Texte de la conférence de carême de Notre-Dame de Paris du 28 mars 2021
Le dimanche 28 mars 2021, le père Guillaume de Menthière a donné sa sixième conférence du cycle 2021 sur le thème “L’homme jugé, qui est sauvé ?”.
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Texte de la conférence
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Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux éditions Parole et Silence.
L’homme jugé
Qui est sauvé ?
Comme il est impressionnant le silence de Jésus dans la passion selon saint Marc ! Pas un mot pour sa défense si ce n’est devant Pilate cet énigmatique : c’est toi qui le dis. On attendrait si ce n’est une réponse cinglante à ses accusateurs à tout le moins une parole de justification, une réplique inspirée. Mais rien, le mutisme le plus complet. Déroutant.
Le langage du Christ
Frères et sœurs, qui pourrait prétendre être plus éloquent que le silence du Christ ? Quel langage est plus approprié pour nous instruire ? Toi qui par ta confirmation es devenu prophète du Dieu vivant apprends de ton Seigneur quelle parole est utile. Car saint Jean Chrysostome nous en avertit : ce n’est pas lorsque tu diras Talita Koum ! ressuscitant les morts que tu parleras la langue du Christ. Ce n’est pas lorsque tu diras Lazare, sors ! faisant se lever les cadavres de leurs tombeaux que tu auras l’éloquence du Christ. Ce n’est pas lorsque tu diras Epphata ! rendant l’ouïe aux sourds que ta voix sera celle du Christ. C’est bien davantage quand tu répondras par des bénédictions aux injures dont on t’accablera, quand tu prieras pour ceux qui te persécutent, quand tu offriras ta barbe, tes joues et ton silence à ceux qui te bafouent, quand insulté tu n’ouvriras pas la bouche, quand raillé tu ne répondras rien ; alors, oui alors, tu auras le langage du Christ !
Au seuil de cette grande semaine sainte, l’étonnant mutisme du Christ devant ses juges paraît comme un écrin de silence pour mettre en relief l’effroyable cri vociféré sur la croix. Quelle puissance dans cette unique parole de la neuvième heure : Eloï, Eloï, lama sabachtani, Mon Dieu, Mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? Saint Marc le souligne, Jésus n’a pas prononcé ces mots, il les a hurlés. Il n’a pas récité seulement ce verset de psaume, il a assumé la détresse de tous les laissés pour compte et rassemblant ses dernières forces d’agonisant il a clamé d’une voix tonitruante : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? J’ai beau rugir, le salut reste loin de moi »(Psaume 22,2)
Quelle réponse recevra un tel rugissement ? La suite du psaume le laisse entendre qui parle du rassasiement des pauvres et du rassemblement des égarés.
« Les pauvres mangeront et seront rassasiés, la terre tout entière se souviendra et reviendra vers le Seigneur ».
Que le salut puisse concerner la terre entière, que toute la multitude des créatures finisse par se tourner vers le Seigneur, voilà pourtant qui n’est pas acquis. C’est la question précisément que nous voulons poser en cette dernière conférence : en fin de compte, qui sera sauvé ?
L’idéologie paniste
La question n’est pas nouvelle. Souvenons-nous des disciples dans l’Évangile : "Qui peut être sauvé ?" demandaient-ils avec angoisse devant les exigences effrayantes du Maître (Mt 19,25).
