Texte de la conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 21 mars 2021

Le 21 mars 2021, le père Guillaume de Menthière a donné sa cinquième conférence du cycle 2021 sur le thème “L’homme béatifié, qu’est-ce que le salut ?” .

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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.

L’homme béatifié
Qu’est-ce que le salut ?

Maintenant, dit Jésus, mon âme est troublée(Jn 12,27). Dans le tumulte de Jérusalem des flots furieux submergent son cœur tranquille. Tempête inapaisée. Un coup de gong au ciel sonne le mystérieux horaire divin. Le Christ sait que le temps est venu pour lui de son rejet par cette foule même qui présentement l’acclame. Le peuple en liesse fait un triomphe à sa vedette messianique. Tous les badauds veulent le voir. Dieu ! toute cette gloriole humaine, quelles ténèbres ! Dans le sablier égrené du destin, voici venue l’heure implacable de la détresse et du crucifiement. Le Verbe fait chair se fait balbutiement. Que dire ? Que dirai-je ? Père délivre moi de cette heure !

Et nous ? à l’horloge de notre vie, quel coup sonne à l’instant ? Sous son apparence anodine, voici peut-être la seule question vraiment mystique : Quelle heure est-il ? La pendule d’argent qui ronronne au salon, qui dit oui, qui dit non, qui dit je vous attends, est-elle près d’arrêter son inlassable balancement ? Au cadran de notre conversion, un seul mot doit suffire : maintenant. Maintenant, l’heure est venue. C’est maintenant, l’heure du salut.

L’ouïe et la vue

L’heure est venue d’y voir clair. Philippe et André, deux apôtres au prénom hellénistique, relaient la demande des Grecs : Nous voudrions voir Jésus (Jn 12,21). Ah ! ces Grecs ! L’ouïe ne leur suffit pas, ils veulent voir. Si les Hébreux sont les champions de l’écoute : Sh’ma Israël, Ecoute Israël (Dt 6,4) ; les Grecs ont besoin d’idées, c’est-à-dire étymologiquement d’y voir clair, ιδειν en grec. Les Hébreux sont bons musiciens, l’oreille est pour eux l’organe essentiel, ils ne font pas d’images (Ex 20,4), ils se tiennent sous la divine Parole. Les Grecs réclament l’évidence, l’immédiateté de la vision, ils se tiennent dans la Lumière. La Révélation tout entière joue de cette complémentarité du Juif et du Grec, de l’audition et de la vue.

N’est-ce pas Philippe aussi qui, lors du dernier repas, à la veille de la passion, formulera cette touchante requête à son Maître : Montre-nous le Père et cela nous suffit (Jn 14,8). Nous ne voulons plus cheminer comme à tâtons, croire par ouï-dire, flotter dans l’incertain. Il nous faut le face-à-face, l’étreinte visuelle, l’éblouissement de la certitude. Souvenons-nous de la bouleversante réponse du Sauveur à son disciple : Il y a si longtemps que tu es avec moi, Philippe, et tu ne me connais pas ? Qui me voit, voit le Père (Jn 14, 9). Ah ! comme les apôtres ont bien reçu la leçon : qui voit Jésus, voit le Père. Le Christ prétend refléter le visage du Père, il revendique cette similitude. A quel moment se donne-t-il pour le portrait de Dieu ? Non pas lorsqu’il est sous les projecteurs de la gloire, non au jour où il pose des actes manifestant sa souveraineté et sa puissance, mais au moment précis de son plus grand abattement, alors que Judas vient de sortir dans la nuit pour le livrer, à l’instant même où il commence à ressentir frayeur et angoisse, à l’approche de sa passion imminente. C’est dans ce temps de la plus grande faiblesse qu’il prétend refléter le Père éternel ! Quelle révélation renversante ! Et lorsque quelques heures plus tard saint Jean au pied de la croix contemplera le visage supplicié du Christ, il entreverra dans cette face sanguinolente toute la gloire divine ! Sous la tresse d’épines dont la tête du Sauveur est couronnée, comme dans un nouveau buisson ardent, c’est le Dieu trois fois saint qui se révèlera : En effet le Dieu qui a dit : "Que des ténèbres resplendisse la lumière", est Celui qui a resplendi dans nos cœurs, pour faire briller la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ.(2 Corinthiens 4,6)

Vision béatifique

Voir Dieu. Ces deux mots définissaient autrefois parfaitement le salut. Le bonheur escompté n’était autre que la vision béatifique. La perspective du face-à-face réjouissait nos pères dans la foi. Elle nous intrigue plutôt. Au ciel faudra-t-il « se contenter de voir Dieu » ? On voudrait bien voir sa grand-mère aussi, et même son petit chien…. Que deviendront au ciel les relations nouées sur cette terre, les amitiés, les liens conjugaux, familiaux etc…Tout cela sera-t-il noyé dans le bonheur de voir Dieu ? Les élus pourront-ils ou non « se reconnaître » au Paradis. Comment resterai-je en lien avec les autres si j’ai le regard perpétuellement rivé sur le Tout-Autre ?

