Texte de la conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 28 février 2021
Le dimanche 28 février 2021, le père Guillaume de Menthière a donné sa deuxième conférence du cycle 2021 sur le thème “L’homme recherché, qui sauve ?”.
Saint-Germain l’Auxerrois Place du Louvre 75001 Paris
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.
L’homme recherché
Qui sauve ?
Éblouissement
Sainte Liturgie, comme tu actualises bien pour nous le mystère ! Ce matin nous avons vécu cet instant solennel : l’évangéliaire est posé sur l’ambon comme sur une haute montagne. L’encens figure la nuée de l’Esprit qui baigne le Thabor. Deux acolytes tenant des cierges sont comme Moïse et Elie encadrant le Verbe de Dieu. Les fidèles attentifs vivent ainsi au cœur de la messe une nouvelle transfiguration lorsqu’ils écoutent proclamer, l’Evangile, cette Parole qui illumine les simples.
On ne s’étonne pas de la présence de Moïse et d’Elie. L’homme du buisson ardent, quarante ans dans le désert et le marcheur de l’Horeb emporté sur un char embrasé, cocher de la lumière ! Moïse et Elie, les deux grands pyromanes et les deux grands alpinistes de l’Ancienne Alliance. Des hommes de feu, de montagne, et de quarantaine bien propres à nous conduire dans les altitudes lumineuses du carême.
Sieste
Quelle paix, quelle sérénité dans les hauteurs !…jusqu’à l’assoupissement parfois, me direz-vous… Si l’on en croit saint Luc, c’est précisément la cruelle expérience que font Pierre, Jacques et Jean ? Ces trois privilégiés ont Jésus transfiguré devant eux, et ils dorment ! Lamentable… Devant la Gloire de Dieu, ils roupillent !
Mais ne nous y trompons pas : leur sieste est théologique. Bienheureux sommeil apostolique qui nous console et nous instruit ! Leur torpeur est le signe certain d’une nouvelle Alliance divine. A chaque fois, en effet, que Dieu scelle une alliance, l’homme dort. Adam avait dormi quand le Créateur façonnait Ève ; Noé avait dormi lorsque le Très-Haut déployait au- dessus des eaux son arc dans le ciel ; Abraham avait dormi tandis que Dieu passait, tison fumant, entre les animaux dépecés ; et plus que tout Jésus lui-même sur la croix s’endormirait du sommeil de la mort tandis que le Père signerait en son sang une Alliance meilleure et définitive. Que signifient ces léthargies insolites qui gagnent les personnages bibliques au moment les plus solennels de l’Histoire Sainte ? Elles veulent nous dire que l’homme n’est pas de plain-pied avec Dieu. Elles soulignent la distance. C’est bien par grâce que nous sommes sauvés (Ep 2,5.8). Toute l’initiative de l’Alliance revient à Dieu. Jésus pendant que ses disciples dormaient a opéré leur salut, dit Blaise Pascal.
1. Dieu seul
Aucune illusion n’est permise. La grande geste biblique de l’Exode manifeste abondamment qu’il n’est pas d’autre Sauveur que le Saint d’Israël. Les Hébreux ne furent pas délivrés par Moïse, pas plus que par son bâton qui frappa la mer. Au désert ils ne durent pas la vie à ce serpent d’airain dont la vue procurait la guérison, ils furent sauvés « non par ce qu’ils avaient sous les yeux, mais par Dieu, le Sauveur de tous » dit merveilleusement le livre de la Sagesse(16,5).
Le Maître de la vie
D’ailleurs pour éviter toute équivoque Moïse n’entrera pas en Canaan. Pourquoi ? Un midrash explique que Dieu n’a pas permis à son serviteur de pénétrer en Terre Promise car aucun homicide ne peut fouler ce sol très saint. Or Moïse a versé le sang d’un homme au pays d’Egypte(Ex2). Selon ce midrash, Moïse proteste en disant à Dieu :
— Certes, j’ai occis un égyptien, mais Toi, Seigneur, tu en as tué des milliers en faisant périr l’armée de Pharaon dans la Mer Rouge.
— Oui, répond le Très-Haut, mais toi tu as donné la mort tandis que moi je donne la mort et la vie.
La distance est clairement signifiée. Pas de commune mesure entre le Maître de la vie et son serviteur mortel Moïse.
C’est Josué, dont le nom identique en hébreu à celui de Jésus (Ieshouah) signifie précisément Dieu sauve, qui fera entrer le peuple en Canaan. Tout le livre biblique de Josué manifeste que c’est le Tout-Puissant qui donne la terre. Les procédés employés dans le siège et la prise des villes fortes ne laissent aucun doute : c’est Dieu qui octroie la victoire. Chacun se souvient de la très célèbre prise de Jéricho, popularisée par les vers de Victor Hugo : « Sonnez, sonnez toujours clairons de la pensée… Quand Josué rêveur la tête aux cieux dressée… sonnait de la trompette autour de la cité…à la septième fois les murailles tombèrent… »
L’étrange liturgie guerrière déployée autour de Jéricho a pour but d’ancrer la certitude que Dieu seul est l’auteur du triomphe d’Israël. De Sauveur, il n’y en a pas, excepté moi, Oracle du Seigneur !