De nos jours, il semble que l’étau se soit un peu desserré. On rencontre rarement des chrétiens qu’habite l’angoisse de leur salut. Il y a peut-être au contraire à redouter chez nos contemporains une certaine "nonchalance du salut" (Pascal). Il est évident que tout le monde sera sauvé, pense-t-on aujourd’hui, puisque Dieu est bon. Michel Polnareff est à peu près le seul Père de l’Eglise qui soit audible et le refrain célèbre de sa chanson n’est plus une galéjade mais bien le premier article d’un catéchisme ambiant. Car si nos contemporains doutent de Dieu, de l’évangile, des miracles, de la Résurrection du Christ, la seule chose qui soit absolument indubitable aujourd’hui c’est qu’on ira tous au Paradis. Notons que la certitude ne porte pas sur le Paradis, car c’est là un article de foi lui aussi sujet à caution. La certitude porte sur le tous. Tout doit être, ne peut être que pour tous aujourd’hui. Le mariage, la 5G, la PMA et aussi le ciel bien entendu. On ne sait pas s’il existe un paradis, mais s’il en existe un il ne peut être que pour tous, selon les injonctions de cette nouvelle idéologie égalitariste que l’on peut bien appeler le panisme. Nous connaissons par cœur l’hymne des infernovacantistes :
On ira tous au paradis, mêm’ moi
Qu’on soit béni, qu’on soit maudit, on ira (…)
Qu’on croie en Dieu ou qu’on n’y croie pas, on ira
Qu’on ait fait le bien ou bien le mal
On sera tous invités au bal
Comme toutes les notions théologiques, le salut est invité à se plier à de nouvelles exigences démocratiques, de type paniste. Il doit être le lot de tous, nonobstant les agissements et les croyances particulières de chacun. Le pluralisme religieux, vécu comme un fait massif de nos sociétés, invite d’ailleurs à ouvrir largement nos perspectives étriquées. Les théologiens sont sommés de ré-interpréter l’Écriture et la Tradition en comblant le fossé qui se creuse de plus en plus entre le salut de tous, considéré comme indubitable et le petit nombre des chrétiens, constaté comme un fait.
Le salut du diable et de ses anges ?
Ce qui est bon et récupérable dans l’idéologie paniste, c’est la conscience d’une communauté de destin. En ces temps où nous sommes gavés de connexions, il serait grave d’avoir perdu le sentiment de cette fraternité qui nous lie les uns aux autres. L’humanité ce n’est pas chacun pour soi dans un sauve-qui-peut affolé. Le pape François le rappelait dans son encyclique Fratelli tutti : personne ne se sauve tout seul, il n’est possible de se sauver qu’ensemble. En 2020, la pandémie nous a confinés chacun chez soi, mais en même temps elle a montré que nos existences sont entretissées et dépendantes aussi bien de la caissière du supermarché que de l’infirmière comme de l’agriculteur ou de l’éboueur. Saint Joseph, le patriarche du silence, cet homme de l’ombre, met paradoxalement en lumière ces êtres obscurs qui en deuxième ligne, en deuxième rideau, en sous-main, jouent un rôle indispensable dans la société. Le glorieux gardien de la sainte Famille, pour taiseux et caché qu’il ait été, accomplit une tache irremplaçable dans l’histoire du salut.
Jusqu’où doit s’étendre cette solidarité ? Ne concerne-t-elle que les êtres humains où recouvre-t-elle aussi tout l’univers créé ? En particulier le monde animal et le monde angélique ont-ils part à ce salut commun ?
La belle fraternité des créatures a déjà été écornée, j’allais dire encornée, par le diable fourchu et ses démons. Le péché des anges(2 P. 2,4) est par nature irrémissible. Il ne fait aucun doute que le châtiment éternel soit réservé au Diable et à ses anges. C’est le caractère irrévocable du choix des anges et non une déficience de la miséricorde divine qui fait que le péché des démons est sans rémission possible.(cf CEC n°393) . Il n’y a pas de repentir pour eux après la chute, comme il n’y a pas de repentir pour les hommes après la mort. Il est inutile d’espérer un salut pour Satan ou de prier pour la conversion des démons ! Leur damnation est tout aussi irrévocable que la félicité des anges bons est assurée.
Mais soyons francs : je connais peu de chrétiens que le salut des anges préoccupe outre mesure. En revanche les enfants du catéchisme supporteraient difficilement aujourd’hui que leur petit chien ou leur hamster échappassent à la Rédemption universelle. Combien de fois quelques chers écoliers ne m’ont-ils pas sommé de prier pour la santé déficiente d’un chaton ou pour le salut d’un vieux caniche mort entouré de l’affection de toute une famille. Car par un paradoxe qui devrait quand même nous alerter, ce que de rigides prescriptions sanitaires empêchent pour les humains, l’idéologie animaliste le promeut pour les animaux. Beaucoup d’entre nous pourrait rêver aujourd’hui de mourir comme des chiens…
Y-a-t-il un salut du monde animal et matériel ?