Rassurons-nous : voir Dieu ne m’empêchera pas de voir ma femme ou mes enfants. Mais je les verrai en Dieu, c’est-à-dire aussi en mieux, transfigurés dans la lumière de la vérité. Aimer Dieu n’empêche pas d’aimer autrui mais au contraire permet de l’aimer vraiment. De même, voir Dieu n’empêchera pas de voir les autres mais nous donnera au contraire de les voir parfaitement par le prisme de la Bonté.

Montre-nous ton visage

« Beaucoup demandent qui nous fera voir le bonheur ? Sur nous Seigneur que s’illumine ton visage » (Ps 4) Ce célèbre verset de psaume atteste que le bonheur biblique est celui du Face-à Face. Certes pour le pécheur cette perspective est effrayante. Celui qui fait le mal ne vient pas à la Lumière. Comme Caïn, il essaie désespérément de se soustraire à l’implacable lucidité de Dieu. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Gravirais-je les cieux, descendrais-je dans la fosse, le Seigneur me scrute et me connait, où fuirai-je loin de sa face ? (Ps 139). L’homicide fuit vainement une lumière qui l’épouvante. On voudrait bien cacher nos turpitudes, comme le footballeur a masqué habilement la main qui lui permit d’inscrire le but. Mais laissez-moi vous le dire gens insensés, Dieu, lui, il y a longtemps qu’il l’a, l’arbitrage vidéo, « Moi en tous cas je vois clair, oracle du Seigneur  ».

Terrifiant pour l’impie, le regard de Dieu est pour le juste éminemment désirable. La grande bénédiction sacerdotale d’Israël exprime ce souhait ardent :
« Que le Seigneur te bénisse et te garde !
Que le Seigneur fasse sur toi rayonner son visage et t’accorde sa grâce !
Que le Seigneur te découvre sa face et te donne la paix !
 »(Nombres 6,24-26)
Cette triple invocation appelle sur le peuple hébreu la lumineuse révélation Trinitaire. Voir le Dieu unique en trois personnes, telle est la vraie bénédiction. Or quelque chose de cette vision s’atteste déjà dans le visage d’autrui.

Epiphanie du visage

Qu’ils sont cruels, en ce sens, ces masques que nous avons pris l’habitude de porter pour raison sanitaire ! Ils sont le contre-pied du salut tel que l’envisage- le mot est bien choisi - tel que l’envisage la Révélation biblique. Dieu est « le salut de ma face »(Ps 42,6.12). Faire tomber le voile, accéder à la claire vision, démasquer enfin les visages c’est l’acte rédempteur. La quête du visage est le tourment essentiel du psalmiste. Mon âme a soif du Dieu vivant, quand le verrai-je face à face ? (Ps 42,3). Je cherche le visage, le visage du Seigneur. On pense bien évidemment à cette « Epiphanie du visage » dont parle le philosophe Emmanuel Levinas. Dans le visage d’autrui en face de moi se lisent à la fois le commandement d’aimer et la prophétie de notre destinée. Si je n’ai plus devant moi cette continuelle provocation à aimer qu’est le visage d’autrui le risque est grand que s’émousse avec l’interpellation éthique, l’espérance humaine fondamentale : celle du face-à-face définitif, du regard plongé en Dieu. Montre-nous ta face, Seigneur, et nous serons sauvés (Ps 80,8.20).

Avant que ne se ferme le cercueil, les pompes funèbres convient les familles au funérarium pour une brève cérémonie qu’elles appellent significativement « l’adieu au visage ». C’est un des moments les plus douloureux et les plus significatifs du deuil qui fait désirer en creux le salut comme « épiphanie du visage » de l’aimé.

Désir et possession

La gloire de Dieu c’est l’homme vivant disait dans une formule devenue célèbre saint Irénée, mais il ajoutait aussitôt « et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu ». On oublie trop ce second membre de phrase. La vie, la vraie vie de l’homme c’est de voir Dieu. Un jour, nous lui serons semblables parce que nous le verrons tel qu’il est (1 Jn 3 ,2). L’humanité n’a pas d’autre destinée que la transfiguration du face-à-face.

