’est détourné.
Arrachés au pouvoir de Satan
Nous savons bien qui est à la manœuvre dans ce détournement. C’est Satan qui se jette en travers du plan de Dieu sur l’homme. Père, délivre-nous du Malin ! La portée de cette dernière demande du Notre Père est théologale et non morale. Ce qui est en jeu ce n’est pas l’homme tiraillé entre le bien et le mal, mais le grand combat cosmique entre Dieu et le diable. Jésus dans sa grande prière sacerdotale intercède pour les siens en disant « Père, Garde-les du Mauvais ».
Garde-les du Mauvais
Aumônier de lycée, j’ai préparé des générations de jeunes collégiens à leur profession de foi. Qu’ils étaient beaux ces jeunes adolescents dans leur longue robe blanche disant avec ferveur « Mon Dieu, je crois en toi ». Je n’avais aucune raison de douter de leur sincérité. Et pourtant les statistiques parlaient en leur défaveur. Je ne pouvais ignorer que l’immense majorité d’entre eux, 90 % peut-être, sombrerait quelques années, quelques mois plus tard dans l’apathie religieuse généralisée et dans l’oubli des choses de Dieu. Je me remémorais ces blagues si tristes qui courent les presbytères : on entre dans l’Eglise par le baptême, on en sort par la communion solennelle. Comment chasser définitivement les pigeons du porche de nos églises ? En leur mettant une aube et en leur faisant faire leur profession de foi…. Derrière cet humour gras et ces éclats de rire jaune, il y avait chez nous autres pasteurs tant d’amertume, de tristesse et d’impuissance humiliée. Et pourtant ils étaient là fervents devant moi mes jeunes communiants solennels ! Vous avouerais-je qu’en priant pour eux le soir de ces émouvantes cérémonies me revenaient spontanément les paroles du Sauveur : je revoyais dans la nuit chacun de leurs visages et j’intercédais avec les mots de l’Evangile : Père Saint, garde-les du Mauvais !
Gardez-vous des idoles
Saint Jérôme rapporte que saint Jean, à la fin de sa vie, était si affaibli par l’âge qu’il fallait le porter jusque dans l’assemblée chrétienne. Tous, alors, avaient les yeux fixés sur lui : n’était-il pas le disciple bien-aimé du Seigneur ? Le dernier parmi les témoins oculaires à être demeuré sur cette terre !
Mais trop faible pour de long discours, le vieux Jean se bornait à répéter inlassablement : « Mes petits-enfants, aimez vous-les uns les autres » Radotait-il le vénérable Apôtre ? Non ! mais une vie de méditation l’avait ramené à l’essentiel, à cela précisément que, jeune encore, il avait entendu battre dans le cœur de Jésus tandis qu’il reposait sur le sein du Seigneur. A cela sans doute aussi qu’il avait appris en côtoyant l’incomparable Vierge que Jésus lui avait donnée pour Mère. Décanté de l’accidentel, il ne restait plus que ceci : l’amour mutuel. Pourtant l’Apôtre ne s’en tenait pas là. L’âge et l’expérience l’avertissaient trop de la fragilité des meilleures dispositions. C’est pourquoi son adresse finale et la plus pressante était : « Mes petits enfants, gardez-vous des idoles » ! Peut-être le dernier mot de la Révélation : « Mes petits enfants, gardez-vous des idoles » ! Comme elle est impressionnante cette ultime parole du seul apôtre encore vivant…Il avait vu toutes les menées du diable échouer contre la Mère de Dieu, se briser contre le Roc de joyeuse humilité mariale. Il savait la victoire possible, mais il n’ignorait rien de la violence des assauts maléfiques. Un apostolat d’un demi-siècle lui a appris à ne pas mésestimer le pouvoir du Séducteur, l’action maléfique de celui qui conduit à soi tant d’âmes qu’il arrache au Sauveur. L’apôtre jette ses dernière forces pour faire barrage au Diable et dans un sursaut ultime il profère cette bouleversante supplique : « Mes petits-enfants, gardez-vous des idoles… »