Ces dérives sociétales nous obligent à tout le moins à nous intéresser à un salut qui dépasse les couches spirituelles de la création pour atteindre aussi tout l’univers du vivant et peut-être même, pourquoi pas, le monde matériel. Certes l’Ecriture ne nous renseigne guère sur le sort éternel des animaux. Elle laisse entrevoir la venue d’une création réconciliée où le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau etc…( Is 11,6-8). Les bêtes sauvages, les chacals et même ces gourdes d’autruches, honoreront le Seigneur !(Is 43,20). D’ailleurs dans l’épisode du déluge, l’Arche du salut ne recueille pas seulement les huit membres de la famille de Noé, mais aussi des représentants de toutes les races d’animaux, purs et impurs.(cf Gn 7,2). Dans l’arche, vraie figure du paradis, coexistèrent effectivement le loup avec l’agneau ! On ne sait rien d’ailleurs de la cohabitation de cette immense ménagerie durant 40 jours ! Origène se livre à des calculs déroutants sur la quantité de nourriture nécessaire pour nourrir toutes ces bestioles et sur la place réservée à leurs déjections….Loin de ces considérations scatologiques la Bible nous montre en l’arc-en-ciel post-diluvien le signe de l’Alliance que Dieu conclut expressément avec les hommes et « avec tous les êtres animés : oiseaux, bestiaux, toutes bêtes sauvages bref tout ce qui est sorti de l’arche, tous les animaux de la terre. »(Gn 9,10) Le psalmiste le chante émerveillé : Tu sauves, Seigneur, l’homme et les bêtes : qu’il est précieux ton amour ô mon Dieu ! (Ps 36,7-8)
Nous ne pouvons guère en dire davantage. La perspective d’une création nouvelle laisse entrevoir une rédemption qui s’étende au-delà du monde spirituel vers le monde matériel. N’est-ce pas justice ? Toute la création a subi les conséquences du péché des anges et du péché des hommes, n’est-il pas dans l’ordre qu’elle bénéficie également du salut ? Selon l’expression de saint Paul, c’est : toute la création qui gémit en travail d’enfantement.
Dans l’immense œuvre du salut, l’homme joue, bien évidemment un rôle charnière, car il est un être à la fois spirituel et matériel. Contrairement aux êtres purement spirituels, il n’est pas encore définitivement fixé dans son état. Sa déchéance n’est pas irrémédiable comme l’est celle des démons. Mais à l’inverse du monde purement matériel, il a un rôle à jouer dans sa perte ou son salut. La question se précise alors : y aura-t-il des êtres humains qui seront damnés ?
Il n’y a pas un seul être humain pour le salut duquel Jésus ne soit mort et cependant il n’est pas garanti que tous parviendront effectivement au salut. Cela ne provient pas d’une insuffisance dans la valeur du prix versé, mais cela vient par la faute de ceux qui demeurent infidèles(…) Car la coupe du salut des hommes avait en soi de quoi être utile à tous : mais qui n’y boit pas n’est pas guéri.
L’Enfer est le nom du néant ?
A vrai dire nos contemporains ne se posent même plus la question de la damnation, persuadés qu’ils sont que le riant Concile Vatican II a heureusement mis fin à ces dogmes d’épouvante. Comme l’a souligné l’historien américain Arthur Mann l’évaporation de l’enfer dans l’imaginaire catholique est l’évènement à la fois le plus négligé et le plus déterminant de l’après-Concile.
Il faut vraiment se livrer à de pénibles contorsions exégétiques pour expliquer comme purement symboliques et ne correspondant à rien dans la réalité les passages si nombreux et si expressifs dans lesquels l’Écriture parle du châtiment des réprouvés. Si l’on reproche quelquefois au dogme catholique un fondement peu clair dans les Ecritures, le châtiment éternel des damnés bénéficie quant à lui, impossible de le nier, d’une base scripturaire extrêmement solide.