Voir Dieu. Tel est bien l’horizon de notre espérance, notre vocation ultime. Nous l’avons dit lors des conférences précédentes : le salut suppose de sortir d’un état mauvais et d’entrer dans un état désirable. Après avoir été arrachés au Pharaon diabolique, purifiés à travers l’errance au désert, nous nous établirons en Terre Promise. Nous ne marchons pas vers l’incertain d’un horizon fuyant. Nous n’avons pas à forger nous-mêmes notre avenir. Notre bonheur ne saurait-être le fruit asymptotique de nos efforts. Tout au contraire, il vient à nous. Il préexiste à notre tension vers lui, il s’offre à notre désir. Et même, il le comble sans l’annihiler. Un désir qui ne s’étiole pas avec sa satisfaction, voilà la définition même du bonheur des élus : ils désireront éternellement ce qu’ils posséderont parfaitement !

Notre tourment

La question du salut est ainsi liée à celle de notre désir profond. Qu’en est-il de ce désir naturel de voir Dieu, qui ne saurait être vain comme l’enseignent après Aristote les docteurs du Moyen âge ? Ce désir inscrit dans notre être profond imprègne-t-il notre pensée ? Cette appétence métaphysique, trouve-t-elle un écho dans nos cœurs ? Quel est notre vœu le plus fondamental ? Quelle est notre quête ? Quel est notre tourment ? Que cherchez-vous ? c’est la première question de Jésus à ses disciples. Sommes-nous capables de répondre ? Consultons notre agenda, voyons ces choses qui nous tiraillent, nous réquisitionnent, nous accaparent et posons nous honnêtement la question : « au fond, que cherchons-nous, au juste ? »

La gloire de Dieu et le salut du monde, répond le chrétien conscient.

Comme j’aime au cœur de la célébration eucharistique entendre le peuple de Dieu répondre à l’Orate fratres en s’écriant unanime : « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Est-ce une réponse machinale, un automatisme liturgique, une simple rubrique du missel, ou le cri de cœurs viscéralement chrétiens ? Imaginez un peu. On vous interroge : pourquoi donc allez-vous à la messe ? Par tradition familiale, pour satisfaire au précepte dominical, pour être en Eglise, parce que c’est une bonne pause spirituelle dans ma semaine ? Non ! je vais à la messe pour la gloire de Dieu et le salut du monde !

Est-ce bien cela qui nous anime : la gloire de Dieu et le salut du monde ? Tenez soyons concrets : comment organisons-nous nos mois, nos semaines, nos journées ? Le programme de mon dimanche se déploie en fonction de l’heure de la messe. Je prévois mon carême orienté vers le point d’orgue de ma confession avant Pâques. Je dis souvent à mes paroissiens - qui m’écoutent poliment- que le chrétien commence l’an nouveau en marquant dans son agenda la date et l’heure de la Vigile pascale. Il organise ensuite tout le reste de son année en fonction de ce pôle autour duquel toute sa vie doit graviter.

Sagesse

La Sagesse selon saint Thomas d’Aquin, consiste à connaître la fin des choses, à percevoir le but ultime, à voir plus loin que le bout de son nez, à prendre en compte l’immense dessein providentiel du Créateur. Or, nous le savons, de tout mal Dieu peut faire un bien. Toute l’histoire du salut peut être lue à cette lumière « là où le péché abonde, la grâce surabonde » (Rm 5,20) Il n’est pas jusqu’à la catastrophe initiale que Dieu n’ait fait servir à notre bien. Chantons-le avec la liturgie « Felix Culpa » « bienheureuse faute de nos aïeux qui nous valut un tel Sauveur ». Il est bien sage de considérer non les vicissitudes de l’histoire mais l’intention du Maître de l’histoire, son plan de salut que rien ne peut déjouer. Avec saint Paul nous pouvons l’affirmer : Les tribulations du temps présent ne sont que peu de choses, en comparaison du poids de gloire qui nous est préparé (Rm 8,18). Ignorant le sens de ce qui nous arrive et la réalité de ce qui nous attend, nous pressentons que nous sommes appelés à mieux, à autrement, à plus.

A plus ! c’est le mot que lança joyeux à sa maman ce garçon de dix-huit ans avant d’enfourcher en trombe sa moto et de mourir dramatiquement encastré dans un camion. Je n’avais pas bien compris, me disait bien des années plus tard sa mère éplorée, je n’avais pas bien compris sa dernière parole. Mais maintenant je sais. A plus ne voulait pas dire simplement dans son langage de jeune : à plus tard. Mystérieusement ces deux mots signifiaient à plus de vie, à plus d’intensité, à plus haut, à plus dense, à Dieu.