Nudisme
Qu’il est difficile pourtant de s’abandonner entre les mains de Dieu ! Le peuple est cramponné à ses fausses sécurités, à des assurances trompeuses, à des préservatifs illusoires. Ainsi le prophète Isaïe n’hésitera pas à se promener nu et déchaussé, les fesses à l’air (cf Isaïe 20,1-4) trois années durant dans les rues de Jérusalem pour dénoncer l’alliance contre nature du Royaume de Juda avec l’Egypte. Le prophète nudiste, sorte d’homen biblique provocateur, exhibe et ridiculise par cette action d’éclat la fausse sécurité de Jérusalem, Car ainsi parle le Seigneur Sabaoth, le Saint d’Israël : dans la conversion et le calme était votre salut, dans la sérénité et la confiance était votre force, mais vous n’avez pas voulu ! (Isaïe 30,15).
Le Rocher qui nous sauve
La sagesse consiste à lâcher toutes nos rédemptions de secours, nos assurances mondaines pour ne plus s’appuyer que sur Dieu, « le Rocher qui nous sauve »(Ps 95). Un prêtre âgé disait qu’il lui avait fallu toute une vie pour comprendre ce que signifiait : Dieu mon Rocher. Il y a tant de pierres friables où l’homme s’agrippe pitoyablement dans sa varappe existentielle. Petits rochers de la famille, de la santé, des relations, de l’intelligence, de la mémoire, du portefeuille…tout ce qui donne de l’assurance dans ce monde, tous ces appuis de sous-traitance, tous ces faux dieux qui ne sauvent pas…l’âge venant tous ces rochers s’effritent et l’on peut dire alors en toute vérité avec le psalmiste : « ma part, le roc de mon cœur, c’est Dieu pour toujours »(Ps 73,26) L’Ancien Testament est cette école de confiance totale et exclusive en Dieu. Il faut avoir le courage et la lucidité de lâcher toutes les contrefaçons de salut. A quoi accrochons-nous notre vie ? Il en va comme de cet homme suspendu au dessus d’un précipice. Il s’est agrippé miraculeusement à une branche d’arbrisseau qui le maintient au dessus du vide. Dans ce péril extrême, il crie vers Dieu en disant :
— Seigneur aie pitié, je sais que tu peux me sortir de là, je t’en prie.
— Fort bien, dit le Seigneur, je vais te sortir de là : commence par lâcher cette branche…..
Enfants gâtés
Qu’il soit clair que si Dieu intervient, c’est par pure bonté, car il ne doit rien à personne. Nous sommes tellement des enfants gâtés de la grâce qu’il nous semble parfois que tout nous est dû en stricte justice. Il nous vient cette pensée : Mon Dieu, quand même, allez, tu me dois bien ça, après tout ce que j’ai fait pour Toi. Nous voudrions, quelle folie, que Dieu proportionnât notre salaire à nos mérites et à notre travail.
L’Alliance avec Noé
Cela me rappelle la réponse cinglante que fit un jour Sacha Guitry à une starlette de boulevard. Cette actrice courroucée vint trouver le Maître. Elle se plaignit auprès de lui de ce que son cachet dérisoire n’était pas du tout en proportion de son talent, qu’elle jugeait immense, et de sa prestation, qu’elle croyait remarquable.
« Oh, je sais, mademoiselle, répondit malicieusement Sacha Guitry, mais il faut bien que vous mangiez ! »
Réplique pertinente et cruelle ! Dieu merci, notre salaire n’est pas ajusté à nos mérites ! Il y aurait de quoi trembler ! "Car le salaire du péché, c’est la mort" (Rm 6, 23). Mais il faut bien que nous vivions ! Alors Dieu accepte de ne pas proportionner notre récompense à nos œuvres et même il agit avec une démesure et une libéralité toutes divines : aux serviteurs inutiles que nous sommes, il donne la vie éternelle. Qui dira la profondeur infinie de sa miséricorde ! Depuis le temps de Noé, Dieu a promis de ne plus subordonner ses bienfaits à notre qualité morale. Depuis cette alliance noachique, il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes, il fait briller son soleil sur les bons comme sur les méchants. A moins d’être un fieffé pharisien se mettant sans ambages dans le nombre des justes, il est facile de voir ce que nous gagnons à ce marché. Désormais quand nous péchons, aucun déluge ne s’abat plus sur nous pour nous châtier, le seul déluge qui nous atteint de la part de Dieu c’est le torrent de sa miséricorde.