Jugement dernier
Vous la connaissez cette grande page de Matthieu qui montre le Christ revenant nimbé de splendeur pour le grand discernement final : Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs (Mt 25,31-32). J’ai souvent constaté avec des groupes de paroissiens que la lecture de cette très célèbre page biblique provoquait plutôt le trouble et le malaise que la joie d’une bonne nouvelle. Pourtant il y a dans ce récit du Jugement dernier bien des éléments qui devraient nous réjouir. J’en relève au moins trois : dissymétrie, disproportion, discernement.
Dissymétrie
Aux brebis le Roi dit : Venez les bénis de mon Père, mais aux boucs il dit : Éloignez-vous maudits. Notons qu’il ne dit pas : les maudits de mon Père. Il n’ajoute pas de mon Père, car le Père ne sait que bénir. La malédiction qui repose sur les boucs n’a pas d’autre cause qu’eux-mêmes, elle n’est pas le fait de Dieu. C’est leur malignité propre, et leur impénitence qui leur ont attiré cette malédiction si effroyable.
Les brebis reçoivent en héritage le Royaume qui a été préparé pour eux depuis la fondation du monde. Ce n’est pas en dernière minute que le Père a bricolé une récompense pour ses élus. C’était son projet initial, mûri dès l’origine, désiré au commencement. Dieu voulait associer à son bonheur les hommes qu’il a créés. Il les a prédestinés à être pour lui des fils adoptifs dans le Christ.(Ep 1,5)
Il en va différemment du châtiment des boucs. Ils ne sont pas jetés dans un lieu de torture que le Père aurait symétriquement préparé comme le contre-pied du Royaume. Un dieu pervers n’a pas attisé les flammes de l’enfer et mijoté depuis des siècles quelques supplices pour la méchanceté prévisible des humains. Non ! le feu éternel n’était pas fait pour les humains. Dieu ne nous a pas réservés pour sa colère, mais pour entrer en possession du salut par notre Seigneur Jésus-Christ (1 Th 5,9).
Voilà bien une dissymétrie éclatante. Quand il parle du Royaume bienheureux, le Roi dit expressément qu’il a été préparé pour ceux qu’il y fait entrer ; mais lorsqu’il parle des flammes qui ne s’éteindront jamais, il ne dit pas qu’elles ont été préparées pour les hommes damnés. Ce n’est point moi, dit-il, qui vous ai préparé ces feux. Je vous ai bien apprêté un Royaume, mais ces flammes ne vous étaient pas destinées. C’est vous seuls que vous devez accuser de votre malheur, vous êtes précipités dans des abîmes qui n’étaient pas faites pour vous.
Disproportion
Il n’y a pas de symétrie entre le sort bienheureux des uns et la destinée misérable des autres. Il n’y a pas davantage de proportion entre ce qui est demandé et ce qui est offert aux élus. Entre les exigences imposées pour entrer dans le Royaume et le bonheur qu’on y goûte. Saint Jean Chrysostome fait remarquer en effet la mansuétude du Christ notre Roi. Notre Juge ne nous prescrit que des devoirs bien faciles et légers. Il ne dit pas : « j’étais malade et vous ne m’avez pas guéri, j’étais en prison et vous ne m’avez pas libéré » ; non simplement il quémande pour ces pauvres une visite, un regard, une attention. Vous n’êtes même pas venus jusqu’à moi, dit-il aux maudits, vous n’avez pas esquissé le moindre geste, vous n’avez rien fait ! Ah ! vous êtes bien désignés par cet animal lascif et puant qu’est le bouc. Les brebis donnent de la laine pour vêtir celui qui est nu, du lait pour abreuver celui qui a soif, de la viande pour nourrir celui qui a faim, des agneaux pour obtenir l’apaisement du sacrifice, elles sont fécondes tandis que les boucs, eux, sont parfaitement improductifs. Comme ces damnés qui ne font rien, qui n’ont pas une œuvre bonne à leur actif.