Nous ne pouvons accepter et encore moins expliquer cette vie fauchée à la fleur de l’âge. Un jour nous saurons tout, nous comprendrons tout et nous dirons avec les frères Karamazov : Tu as raison, Seigneur, Tu as raison, Seigneur car tes voies nous sont révélées !

Les p’tits bonheurs

Mais pour l’heure, nous luttons obstinément pour acquérir dans ce monde quelques biens. De ces petits bonheurs que chantait Félix Leclerc et que l’on ramasse en chemin pour nous donner le cœur de faire le pas suivant. Ils ne sont pas tous pernicieux, loin de là, pour autant qu’ils soient fugaces. Il est bien permis, n’est-ce pas, de glaner ces satisfactions éphémères dont le Seigneur a jalonné notre route. Il serait même sans doute offensant pour notre Créateur de nous en désintéresser, comme ses enfants gâtés qui ne font aucun cas des cadeaux de Noël que la grand-mère mit tant de soin pourtant à préparer pour eux. Le Talmud porte quelque part cette magnifique sentence : « Au jour du Jugement, il nous sera demandé compte de tous ces plaisirs licites à côté desquels nous seront passés sans en jouir » ! Quelle maxime libératrice ! « enjoy  » comme disent les américains à tout bout de champ ! Non, il n’est pas interdit de cueillir les joies de ce monde, c’est même notre plus belle façon d’honorer la Providence qui les place à notre disposition. Non ce n’est pas un péché d’aimer ce qui est beau et bon sur notre terre. Contre tous les rabat-joie et les Pères la morale, il faut le redire : les plaisirs de ce monde ne sont pas condamnables en eux-mêmes. Ils sont même excellents en tant que signes de la bonté de Dieu et aiguillon vers des biens plus hauts. Ils ne deviennent périlleux que lorsqu’ils s’absolutisent et se font passer pour ce qu’ils ne sont pas. Si elles prétendent prendre la place des biens véritables, les satisfactions d’ici-bas deviennent dangereuses. Mais quels sont alors, me direz-vous, les biens véritables ? Saint Augustin qui a le génie de tout résumer en des aphorismes lapidaires nous répond : Les biens véritables sont ceux que l’on ne peut perdre malgré soi.

Les biens véritables

Direz-vous que l’argent qui procure tant de confort en ce monde est un bien véritable ? Certes, non. On a connu bien des faillites aussi soudaines qu’involontaires et redoutées. Peut-être nous proposerons-nous des biens plus subtils et moins contestables. Dirons-nous que la santé est un bien véritable ? Hélas ! qui ne sait qu’on peut la perdre en un instant et assurément bien malgré soi ! Et sans doute faut-il dire la même chose de biens si vénérables que sont les relations, la mémoire, la famille, la science, tant de réalités si désirables mais qui peuvent nous fuir à tout moment malgré que nous en ayons. Désabusons-nous éternellement de tous les biens que la mort enlève. Alors ? Que reste-t-il pour notre partage ? Quels sont les biens qu’on ne peut perdre sans le vouloir ? Saint Augustin répond : la charité et son corollaire la joie. Tels sont les biens véritables que nul ne peut nous ravir : la charité et la joie, fruit en nous de l’Esprit Saint (Ga 5 ,22). Comment pourrions-nous être retranchés de ce qui nous habite ? Comment pourrions-nous perdre ce qui nous est tellement intime, cette joie de nos cœurs ? Jésus dit à ses disciples « votre cœur se réjouira et votre joie nul ne pourra vous la ravir (Jn 16,22). Si les plaisirs peuvent nous fuir et ne sont guère communicables, la joie demeure et se diffuse. C’est bien bon et fidèle serviteur(…)entre dans la joie de ton Maître ( Mt 25,21.23). Voilà notre destinée bienheureuse : entrer dans la joie. Ici-bas un peu de la joie de Dieu habite notre cœur, mais là-haut nous habiterons la joie !

Qui nous fera voir le bonheur ?

Nos cœurs, en effet, sont bien trop étroits pour abriter le bonheur que Dieu destine à ses serviteurs. Aussi bien nos bonheurs terrestres, pour véritables qu’ils puissent être parfois, sont encore trop courts et ne laissent qu’à peine présager de ce qui nous attend. Car ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est même pas monté au cœur de l’homme voilà ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment (1 Co 2,9).