Un monde dédiabolisé
Hélas ! qui prend encore au sérieux de nos jours, l’action diabolique ? Il y a, en effet, ce paradoxe. Dieu, beaucoup y croient, mais bien peu le servent. Le Diable bien peu y croient mais beaucoup le servent. Cela s’explique aisément. Dès que l’on commence à nier l’existence du diable, on entre dans son jeu, on en devient comme malgré soi le disciple. Satan, plus on le nie, plus on s’y plie. C’est pourquoi avec le pape François il faut rappeler sans cesse que le diable n’est pas une figure symbolique pour exprimer un mal diffus et impersonnel. Il est une créature qui s’oppose à Dieu. Le père Jacques Hamel affreusement égorgé dans son église de Saint Etienne du Rouvray en juillet 2016 s’écria avec une lucidité d’agonisant : « Va-t’en Satan ! Satan, va-t’en ». Ses dernières paroles montrèrent qu’il ne se trompait pas d’ennemi. Son adversaire n’était pas ce jeune normand islamisé, mais bien le diable qui se jouait de l’assassin.
Désenchantement
Quand on croit en Dieu, on sait que les montagnes, le soleil, les forces cosmiques, son patron, l’argent, le pouvoir, la mode – que sais-je ? – ne sont pas Dieu. De même quand on croit que le Diable existe, qu’il est quelqu’un, une créature angélique déchue, cela nous permet de ne pas voir le diable partout. Cela signifie par exemple que mon voisin de palier n’est pas le Diable. Peut-être est-il le jouet du Diable, mais il n’est pas le Diable. Nier Satan, c’est risquer de diaboliser toutes sortes de choses ou de gens. Or ni le gouvernement ni ma belle-mère ne sont diaboliques. Le seul qui soit vraiment diabolique, c’est ce Satan que vous servez précisément d’autant mieux que vous ne croyez pas à lui !
Nier le diable, c’est perdre l’espérance. On finit par se convaincre que les politiques sont tous corrompus, les médias tous menteurs, les prêtres tous pédophiles, les musulmans tous violents, les commerçants tous malhonnêtes, les cathos tous coincés… alors que reste-t-il, sinon Satan se frottant les mains, parce qu’il a fait du beau travail ?
Reconnaître l’existence et l’action du Diable, c’est se permettre de faire la distinction entre « tous pourris » et « tous tentés ». Que nous soyons tous soumis à la tentation, c’est une évidence. Jésus lui-même n’y a pas échappé. Mais nous connaissons beaucoup d’êtres humains qui à la suite de Jésus, à son exemple et non sans sa grâce, résistent courageusement à la tentation. D’autres ayant cédé au Tentateur, se sont repentis et ont été pardonnés par Dieu. Ceux-là mêmes qui semblent gésir dans le mal, en sortiront peut-être un jour par la miséricorde du Seigneur.
Crachat
N’avons-nous pas perdu le sens de cette libération tout-à-fait essentielle qui est pour nous l’acte décisif du salut : nous sommes arrachés à l’esclavage de Satan. Dans la liturgie orientale, cela prend une figure très concrète : celui qui va être baptisé se tourne vers l’Occident et dit en crachant trois fois à la face du Diable : « Je renonce à toi, ignoble Satan » et alors il se tourne vers la lumière d’Orient et les bras tendus vers son Libérateur, il dit : « Et je m’attache à toi, ô Jésus Christ mon sauveur ». Et voici le baptisé enrôlé dans la milice du Christ, le voilà engagé dans un combat impitoyable qui est la lutte très ancienne de l’Esprit Saint contre la Bête. Qu’il est beau ce rite vénérable de la sputation, ce crachat salutaire vers l’occident, c’est-à dire vers le lieu des ténèbres, vers le fond de l’église, vers l’extérieur où rode le Malin. J’aime que dans nos liturgies, les prédicateurs enflammés du Verbe de Dieu postillonnent vers l’ouest diabolique ! De grâce qu’on ne leur mette pas de masque et qu’ils puissent coronavirer le diable ! Notre rachat dans ce crachat !