Car non seulement le Seigneur est le seul qui puisse sauver, mais il est aussi celui qui désire le plus notre salut. Or le diable instille en nous le doute. Et si Dieu se moquait éperdument de notre sort, s’il ne faisait aucun cas de notre perte ?
Attendre et appeler
Il y a un très beau livre de la philosophe Simone Weil : l’Attente de Dieu. Elle y parle de ce petit enfant qui soudain dans la rue ne voit plus sa mère à ses côtés, alors il se met à courir en tout sens, il va il vient il retourne, il zigzague emporté par le foule (Edith Piaf). Il a tort. S’il a assez de raison et de force d’âme pour s’arrêter et attendre, sa maman le retrouvera plus vite. Croit-il donc cet enfant qu’il est seul à chercher dans la nuit, a-t-il si peu de confiance en sa mère, ne sait-il pas qu’elle est des deux la plus inquiète et que c’est elle qui a fait l’essentiel du trajet pour le chercher ? Il faut seulement attendre et appeler. Il en va ainsi des êtres fuyants que nous sommes, tourbillonnant désespérément d’une idole à l’autre, tandis que l’unique Sauveur s’est déjà lancé à notre recherche. Quelle folie ! Il faut seulement attendre et appeler. Car notre Bon Pasteur vole à notre rencontre, c’est lui qui parcourt la distance pour retrouver la brebis égarée, pour sauver ce qui est perdu. Il a franchi tous les espaces, il a pour toujours mis fin au distanciel, il a crevé l’écran pour nous rejoindre. Jésus, notre Sauveur, c’est Dieu en présentiel. Merveille de l’Incarnation qui se prolonge parmi nous par la merveille de l’Eucharistie : Dieu à ce point de proximité que nous pouvons non seulement le recevoir dans nos mains hydroalcoolisées mais le consommer pour qu’il demeure en nous à jamais.
2. L’homme avec Dieu
Mais alors si Dieu seul sauve, qu’est-ce qui est requis de notre part ? N’y a-t-il pas un biais tout de même par lequel nous participions, un tant soit peu et à notre place, à notre propre rédemption ? Le principe même du christianisme n’est-il pas d’affirmer que Jésus est l’Unique Sauveur ? On conçoit aisément l’importance de cette affirmation. Dire que Jésus nous sauve c’est affirmer sa divinité, puisque Dieu seul sauve. Mais c’est aussi confesser que l’humanité participe à son propre salut puisque Jésus est pleinement homme. Certes, à proprement parler, Dieu n’a absolument pas besoin de nous pour opérer notre salut, mais il a une volonté sur nous et cette volonté, c’est précisément que nous participions à notre rédemption. Dieu n’a pas besoin de nous mais il veut avoir besoin de nous. A la question : Qui sauve ? Il faut donc répondre : Dieu seul et l’homme avec Dieu.
Sauvés et sauveurs
Dieu n’a pas choisi d’opérer le sauvetage de l’humanité comme celui d’une épave, il a voulu que notre relèvement soit aussi de notre fait. C’est par là que se manifeste sa plus grande miséricorde. Le véritable maître, enseigne saint Thomas d’Aquin, ne fait pas seulement de ses disciples des doctes mais des docteurs. Notre véritable Rédempteur n’a pas voulu seulement que nous fussions passivement des sauvés, mais que nous devinssions aussi avec lui en quelque sorte des sauveurs. Une rescousse unilatéralement collationnée d’en haut aurait fait de l’homme moins un heureux bénéficiaire qu’une sorte de victime de son propre salut.
J’ai participé brièvement il y a des années, à une association qui se consacre aux soins de personnes handicapées. J’étais dépourvu de toute expérience en ce domaine et je déversai toute ma pitié encombrante sur les pensionnaires de cette belle œuvre. C’est ainsi que par une générosité juvénile et mal orientée de séminariste, je me précipitai pour relever Cédric qui venait de s’effondrer sur la piste qu’il essayait de parcourir tant bien que mal en s’appuyant sur des béquilles. J’étais choqué que les animateurs valides n’intervinssent pas aussitôt et je jugeais sévèrement ce que je prenais pour de la nonchalance de leur part. Jusqu’au jour où Simone, fondatrice de l’œuvre, m’expliqua : bientôt Cédric franchira aisément cette piste, il a en lui de quoi vaincre cet obstacle, c’est sûr. Nous ne sommes pas là pour le relever mais pour permettre qu’il se relève, non pour l’assister mais pour assister à ses progrès. Et je vis Simone s’approcher de Cédric qui venait de choir une nouvelle fois et lui dire simplement avec une ferme tendresse : « Allez mon chéri, tu peux te remettre debout et continuer, vois : tu vas y arriver ! ». Quelle était belle cette voix de la miséricorde qui n’écrase pas autrui de sa condescendance mais le met en situation de réussir : « Sois fort et prends courage, allez, tu vaux mieux qu’une défaite, ta dignité c’est de t’en sortir par toi-même. »
Telle est la grandeur de l’idée chrétienne du salut. La rédemption n’est ni purement immanente : l’homme ne peut se sauver tout seul. Ni purement extrinsèque : l’homme participe à son salut.