Dans ce monde tout ce qui a le plus de prix s’avère finalement relatif, trop court, en-dessous de nos attentes. Il est où le bonheur, il est où ? demande Christophe Maé. Le chanteur populaire exprime ce qui est le plus prégnant au cœur de l’homme : cette soif inextinguible de bonheur. L’expérience prouve, en effet, que rien ne peut combler ici-bas le désir insatiable de l’homme. Aucun bien fini ne lui suffit. Tout s’avère décevant, en deçà de l’aspiration profonde qui habite le cœur humain. « L’homme passe infiniment l’homme  » dit Pascal. La boulimie humaine de bonheur ne trouve pas sur cette terre de quoi se satisfaire. « O, toi, l’insatiable abouche-toi sur l’Inépuisable ». Seule en effet la Source de tout bien peut combler la soif de l’homme infiniment avide.

Comme un boulet de canon

Dieu est le bien définitif qui nous comble, il n’est pas seulement le Sauveur, il est le Salut, comme tant de psaumes l’expriment : Ma lumière et mon salut, c’est le Seigneur (Ps.26,1). Le salut de l’homme c’est Dieu, sa vocation c’est la divinisation. La destinée de l’homme est de devenir participant de la nature divine (2 Pierre 1,4). Rien moins que cela. Comme l’exprimaient les Pères : Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait dieu. Dieu n’est pas seulement l’agent qui nous mène à notre fin, il est cette fin même.

Tout bien considéré c’est à tort et par abus de langage que nous parlons au pluriel des fins dernières de l’homme. Il n’y a en fait qu’une seule fin pour l’homme c’est Dieu. En tant que gagné, il est le ciel ; en tant que perdu, l’enfer ; en tant qu’éprouvant : le jugement ; en tant que purifiant, le purgatoire.

N’allons pas nous perdre dans des explications tortueuses d’un dogme si simple, encore moins dans les sollicitations multiples d’une vie tiraillée. Redisons avec Saint Augustin : Tu nous as faits pour Toi, Seigneur ! On attribue à Saint François de Sales le dialogue suivant :
« — Que faut-il faire dans la vie, Monseigneur ? lui demandait un pénitent.
— Aller à Dieu ! répondait le saint évêque.
— Mais comment, Excellence, faut-il y aller ?
— Tout droit comme un boulet de canon ! »

Désertion

Que j’aime ces temps où on ne tortillait pas du panier (Céline), où l’on ne se perdait pas en contorsions diplomatiques. Il n’y a pas pire drame pour l’être humain que de perdre son orientation vers le ciel. Les coups de pioche du bagnard ne diffèrent pas extérieurement des coups de pioche du chercheur d’or. Et pourtant quelle différence ! le véritable bagne ce ne sont pas les coups de pioches, ce sont les coups de pioche dépourvus de sens et d’horizon, sans finalité, sans l’espérance qui donne cœur à l’ouvrage. Alors bonne pioche ! bonne pioche à tous ceux qui puisent dans le ciel l’énergie d’œuvrer sur la terre.

N’allons pas crier à la désertion ! Que n’a-t-on reproché aux chrétiens d’être ces arpenteurs de nuages laissant la terre en friche ! Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver, chantaient nos anciens. On a pu, certes, abriter sous ce refrain un souci égoïste de rédemption et un lâche mépris du temporel. Pourtant, bien interprétée, la formule n’est pas fausse. La conversion personnelle prime sur tout efficace apostolique et le conditionne. Nous n’avons pas à gagner l’univers au Christ mais premièrement à sauver notre âme. Toute âme qui s’élève élève le monde. Les fidèles sont d’autant plus présents aux réalités du monde qu’ils sont davantage tendus vers les biens d’en haut. Il en va comme du phénomène des marées. C’est parce que les grandes masses océanes sont attirées par les astres qu’elles étendent leurs eaux plus loin à l’intérieur des terres en un continuel ressac.

L’Eglise n’est pas une salle d’attente où les chrétiens patientent jusqu’à ce que les choses sérieuses commencent par- delà la mort. Le salut est un bien de l’au-delà mais aussi un accomplissement de l’ici-bas. Le christianisme ne fait pas miroiter un ciel heureux dans le dessein de rendre supportables les injustices de ce monde.

La vie d’un Autre

Les disciples du Christ vivent ici-bas, dans les malheurs du temps, un bonheur qui n’est pas de ce monde. Ils ressemblent à un joueur de rugby. Voyez-les sur le terrain pendant le match, pleins de bosses, de coups, de fatigue, de meurtrissures. Vous vous dites : oh ! les pauvres ! Vous ne pouvez pas comprendre quelle joie les habite de pratiquer le sport qu’ils aiment, de disputer une bonne partie et d’escompter la victoire. Cette joie intérieure qui anime le sportif sur le terrain est invisible et même incompréhensible pour un spectateur extérieur. De même le païen regarde les chrétiens et voit leur souffrance, leur combat, il ignore la joie d’aimer qui nous les fait supporter et la perspective de victoire qui nous soulève.