Délivrés du mensonge
Notre Seigneur livre une sentence sans illusion sur Satan : il n’y a point de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, car il est menteur et père du mensonge.(Jean 8, 44). On conçoit dès lors qu’échapper à Satan c’est aussi être arraché au mensonge.
Fake-news
Hélas ! Qui ne constate ce climat lentement instillé de mensonge banalisé qui porte partout avec lui une immense défiance ? Elle finit par être bien pénible et pesante cette impression que tout le monde peut dire absolument n’importe quoi et son contraire sans qu’aucune vérification ne soit possible ni même envisagée. Derrière la façade des chasses aux fake-news il faut bien se rendre à l’évidence : nous avons perdu peu à peu le culte de la vérité.
Je voudrai rappeler un temps pas si lointain, où le mensonge était tenu, non comme un moyen comme un autre d’arriver à ses fins, mais comme un péché particulièrement grave car il indiquait une complicité avec le diable, Père du mensonge.
En 1917, les petits voyants de Fatima saint Francisco et sainte Jacintha, sont deux enfants qui, comme beaucoup d’autres à leur époque, ont été élevé dans l’horreur du mensonge. Leur père, Manuel Marto, a certes du mal à comprendre ce qui a pu se passer pour eux à la Cova da Iria. Cette histoire d’apparition d’une belle dame, de vision, de message, tout cela est étrange et dépasse totalement l’humble paysan. Mais il y a une chose qu’il sait ; ses enfants ne mentent pas. Ils sont incapables de mentir. Car c’est la base de l’éducation qu’ils ont reçue, ils ont été formés dans l’exécration du mensonge. Dès que le moindre mensonge s’instille quelque part, on le sait bien, la confiance se perd, la vie commune devient un enfer de soupçon permanent, le diable a gagné. On pressait Francisco et Jacintha d’avouer qu’ils avaient rêvé, que tous ces prétendus signes célestes n’étaient que des sornettes, des boniments, qu’ils n’avaient rien vu du tout. On les menaçait de l’huile bouillante s’ils ne confessaient pas que les évènements de Fatima n’étaient que pures inventions de leur part. On leur promettait des récompenses s’ils revenaient à la raison et reniaient toutes leurs allégations. Mais le petit Francisco de répliquer avec candeur : « nous voudrions bien vous faire plaisir, Monsieur le Juge, en affirmant que nous n’avons rien vu, mais nous ne le pouvons pas, car ce serait un mensonge ! » Or, pour un vrai chrétien, le mensonge, c’est purement et simplement impossible. On ne mange pas de ce pain-là.
Certes, me direz vous, mais il y a mensonge et mensonge. Ne faut-il pas distinguer entre la tromperie et un certain amoindrissement de la vérité quelque fois nécessaire pour ne pas heurter, pour ménager les susceptibilités, pour favoriser le vivre ensemble ? Le prieur de la Grande Chartreuse, Dom Dysmas de Lassus, a montré dans un livre remarquable que la plupart des dérives sectaires dans les communautés religieuses avaient commencé par une toute petite entorse à la vérité, juste pour ne pas faire de vague. Gardons-nous donc de toutes ces finasseries car comme l’écrit saint Augustin s’imaginer qu’il pourrait y avoir un mensonge exempt de péché, c’est se tromper grossièrement.