Faire son salut ?
Voilà un des points les plus difficiles à comprendre. Que tout vienne de Dieu comme de la source première, n’empêche pas mais permet au contraire que l’homme puisse en certain sens « faire son salut ». Comme la même action de planter le clou peut être attribuée au menuisier et au marteau, notre salut est entièrement le fait de Dieu sans cesser de dépendre entièrement de nous.
L’expression « faire son salut » si courante dans la littérature spirituelle des siècles passés n’est donc, quand elle est bien comprise, pas si pélagienne qu’il y paraît car elle inclut la certitude qu’on est sauvé par grâce. Le saint curé d’Ars, par exemple, ce grand Apôtre de la miséricorde divine, exhortait ses fidèles par ces mots : Les gens du monde disent que c’est trop difficile de faire son salut. Il n’y a cependant rien de plus facile : observons les commandements de Dieu et de l’Église, évitons les sept péchés capitaux ; faire le bien et éviter le mal : il n’y a que cela ! Les bons chrétiens qui travaillent à sauver leur âme et à faire leur salut sont toujours heureux et contents (…) Voyez mes enfants, il faut réfléchir que nous avons une âme à sauver et une éternité qui nous attend.
Le mérite
Pour dire la part que l’homme prend à son propre salut, il y a un vieux mot théologique que je voudrais exhumer d’un oubli complet. Je vous l’avoue j’ai fait des années de séminaire sans jamais l’entendre prononcer. Je ne me souviens pas d’une seule homélie où il ait été employé sinon en mauvaise part. Et me voici devant vous hésitant à produire ce vocable obsolète, rougissant de ressortir ce vieux concept névralgique : le mérite. Qui parle encore du mérite ? Dans la théologie catholique, celle de saint Thomas d’Aquin et du concile de Trente, le mérite est pourtant la notion clef qui permet d’exprimer quelque chose des rôles respectifs de Dieu et de l’homme par rapport au salut.
Le mérite est un acte pas un droit
Qu’est-ce que le mérite ? C’est l’acte qui appelle sa juste rétribution. Le mérite n’est pas un droit que l’on acquiert à être récompensé. Il est un acte humain. Le mérite n’est pas un titre que l’on posséderait à être rétribué. Il est une action.
Hélas le langage courant ne nous aide guère. Car nous sommes habitués à parler des mérites comme de « choses » que l’on acquiert et que l’on accumule ou entasse comme un bon petit matelas de prérogatives, une assurance à être sauvés sur titre. Le mérite ainsi compris ferait de nous des ayant-droit au salut. Or c’est précisément parce qu’il n’y a aucun droit que l’homme doit mériter son salut. C’est par une gracieuse bienveillance que Dieu s’intéresse aux actes humains et qu’il les rétribue. Dieu est Père, pas paternaliste. Il ne déverse pas sur nous une miséricorde condescendante qui passe l’éponge. Il attend que nous participions à notre salut. Le bon plaisir de Dieu ce n’est pas l’arbitraire d’un salut décrété et collationné d’en haut. Plaire à Dieu, c’est poser les actes de notre relèvement.
Seule la grâce et la charité peuvent donner aux actes humains une certaine proportion avec la récompense ultime qui est la béatitude éternelle. Lorsque Dieu couronne nos mérites, il couronne ses propres dons. Oui Dieu récompensera les siens, son apôtre ne perdra pas sa récompense et sa récompense sera grande dans les cieux. Cette notion de récompense, si présente dans l’évangile, ne peut être passée sous silence. Ce sera le juste fruit accordé au sarment qui demeure branché sur le cep. Car le sarment ne peut porter du fruit qu’en étant enté sur la Vigne et parcouru par la sève de la grâce. Le fruit vient-il du cep ou du sarment ? Il vient du cep à travers le sarment. Semblablement la récompense vient du Seigneur à travers le mérite, c’est-à dire les actes de l’homme parcouru par la sève de la grâce.
Nous touchons-là à des abîmes métaphysiques sur les niveaux de causalité. Mais ces questions complexes qu’abordent les traités de la grâce et de la justification affleurent aussi en bien des pages évangéliques.