« On nous croit démunis et nous possédons tout » disait saint Paul (2 Co 6,10) Ce dont parle les béatitudes c’est de la joie surnaturelle des chrétiens dans les vicissitudes de ce monde. C’est de la vie éternelle déjà commencée et qui s’épanouira en son temps. Car la vie éternelle n’est pas une autre vie, mais la vie d’un Autre en nous. « La vie éternelle, dit le Christ, c’est qu’ils te connaissent Toi, le Dieu véritable et celui que tu as envoyé  »(Jn 17,3)

La vie éternelle nous fut donnée le jour de notre baptême. Quelle grâce, quelle dignité, quel bonheur ! le pire serait d’en déchoir, de mettre sous l’éteignoir ce don de l’Esprit. Qu’avons-nous fait de notre baptême ? Vivons-nous de cette vie qui nous fut offerte dans le sacrement ? « la vie éternelle c’est qu’ils te connaissent » Avons-nous entretenu cette vieille connaissance ? Il me souvient d’un vénérable Sulpicien interrogeant un supérieur de Séminaire :
— Vos séminaristes, Monsieur le Supérieur, connaissent-ils quelque chose de Jésus-Christ ?
— Euh, balbutie le Supérieur un peu interloqué, oui il me semble, un peu…
— Ah ! un peu, un peu… Et savez-vous s’ils honorent le peu qu’ils en connaissent ?

Cultivons-nous ardemment cette avidité de connaître pour que sourde de nos cœurs comme une source jaillissante la vie éternelle qui nous fut donnée.

Les vierges prudentes

« Un jour je connaîtrai, comme je suis connu » dit l’Apôtre. Telle est notre bienheureuse espérance. Mais l’évangile ne cache pas le risque que le Seigneur au dernier jour nous ignore en nous disant : « Eloignez-vous de moi, vous tous qui faites le mal, jamais je ne vous ai connus ». C’est ce que l’Epoux déclare aux Vierges folles qui tambourinent vainement à la porte des noces : « Je ne vous connais pas ». Dans cette parabole si célèbre et si souvent illustrée au tympan de nos cathédrales, cinq des dix jeunes filles sont dites, non pas sages, mais prudentes, phronimoï. Il y en a cinq qui ont la vertu cardinale de prudence. Qu’est-ce que la vertu de prudence ? Rien de ce que nous mettons en français sous ce mot qui évoque une réserve un peu pusillanime, une retenue légèrement couarde. Non ! la prudence, la phronésis selon Aristote c’est la vertu qui fait ajuster les moyens pour l’obtention de la fin que la sagesse nous fait découvrir. La prudence choisit et organise les moyens appropriés pour atteindre la fin qui nous est assignée. Par exemple si l’on veut vaincre une pandémie, la prudence commande de se munir de masques, de tests, de vaccins en suffisance ; si l’on veut affronter la nuit il faut se munir d’une lampe et d’une certaine quantité d’huile nécessaire. Nous sommes tous bien convaincus qu’un jour nous serons avec le Seigneur, que c’est là notre fin, notre but, notre bienheureuse destinée. En prenons-nous les moyens ? Avons-nous de l’huile en suffisance ? ce serait prudent.

La cigale et la fourmi

Car la lampe de la foi ne sert à rien sans l’huile de la charité. Saint Paul nous le dit : « j’aurais beau avoir la foi qui transporte les montagnes, si je n’ai pas la charité, cela ne sert de rien ».

Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie charité. Car avouons-le à la lecture de la parabole les vierges folles nous paraissent bien plus charitables et fréquentables que les vierges sages. Tenez si je vous demandais, comme le faisait un vieux curé à ses ouailles : « Mes frères que préférez-vous : aller dans la clarté avec les vierges sages ou demeurer dans l’obscurité avec les vierges folles ? ». A cette question vous ririez probablement sous cape… Par devers vous, bien entendu, vous opteriez pour la seconde solution, nonobstant le ton inquisiteur du brave chanoine.