Et dire qu’un seul verre d’eau pour celui qui a soif ne perdra pas sa récompense (Mc 9,41) ! Quel contraste entre ce qui est requis sur terre et ce qui est acquis dans le ciel. Aucune comparaison entre le labeur et le salaire.
Discernement
Au dernier jour aura lieu la séparation des boucs et des brebis. Les mots jugement, ségrégation, discrimination sont aujourd’hui difficilement audibles. Au point qu’on accuse quelquefois l’Église, d’être cette marâtre qui a forgé ces concepts pour faire tenir tranquilles des enfants apeurés. Mais tout lecteur honnête de l’évangile doit reconnaître que le Seigneur lui-même enseigne ce partage, cette séparation drastique, ce couperet acéré qui opérera un irrémédiable discernement. Les solidarités et les affections humaines ne résisteront pas à ce tranchant. Si le dernier jour devait trouver deux hommes aux champs, quoiqu’ils œuvrassent pareillement, l’un serait pris l’autre laissé. Si deux femmes coopéraient au moulin, quoiqu’elles moulussent ensemble, l’une serait prise et l’autre laissée (Mt 24,40-41). La ligne de partage ne sera pas intérieure à chacun, comme d’aucuns l’interprètent quelquefois. Ce n’est pas un scalpel chirurgical qui opèrera l’ablation du mauvais en chaque cœur. Ce n’est pas une séparation du mal et du bien dans l’intime des personnes. C’est la ségrégation des élus et des damnés.
Personne ne sera sauvé si ce n’est par une miséricorde indue, et personne ne sera condamné si ce n’est par un jugement dû. Parce qu’il est bon, Dieu peut nous sauver sans que nous l’ayons mérité ; parce qu’il est juste, Dieu ne peut nous condamner sans que nous l’ayons mérité. Personne n’accède au salut à bon droit ; personne ne va en enfer si ce n’est à bon droit.
Dieu seul est Juge. Si l’Eglise se prononce quelquefois sur le sort bienheureux de tel ou tel de ses enfants, elle n’a jamais en revanche déclaré la damnation éternelle d’aucun homme. Elle n’entame pas de procès en « maléfication » qui serait le correspondant négatif des procès de béatification. Nous savons que certains ont été sauvés, nous craignons que certains ne se soient damnés
Et Judas ?
Et Judas ? me direz-vous. Il y a dans la figure biblique du traître, une sorte de cas limite qui pourrait bien nous instruire sur l’universalité du salut et la possibilité de s’y soustraire.
Est apparue, ces dernières années, nous ne pouvons l’ignorer, une certaine tendance à innocenter Judas, à lui trouver toutes sortes d’excuses, à le plaindre, à émousser sa responsabilité et la gravité de son crime. N’y a-t-il pas quelque chose d’étrange dans les prétentions contemporaines à propulser au paradis pour des raisons prétendument évangéliques celui que l’évangile nomme un démon(cf Jn 6,70) et un fils de perdition ? En disant cela on ne prétend pas spéculer sur le sort éternel de Judas, mais on prétend ne pas se dispenser de trembler à la seule idée d’être un Judas soi-même, tombé au pouvoir du Mauvais.
Le mystère s’épaissit davantage quant au sort éternel de Judas si l’on tient compte que selon l’Évangile, il fut pris de remords et s’en alla se pendre. (Mt 27,3-5) On rapporte l’anecdote de cette dame catéchiste qui expliquait aux enfants la différence sur ce point entre Judas qui se pendit et Simon-Pierre qui pleura amèrement et fut pardonné par le Seigneur de son triple reniement. Le traître n’a-t-il pas supprimé avec sa vie la possibilité même de recevoir la miséricorde de son Maître ? N’est-ce pas son désespoir qui est coupable ? N’aurait-il pas mieux fait d’imiter Pierre en s’ouvrant au pardon ?
— Oh bien, moi, rétorqua un enfant, si j’étais Judas, je serais allé me pendre !
— Mais non enfin ! s’écria la catéchiste effarée, tu n’as rien compris, voyons, Jésus aurait certainement pardonné à Judas comme il a pardonné à Pierre.