Multiplication des pains
Prenons pour exemple le récit de la multiplication des pains. Vous connaissez l’histoire de cette multitude que le Seigneur rassasie avec trois fois rien. Cinq pains et deux poissons, divisés par cinq mille hommes, restent douze corbeilles. Telle est l’équation déroutante de ce prodige. Qui nourrit ces foules humaines, dont, aujourd’hui comme hier, Jésus a pitié ? Je vois à cette question trois réponses possibles et non contradictoires. D’abord bien évidemment, c’est le Seigneur qui nourrit. Pourtant à y bien regarder ce sont aussi les cinq pains et les deux poissons qui ont rassasié la foule et ce sont encore les disciples qui, de leurs mains maladroites et étonnées, ont porté leur repas au peuple que Dieu repaît.
Ce que j’apporte
Force est de constater, en effet, que la foule a été rassasiée par des denrées dérisoires. Or ce qui frappe c’est que les cinq pains et les deux poissons sont tirés de la foule. Jésus, le Verbe par qui tout a été fait, le Créateur qui a posé l’univers dans l’être à partir de rien n’a pas voulu user d’une semblable puissance créatrice dans ces circonstances. Il n’a pas fait surgir ex nihilo de quoi nourrir cette foule. Il a attendu que les affamés apportassent quelque chose, un petit rien, sans doute, un support minuscule, une participation bien ténue : cinq pains et deux poissons. Le Christ nous enseigne par là que rien ne se fait sans nous.
Bel enseignement pour les chrétiens avides de l’Eucharistie ! Pour être rassasiés, nous apportons à la messe non pas seulement les quelques pièces jetées dans le panier de la quête mais notre désir, notre bonne volonté, notre foi, notre amour. Si petites, si minimes, si lilliputiennes puissent être en nous ces dispositions, nous avons confiance que Dieu les multipliera pour notre joie. Mais si nous n’avons rien à offrir, si nous venons à la messe le cœur vide, les mains dans les poches ou les bras ballants, alors il ne se passera rien. J’ai souvent été confronté à des adolescents rebelles grognant dans un haussement d’épaules : mais la messe qu’est-ce que ça m’apporte ? Il faut parvenir à renverser la question : qu’est-ce que j’apporte à la messe ? Ma présence gracieuse et bienveillante ? le maigre fruit de mes efforts hebdomadaires ? le tout petit-peu qu’il me reste dans le cœur d’attachement chrétien ? peu importe la quantité, ce que vous possédez, offrez-le : le Seigneur s’occupe du reste.
Achetez sans argent
Non pas que les dons de Dieu soient payants. « Jésus n’entendait rien au commerce ». prétendait curieusement Péguy. On n’y pense pas assez, en effet, mais pour les marchands des villages alentours, cette histoire de multiplication des pains fut un manque à gagner considérable ! Déjà le prophète Isaïe s’était fait le chantre d’une concurrence vraiment déloyale en disant : Venez, achetez sans argent (Is 55,1). Qu’est-ce-à-dire : "achetez sans argent" ? Curieuse expression. Le prophète ne dit pas si vous n’avez pas d’argent, venez quand même, c’est gratuit, servez-vous ! Non, il dit : Venez, achetez sans argent , sans argent mais non sans vous dépenser un peu. L’amour est gratuit mais on ne peut aimer sans payer un peu de sa personne. Le Royaume est gratuit, non pas parce qu’il ne vaudrait rien mais parce qu’il est littéralement hors de prix, Il n’a coûté que deux piécettes à la petite veuve de l’évangile, un seul regard au bon Larron, il n’est pas plus cher qu’un verre d’eau donné à celui qui a soif. Venez, achetez sans argent, dans cette formule paradoxale est signifiée me semble-t-il notre coopération à l’œuvre du salut. Au-delà de « la grâce à bon marché » il y a « cette grâce qui coûte » dont parlait Dietrich Bonhoeffer. L’avez-vous remarqué ? Ce ne sont pas des pains entiers qui restent dans les douze paniers, mais des morceaux, car seuls les pains partagés nourrissent. Cela seul peut nous rassasier : non pas le pain complet que l’on achète mais le Pain rompu qui nous rachète.
Médiations apostoliques
Mais la part de l’homme ne s’arrête pas là. Les cinq pains et les deux poissons qui nourrissent la foule, sont non seulement apportés mais aussi distribués par des mains humaines. Le Seigneur dit en effet aux disciples : Donnez-leur vous même à manger (Mt 14,16). Le Christ n’a pas voulu se passer de ces intermédiaires apostoliques. Il ne distribue pas lui-même le pain de vie : il se sert des prêtres qu’il a institués pour cela.