Le culte de la Vérité
Accueillir la vérité suppose d’avoir des oreilles pour l’entendre. On raconte l’histoire exemplaire de ce pauvre Anatole, amant si passionné de la vérité qu’il parcourait le monde en tout sens, interrogeant les anciens, fouillant les bibliothèques, consultant les sages au fond des monastères les plus reculés. De retour chez lui sa femme lui fit voir à quel point il était injuste et négligent vis-à-vis de tel ou tel de ses enfants. Mais on s’aperçut soudain qu’Anatole n’éprouvait en fait aucun intérêt pour cette sorte de vérité ! En quête de vérités sublimes, il négligeait la vérité immédiate et prochaine. Il refusait de la prendre en considération. Souvent la vérité qui nous libère est précisément la vérité qui ne nous est plus audible. Demandons au Seigneur, en ce temps de carême, de pouvoir entendre cette vérité inopportune qui sera notre libération, car seule la vérité rend libre (Jn 8,32). Que Dieu étende sur nous le règne de la Vérité !
L’étang de feu
Dans la Divine Comédie, Dante illustre le sort misérable réservé à ceux qui pèchent contre la vérité. Quand il visite l’Enfer, il aperçoit avec effroi au plus bas de ce gouffre dont on ne peut sortir, les faussaires. Pourquoi ces derniers sont-ils au plus profond de la géhenne, comme les plus misérables ? J’ai mis longtemps à comprendre pourquoi la pire des situations était dévolue à ceux dont le péché, à tout prendre, me paraissait moins grave que tant d’autres assassins, tortionnaires, proxénètes et autres exécrables spécimens. La réponse est pourtant simple. Quand un pécheur se repent, on peut supposer que son amendement est véritable et cela suffit pour qu’il s’ouvre à la généreuse miséricorde de Dieu. Mais le repentir du menteur, on peut douter qu’il soit sincère…Comment savoir si les regrets qu’il exprime ne sont pas un mensonge de plus… une ultime tromperie. Qui peut faire confiance au menteur ? N’est-ce pas le Diable, menteur dès le commencement, qui lui inspire jusqu’au terme le vain espoir de flouer une dernière fois le Souverain Juge ?
L’Ecriture est sans ambiguïté, le lot des menteurs, c’est l’Etang brûlant de feu et de soufre (Ap 21,8). Au ciel en revanche, il n’y aura que des saints rayonnants de vérité. Si nous prétendons en être, assurément, quelques ajustements sont nécessaires à notre conduite et à notre être faussés. Que cela ne nous effraie pas, Dieu y a miséricordieusement pourvu et c’est lui-même qui va réparer sa pauvre créature. Nous le verrons dimanche prochain.
Introduction par le père Guillaume de Menthière
Un mot semble définir le salut : le verbe sortir. Le salut consiste premièrement à s’en sortir, comme on dit en français. La création est sortie du néant, les hébreux sont sortis d’Égypte, le Christ est sorti du tombeau. Etre délivré du néfaste, c’est le principe du salut. Reste à savoir de quoi nous avons besoin d’être délivrés. De la mort, pense-t-on spontanément. Et si l’on parvenait un jour à rendre l’homme immortel ici-bas, le christianisme survivrait-il à cette nouvelle donne ? Choisirions-nous la perpétuité sur cette terre ou l’éternité de Dieu ? L’Écriture présente le salut comme pardon des péchés, comme rédemption de l’esclavage de Satan, comme arrachement aux ténèbres du mensonge. Si le Christ s’appelle Jésus, c’est parce qu’il nous sauve du péché. Le péché est étymologiquement ce qui nous fait manquer la cible, ce qui nous fait rater notre destinée, ce qui nous détourne de Dieu. Le Diable est l’instigateur de ce détournement. Il ne faut pas nous tromper d’ennemi. Continuons à prier en disant « Notre Père, délivre-nous du Malin ». Satan est menteur dès l’origine et le père du mensonge. C’est lui qui instille ce climat de défiance généralisée où la vérité semble étouffée. Le sort des menteurs est pourtant clairement assigné par l’Écriture : c’est l’étang de feu, c’est l’Enfer dont précisément, on ne sort pas.