— Si, si, continue l’enfant buté, moi à la place de Judas, je serais allé me pendre.
La catéchiste stupéfaite ne sait que répondre devant tant de sèche obstination mais l’enfant espiègle ajoute aussitôt :
— moi si j’étais Judas, je serais allé me pendre au cou de Jésus …
O bienheureuse ruse de l’enfance ! qui dira mieux l’insondable miséricorde du Sauveur, l’étreinte de Jésus qui pardonne, celle-là même dont nous faisons si souvent l’expérience, au confessionnal ! Père saint garde-moi du Mauvais, sors toi-même à ma recherche si je me suis égaré, et jette-toi à mon cou (cf Luc 15,20) lorsque je reviens à toi comme un Fils prodigue !
Espérer pour tous
Le grand théologien Hans Urs von Baltasar a cherché une façon de concilier la réalité consistante de l’enfer, dogme de foi, avec la possibilité d’un salut universel. D’où sa thèse selon laquelle on doit maintenir l’enfer comme une possibilité réelle pour soi tout en escomptant que tous seront sauvés. Il faut, écrit le théologien suisse, “espérer pour tous” parce que je ne pourrais jamais supposer que la damnation d’un autre est plus vraisemblable que la mienne.
Le petit nombre des élus
Avouons-le, de nos jours envisager l’existence d’un seul homme damné fait déjà scandale. Alors que dire s’il s’avérait que la damnation ne fût pas seulement une malencontreuse exception, un raté, un pourcentage minime de perte mais le lot de la majorité des hommes ?
Force est de constater que les Écritures n’apportent aucune garantie sur le salut d’une grande part de l’humanité. L’Évangile suggère même si bien le contraire, que la quasi totalité des Pères et des théologiens, aussi bien grecs que latins, durant près de vingt siècles, ont enseigné sans coup férir la doctrine du petit nombre des élus. Saint Jean Chrysostome, par exemple, qui a tant prêché la miséricorde infinie de Dieu pouvait interroger les chrétiens de Constantinople en disant : Combien y en a-t-il, selon vous, dans notre ville qui obtiendront le salut ? Les paroles que je vais faire entendre sont pénibles, toutefois je les dirai : parmi tant de milliers d’hommes, il n’y en a pas cent qui seront sauvés. Et encore je ne suis pas sûr de ce nombre… Voilà des statistiques fort peu engageantes…
La doctrine du petit nombre des élus était si communément répandue et admise que l’illustre Lacordaire provoqua l’émoi de son auditoire lorsqu’en 1851 il proclama qu’on pouvait légitimement escompter que le grand nombre serait sauvé ! C’était ̶ laissez-moi vous le dire avec une lueur de contentement que vous me pardonnerez ̶ au cours d’une conférence de carême de Notre-Dame de Paris. Dieu n’aurait-il donné son sang, disait l’illustre orateur, que pour glaner le long des siècles quelques âmes éparses, laissant le reste, troupeau perdu dans l’iniquité, s’en aller, par phalanges pressées, grossir l’abîme qu’habitent les pleurs et les grincements de dents, un feu qui ne s’éteindra jamais, et le ver qui ronge toujours ? Stupeur : il n’était donc pas acquis que les humains en leur majorité dussent être damnés ? Aujourd’hui, j’en suis sûr, l’indigne successeur de Lacordaire provoque une seconde vague d’incompréhension semblablement indignée et presque diamétralement contraire s’il s’enhardit à enseigner qu’il n’est quand même pas certain qu’absolument tous les hommes soient sauvés…
Beaucoup d’appelés, peu d’élus
Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus, dit notre Seigneur (Mt 22,14). Une parole si manifeste fait-elle du petit nombre des élus un dogme de foi ? Si les siècles précédents ont pu le croire, le nôtre les récuse et il faut concéder que la question est libre et non tranchée par l’Église. Si le Royaume des cieux se compare à un champ cultivé où croissent ensemble le bon grain et l’ivraie, ne faut-il pas admettre que l’ivraie n’est qu’une exception et ne saurait devenir la règle sans remettre en cause l’habileté du cultivateur qui est Dieu même (Mt 13, 24-43) ? S’il est un filet que l’on tire sur le rivage plein de bons et de mauvais poissons, quel piètre pêcheur a déjà vu dans sa nasse moins de bons poissons que de mauvais (Mt 13,47-50) ? S’il est ce festin de noces dont l’un des convives est exclu pour tenue inadéquate, ne voit-on pas que ce marginal n’est qu’un cas rare dans une foule d’invités assez convenablement vêtus (Mt 22,1-14) ? Le Seigneur connaît les siens (2 Tm 2,19). Assurément l’Écriture ne donne pas le pourcentage, et encore moins la liste des élus. Le voyant de l’Apocalypse parle d’une foule que nul ne peut dénombrer (Ap7,9), non seulement parce qu’en fait elle est quantitativement très importante, mais aussi parce qu’en droit nous n’avons pas à spéculer sur des chiffres.