Qu’il est beau le ministère des prêtres, chargés par le bon Dieu de nourrir les foules ! Que j’aime ce moment de la messe où le peuple grave s’avance pour recevoir la Vie. Comme il est important que ce soient des ministres ordonnés qui distribuent la communion ! Ils ne sont pas plus dignes que d’autres, bien sûr, mais cependant c’est à eux, et non pas à quelqu’un pris au hasard dans la foule, que le Seigneur confie le soin de donner à manger à son peuple. Que la routine n’émousse jamais en nous, prêtres, la force de ce moment merveilleux où nous donnons Dieu aux fidèles. Qu’il est beau devant nous en procession ce peuple avide ! la ronde des lèvres entrouvertes et des mains accueillantes, bouche à demi fermée du timide, doigts de l’écolier où la trace des feutres multicolores n’a pu être qu’imparfaitement effacée, lèvres empourprées de l’amante, mains rugueuses du travailleur, langue tendue de l’impatient, paume chaste de l’intellectuel : tout un peuple communiant à son Seigneur.
Comme je tremble parfois que nous les prêtres nous abandonnions le cœur eucharistique de notre ministère pour d’autres tâches moins centrales voire plus mondaines … Prenons exemple sur les Apôtres, ils ne peuvent servir ceux qui ont faim que parce qu’ils sont les serviteurs de Celui qui nourrit.
Coopérateurs de Dieu
Le récit de la multiplication des pains illustre de quelle manière nous sommes, selon les mots de saint Paul, les coopérateurs de Dieu (1 Cor 3,9) dans l’œuvre du salut. Le salut acquis sans nous par le Seigneur lui-même ne nous atteint pas sans notre libre consentement et sans la médiation de l’Eglise.
La légende de Saint Amadour exprime cela de manière imagée. Un bandit devait être pendu haut et court. La loi du Royaume stipulait qu’il ne pouvait être sauvé que moyennant une somme de mille ducats. La Reine passant par là fut émue de compassion pour ce pauvre bougre. Elle obtint du Roi qu’il offrit 800 ducats pour payer la rançon. Sur sa cassette personnelle, la Reine donna 150 ducats. Les courtisans, à eux tous réunirent 49 ducats. Il ne manquait donc plus qu’un seul ducat. Hélas ! la somme étant incomplète, la sentence était inévitable. Le bourreau se saisit donc du brigand. Mais tandis qu’il le hissait sur le gibet, une pièce d’un ducat tomba de la poche du condamné. Les mille ducats se trouvaient dés lors réunis : l’homme était sauvé.
Cette histoire veut enseigner que nul n’est sauvé s’il n’y met du sien. S’il ne se trouve sur lui au moins une petite pièce de bonne volonté. Ni les 800 ducats du Christ-Roi, ni les 200 ducats de la Vierge-Marie Reine, ni les 49 ducats du mérite de tous les saints ne suffisent à sauver celui qui ne met pas un peu de soi.
Pélagianisme
Le récit ne doit pourtant pas être pris à la lettre. Il va sans dire que les mérites du Christ sont infiniment surabondants pour sauver le monde entier. Mais si on ne l’allégorise pas notre parabole montre de manière forte que l’homme a une part dans son propre salut. Il doit s’ouvrir au salut que Dieu donne. « Dieu nous a créés sans nous, il ne nous sauvera pas sans nous » dit saint Augustin.
Encore faut-il ne pas tomber dans l’erreur semi-pélagienne en rappelant que notre ouverture au salut est déjà un fruit du salut. "Dans ta lumière, nous voyons la lumière" dit le psalmiste (Ps.36) C’est par grâce que nous nous ouvrons à la grâce. Au torrent de grâce que Dieu déverse sur nous nous pouvons faire barrage. Nous n’avons alors qu’à nous en prendre à nous mêmes si la grâce vivifiante ne nous atteint pas. Mais si le barrage s’ouvre c’est encore sous la poussée de ce déluge que Dieu déverse ; de sorte que nous devons louer la source divine pour la grâce que nous recevons et pour l’ouverture de toutes les écluses de notre cœur !
3. L’homme seul ?
A peine moindre qu’un dieu
La prétention de l’homme de nos jours est de s’accomplir par lui-même. La tentation de « faire son salut » comme on l’entend avec nos moyens et nos seules forces humaines s’accroît précisément avec le pouvoir de plus en plus exorbitant que l’homme acquiert par les sciences et les techniques qu’il développe. Tout bien réfléchi ne serait-ce pas là précisément le projet divin ?
Après tout n’est-il pas dans la logique des choses que l’humanité quitte l’âge où le secours parental et divin est nécessaire ? Au fur et à mesure qu’il grandit, l’enfant gagne légitimement en autonomie. Etre adulte, n’est-ce pas étymologiquement être arrivé au terme (ad ultimum) de son développement ? L’humanité est sortie de l’enfance où elle attendait tout de Dieu pour entrer dans un âge adulte où elle ne doit plus compter que sur elle même, avec une petite visite de temps en temps, par gratitude ou pour faire laver son linge, à ce Dieu à qui elle doit la vie. Arrive un certain moment où ce sont plutôt les enfants qui doivent prendre en charge les parents. C’est plutôt l’humanité désormais qui doit venir en aide à ce Dieu vieilli et qui n’en finit pas de mourir…
La grâce
Le pape François ne cesse de nous en avertir, nous sommes globalement pélagiens. Négligeant le secours divin, nous misons sur nos propres forces, oubliant que sans Dieu notre vie tombe en ruine.