Avouons-le notre sympathie se porte même spontanément vers ces vierges folles que le Seigneur réprouve. Elles furent imprudentes, certes, mais n’est-ce pas l’évangile lui-même qui nous recommande de ne pas nous soucier du lendemain  ? Leur crime nous paraît moins grave, à tout prendre, que celui de ces vierges réputées sages qui refusent de partager l’huile de leur lampe. D’ailleurs tous les écoliers ânonnant La Fontaine ont toujours secrètement préféré la cigale insouciante à la fourmi précautionneuse et pas prêteuse. Et dans la cour de récréation, allez savoir pourquoi, ils choisissaient d’être le voleur plutôt que le gendarme… Au catéchisme ils montraient de la compréhension pour le Fils aîné ou pour les ouvriers de la première heure, une indulgence pour le pauvre bougre qui n’a pas le vêtement de noce, une pitié pour le serviteur qui a enfoui l’unique talent reçu etc…Ces options de l’enfance nous interrogent. D’où vient que nous soyons sans cesse tentés d’absoudre ceux que le Seigneur récuse ? Serions-nous plus charitables que Dieu ? Cette pensée m’effraie et je me souviens de la sentence du philosophe Feuerbach « L’homme commence à devenir athée quand il se croit meilleur que son Dieu  ».

La charité

Si j’estime ma charité plus grande que celle de Dieu c’est probablement que je me trompe grandement sur ce qu’est la charité. Elle ne consiste pas à excuser les défauts des autres pour ne pas avoir à me corriger des miens. Elle ne réside pas dans une tacite complaisance avec le péché, puisqu’après tout, tout le monde pèche…. Elle n’est pas ce petit lot de sentiments mêlés qui agitent mon cœur et auquel le Tout-Puissant serait sommé de ressembler, en un peu mieux. Non la charité n’est pas ce que nous croyons, c’est Celui en qui nous croyons qui est la Charité.

« Dieu est charité » dit saint Jean. Et puisque notre glorieux avenir est de le contempler et partant de lui devenir semblable, commençons ici-bas, par amour cet ouvrage d’assimilation. Vivons de cette charité que Dieu a mise en nos cœurs et un peu du ciel sera dès ici-bas notre partage.

L’omission

Qu’ont fait de mal, les Vierges folles, que leur est-il reproché ? elles qui attendaient avec ardeur la venue de l’Epoux. Quel crime ont-elles commis pour se voir claquer la porte au nez : « en vérité, je vous le dis, je ne vous connais pas ». Elles ont un seul péché : elles ont oublié de se munir d’huile. Elles ont été follettes, insouciantes, elles ont vécu dans ce que Pascal appelle la distraction. On ne nous dit pas que ces vierges soient mauvaises, adultères, malfaisantes, mégères, non, un seul péché : elles ont oublié, l’oubli, l’étourderie, le péché d’omission. Très souvent telles les personnes atteintes d’Alzheimer qui oublient tout y compris qu’elles sont malades, nous oublions, c’est un comble, le péché d’omission. Dieu sait pourtant que Jésus prend soin de nous avertir. Ceux qui seront du mauvais côté au jour du Jugement, ne seront pas forcément ceux qui ont mal fait, mais bien plutôt ceux qui n’ont rien fait…Dans le récit du jugement dernier, de quoi sont coupables les boucs à la gauche du Christ, les maudits qui sont voués au feu éternel ? Quel est leur péché ?
J’avais faim et vous ne m’avez pas donné à manger
J’avais soif et vous ne m’avez pas donné à boire
J’étais en prison et vous ne m’avez pas visité,
J’ai prêché et vous ne m’avez pas écouté…
De ces maudits il n’est pas dit qu’ils aient été voleurs, qu’ils aient fait le mal, qu’ils aient été avares, ambitieux, cupides, débauchés. Non : il est dit qu’ils n’ont rien fait.

Désintérêt

Ce qui est curieux c’est que souvent nous avons tendance - les plus jeunes surtout- à nous disculper en disant : ce n’est pas ma faute, j’ai oublié ! On dit j’ai oublié et l’on est persuadé que cela dirime toute accusation. L’oubli, croit-on, innocente. Quelle erreur ! L’oubli n’est-il pas le plus sûr symptôme du désintérêt ? Est-ce que l’on oublie ce qu’on aime profondément ? La fiancée oublie-t-elle son bien-aimé ? Doit-elle faire effort pour s’en ressouvenir ? Ce que l’on aime nous revient assez de soi-même. Ce que l’on aime, ce qui nous tient à cœur, on ne l’oublie pas. Une mère oublie-t-elle son enfant, dit le Seigneur, quand bien même une mère pourrait oublier son enfant, moi dit Dieu je ne t’oublierai pas ! (Is 49, 15)
Nous nous comportons parfois comme cet écolier qui demande à sa maîtresse :
— « Madame, est-ce qu’on peut être puni pour ce qu’on n’a pas fait ? »
— « Oh bien sûr que non mon petit, certainement pas »,
— « et bien voilà, Madame je n’ai pas fait mes devoirs »…

Davantage

Ah ! si dans nos confessions nous avouions aussi au Seigneur, en plus de ce que nous avons fait de mal tout le bien qui était à notre portée et que nous n’avons pas fait !