Vous savez, chrétiens, ce qui manque à nos vies : la grâce.
Ah voici, je l’ai prononcé ce foutu mot oublié, ce vocable inusité, ce concept qui fait tout chavirer : la grâce. N’est- ce pas le seul recours ? Sans la grâce tous nos efforts sont stériles, notre vie pesante, notre religion illusoire.
Dans la ville de Province où je passe une partie de mes vacances - de mes brèves vacances, Monseigneur - la municipalité organise chaque été une fête médiévale. Ce dimanche-là les nombreux touristes se joignent aux habitants pour renouer avec le passé prestigieux de la Cité, s’imprégner des us et coutumes et de l’esprit de nos aïeux. On y rencontre des tailleurs de pierre, des chasseurs de sangliers, de nobles guerriers et des princesses en leur château-fort, des sorcières et de joyeux troubadours : une vraie féérie. L’après-midi, rencontrant Monsieur le Maire, je le félicitais pour l’organisation de cet évènement. Vive la fête et bravo aux élus qui font quelque chose ! Mais à cet édile jovial et chaleureux je ne pus m’empêcher de faire remarquer que ce beau festival passait indéniablement à côté de l’esprit du Moyen-Age qu’il prétendait revivre. L’esprit du Moyen-âge nous étions en fait bien peu nombreux à l’avoir vécu le matin même à la messe car l’esprit du Moyen-âge, c’est la foi chrétienne. Aussi tout ce décor de tavernes, de chevaliers et de cotes de mailles, toutes ces animations de ménestrels et de nobliaux n’étaient que, l’apparence, la coquille, l’emballage sans âme d’une époque dont l’essence même resterait étrangère aux béats festivaliers.
La pesanteur et la grâce
Cette fête médiévale ressemblait à cet homme qui va prendre sa douche. Il a pris avec lui tout le nécessaire, la brosse, le savon, la serviette. Il se nettoie, il se frotte, il s’astique en tout sens, il pose tous les gestes requis. Il a simplement oublié l’essentiel, il n’a pas tourné le robinet pour que l’eau l’inonde. Sa douche à sec est parfaitement inutile. Elle s’est réduite à des simagrées lamentables impuissantes à laver, parce que l’eau a manqué. Ainsi en va-t-il d’un festival médiéval sans l’esprit chrétien. Ainsi en va-t-il de la vie chrétienne à qui manque la grâce. Elle n’est qu’une comédie grotesque et dérisoire, impuissante à nous sauver. Alors frères chrétiens, je vous pose avec tout le sérieux nécessaire la question angoissée : A quand remonte votre dernière douche ? Qu’avez-vous fait pour que coule sur vous l’eau de la grâce, toute l’inondation sur vous de la faveur divine ?
On prie bien encore la Sainte Vierge « pleine de grâce », mais chacun d’entre nous vit comme s’il était « vide de grâce », irrémédiablement privé de cet appui et de ce ressort, de ce souffle intérieur. Entre la Pesanteur et la Grâce que décrivait Simone Weil, il n’y a plus ce jeu de contrepoids et d’attraction. Nos existences appesanties sont platement rivées au sol dur et froid d’un matérialisme désespérant. Mon diable, disait Nietzsche, je l’ai trouvé, grave, méticuleux, profond, solennel : c’est l’esprit de pesanteur.
Albatros
Que ce fardeau nous est pesant, en effet, que le Christ dit léger ! Tant de nous endossent douloureusement le christianisme comme un héritage fastidieux. Être chrétien c’est faire ceci, faire cela, ne pas faire ceci et ne pas faire cela. C’est une certaine hygiène de vie peut-être bénéfique mais astreignante. Ou pire : c’est une corvée dont on s’acquitte par acquis de conscience, parce que ça se fait, parce qu’il faut bien, parce que ça a toujours été. Prenez sur vous mon joug, dit le Seigneur, car il est facile à porter (Mt 11,29-30). Comment ce joug est-il léger ? Comme un fardeau qui nous porte. Regarde l’oiseau dit saint Augustin. Ses ailes lui sont un fardeau tant qu’il est terrestre, ses ailes lui sont une aide quand il est céleste, sur terre il porte ses ailes, dans le ciel ses ailes le portent Tant que nous sommes charnels, la loi du Christ nous est dure à porter. Mais si nous sommes nés de l’Esprit elle nous est légère, aérienne. On pense à L’Albatros de Baudelaire, sur la plage ses ailes de géant l’empêchent de marcher, mais sitôt dans le ciel, quelle envolée ! quelle prestance ! quelle aisance !
Ah ! Frères chrétiens, ne nous laissons pas empêtrer par les affaires de ce monde, prenons de la hauteur, le souffle de la grâce nous portera alors et le joug du Christ ne sera plus une charge mais un appui pour déployer toute notre envergure et nous propulser vers notre avenir. Tous nos efforts sont vains, nos sacrifices inutiles, notre religion illusoire, si nous n’y joignons l’accueil du don de Dieu. Sans moi, vous ne pouvez rien faire, dit le Seigneur (Jn 15,5).
C’est la miséricorde que je veux
Coopérer à la Rédemption ne signifie pas pour l’homme faire des prouesses, jouer au héros, accumuler des mérites, mais accueillir humblement la miséricorde. « Il n’est pas question d’effort ni de record mais de Dieu qui s’attendrit »(Rm 9,16). Une belle légende du Moyen-âge illustre cela magnifiquement.
Un preux chevalier voulut s’amender de ses péchés qu’il avait nombreux et considérables. Il vint trouver un moine qui exigea simplement pour sa rémission qu’il allât remplir d’eau un petit baril, un barizel. Dans un premier temps le preux chevalier crut qu’on se moquait de lui. Comment, lui le héros, le fort, le redoutable, avoir cette pénitence enfantine de remplir d’eau un petit baril ! Il s’attendait à des pénitences chevaleresques, à des mortifications athlétiques, à des prouesses ascétiques….Quelle congruence entre les monstruosités confessées et la dérisoire satisfaction qui lui est assignée ? En grommelant notre pécheur s’exécute et va vers la fontaine. Mais il avait beau mettre le seau sous le jet d’eau, le seau ne se remplissait pas. Alors il va vers le ruisseau, la rivière, l’étang, il parcourt les mers, traverse les océans : rien n’y fait. Le baril, obstinément, demeure vide. Exténué, il revient penaud vers le vieux moine en disant : « Je n’ai pas réussi à accomplir ma pénitence. C’est donc que mes péchés sont trop grands, Dieu m’a puni et ne veut pas me les pardonner » et ce disant, la tristesse le gagne, des sanglots lui viennent et voici qu’une larme de ses pleurs tombe dans le barizel qui se trouve instantanément rempli. Alors le vieux moine tout ému dit cette parole de l’Ecriture : « Tu n’as voulu ni offrande ni sacrifice, mais un cœur brisé, un esprit humilié tu les as reçus. »(cf Psaume 51,18-19)
Voici donc le remède prescrit, voici le médicament générique de tous nos maux : une larme de pénitence a plus de poids aux yeux du Seigneur que mille actions d’éclat. Ô belle médecine de Jésus-Christ qui ne demande comme salaire que la guérison de son malade ! Qu’ils semblent dérisoires nos comptes d’apothicaires, quand une larme versée au confessionnal a plus de poids que toutes nos accumulations vertueuses.
L’amour charnel s’agrippe et se cramponne, l’amour pur s’abandonne et se désapproprie. Or pour parvenir au salut, il y a bien des choses dont nous devons être délivrés, à commencer par l’inflation de nous-mêmes. L’Homme délivré de ce qui le retient, l’entrave et l’accapare, c’est ce que nous verrons dimanche prochain en nous posant la question de quoi sommes-nous sauvés ?
Introduction par le père Guillaume de Menthière
A la question : Qui sauve ? La Bible répond sans l’ombre d’une hésitation : Dieu seul. Pas d’autre Sauveur que le Saint d’Israël. Il est ce Bon pasteur parti à la recherche de la petite brebis humanité égarée. C’est lui qui a crevé l’écran et fait tout le trajet pour nous rejoindre. Jésus est précisément ce Dieu en présentiel.
Mais alors si Dieu comble toute la distance, qu’est-il requis de nous ? Pour dire la part de l’homme à son propre salut la théologie catholique a élaboré la doctrine, bien méconnue, du mérite. Parce que nous n’avons aucun droit à être sauvés nous devons le mériter. Évidemment c’est encore la grâce de Dieu qui rend méritoires les œuvres que nous accomplissons pour travailler à notre salut.
Hélas, comme le pape François le rappelle si souvent, nous sommes globalement pélagiens. La tentation de « faire son salut » par nos seules forces humaines s’accroît précisément avec le pouvoir de plus en plus exorbitant que l’homme acquiert par les sciences et les techniques. La grande oubliée dans le monde et dans nos vies : c’est la grâce, ce rayon de la bienveillance divine sans lequel nul salut n’est envisageable.