Nous ressemblons quelquefois à cet homme qui priait Dieu pour les SDF. Seigneur viens à leur secours. Il avait remarqué cette femme dehors, l’hiver approchait, il suppliait le Seigneur pour elle. Et voici qu’un jour de grand froid, il l’aperçoit dehors à la même place. Alors chez lui il supplie Dieu « Seigneur fais quelque chose pour elle » et dans sa prière il entend le Seigneur lui répondre : « Mais j’ai fait beaucoup pour elle, je t’ai fait toi ! » avec ton cœur pour l’aimer, tes mains pour la secourir, ta maison pour l’héberger, ta fortune pour la nourrir, ta science pour la soigner.

Oui frères et sœurs, notre espérance du ciel ne nous engage pas à la paresse dans l’attente d’un salut qui vient d’en haut, elle nous engage à servir sans compter comme les intendants des mystères de Dieu. La décisive orientation de toute notre existence vers les réalités invisibles et éternelles, n’émousse aucunement notre zèle à servir ici-bas dans le temps, elle l’aiguillonne plutôt. Il en va comme des arbres qui allongent d’autant leur emprise sur la terre qu’ils pointent plus fièrement leur cime vers le ciel. Tant de saints nous montrent cet exemple d’une vie d’autant mieux incarnée dans une charité concrète, qu’elle est soulevée par l’espérance théologale.

Souvenons-nous de Saint Vincent de Paul. Lui, l’apôtre inlassable de la charité, lui qui avait œuvré sans relâche. Au soir de sa vie, il se lamentait :
— J’ai fait si peu…j’ai fait si peu…
La Reine de France, interloquée, lui rétorque :
— Mais que donc faut-il faire, Monsieur, selon vous pour avoir fait quelque chose…
La réplique fuse aussitôt :
— Davantage, Madame, davantage ! murmure le vieux prêtre.

Peut-être faut-il voir dans cette réponse édifiante du saint au seuil de la mort, moins de regret de ce qui n’a pas été fait, que d’espérance de ce qui deviendra bientôt possible en Dieu. Car selon une certaine loi de gravitation spirituelle, plus augmente le désir du ciel, plus croît le labeur terrestre. Comme les corps qui connaissent une accélération lorsqu’ils approchent des planètes, nous sentons un attrait et une poussée qui accroissent notre zèle. J’ai connu ce vieil homme, rassasié de jours, selon l’expression biblique, disant à son petit-fils : la vie est une semaine. Toi tu es à mardi, moi je suis à samedi, mais pour moi, demain, c’est la fête !

Était-ce présomption de sa part ? le grand-père, tout pécheur qu’il se connût, ne pouvait imaginer n’être pas du bon côté de la balance. Il savait bien pourtant qu’il y aura un jugement que Dieu portera sur chacune de nos pauvres vies. Qui sera finalement sauvé ? comment serons-nous jugés ? Nous nous poserons ces questions dimanche prochain.

Introduction par le père Guillaume de Menthière

Voir Dieu. Ces deux mots définissent parfaitement le salut. Le bonheur escompté n’est autre que la vision béatifique. Qu’ils sont cruels en ce sens les masques que nous portons pour raison sanitaire. Si je n’ai plus devant moi cette continuelle provocation à aimer qu’est le visage d’autrui le risque est grand que s’émousse avec l’interpellation éthique, l’espérance humaine fondamentale : celle du face-à-face définitif, du regard plongé en Dieu.

A vrai dire nous trottinons sur cette terre butinant ces petits bonheurs que chantait Félix Leclerc, mais sans savoir au juste quel est le bien véritable, le seul apte à nous combler. Car Dieu n’est pas seulement le Sauveur, il est le salut, le seul qui puisse rassasier notre boulimie de bonheur. Sous les noms divers qu’on lui donne : le ciel, la vie éternelle, le paradis, il n’est qu’une seule fin dernière pour homme, c’est Dieu. Ce n’est pas déserter la terre et nos responsabilités présentes que d’être tendus de tout notre être vers ce bonheur qui vient. Telles les vierges sages de la Parabole, il nous faut nous munir de l’huile de la charité dans l’attente de la Parousie. Ainsi lorsque l’Époux viendra nous irons ivres de joie à sa rencontre.

Conférences de Carême de Notre-Dame de Paris 2021 : “L’homme, irrémédiable ? Rends-nous la joie de ton Salut !”

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