Au terme de la parabole des ouvriers de la onzième heure, Jésus prononce aussi la sentence : Il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus (Mt 20,16, vulgate). Or nous voyons que tous les ouvriers de la vigne, quel que soit l’horaire de leur embauche, reçoivent un même salaire. La sentence du Seigneur ne peut donc vouloir dire qu’il y a peu de sauvés. Mais qu’à la multitude des appelés, travaillant depuis l’aube, s’ajoute un petit nombre d’élus de la dernière heure.
Pourtant, il faut bien le constater, on trouve aussi dans les évangiles des propos fort peu engageants sur la difficulté d’accès au salut et le petit nombre de ceux qui y parviennent. Lorsqu’on demande au Christ : "Seigneur, est-ce le petit nombre qui sera sauvé ?" Il répond "Luttez pour entrer par la porte étroite, car beaucoup, je vous le dis, chercheront à entrer et ne pourront pas. »(Luc 13,23) Jésus multiplie les images pour persuader ses auditeurs de la difficulté d’être sauvés : il faut entrer par la porte étroite, prendre le chemin escarpé, avoir la robe de noce, garder sa lampe allumée, porter du fruit, avoir de l’huile en réserve etc… Tous ceux qui ne satisfont pas ces conditions draconiennes sont implacablement jetés dehors, dans les ténèbres extérieures, là où il y a des pleurs et des grincements de dents… Le Christ ne cache aucunement d’ailleurs que le nombre de ceux qui remplissent toutes les exigences du salut est très limité : « Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent ; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent. »(Mt 7,13-14)
Il faut sans doute avoir égard aux circonstances dans lesquelles ces paroles furent proférées. Retiré avec les siens sur une montagne de Galilée, le Christ, quand il les prononça, n’avait autour de lui qu’une poignée de disciples choisis tandis qu’une multitude, restée dans la plaine, n’avait point encore entendu sa voix. Il décrivait la situation présente d’un Royaume encore méconnu, délaissé et difficile d’accès tant que sa croix n’avait, pour ainsi dire, percé le ciel. Mais aussitôt qu’il jeta par delà sa mort son regard sur les siècles à venir, il y vit les foules qui se pressaient à la prédication de l’Évangile, il y contempla un peuple immense ramassé sous la bannière de la croix et il s’écria : quand j’aurais été élevé de terre, j’attirerai tout à moi (Jn 12,32)
Qui oserait mésestimer la force de cette attraction ? Quel obstacle lui opposer sinon l’obstination forcenée de notre liberté pervertie ? Bien téméraire celui qui croit gagner le ciel par sa perfection morale ou l’élévation de ses vertus, mais bien impie celui qui ignore la puissance de la grâce !
Rien n’est impossible à Dieu
Après la rencontre du jeune homme riche, le Seigneur déclare à ses disciples : « Mes enfants, comme il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le chas de l’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu ! »(Marc 10,24-25 //). Un chameau, un chameau commente effaré saint Augustin, mes frères si nous lisions un puceron, ce serait déjà l’impossibilité ! Expliquons si l’on veut que les cordages de marins étaient appelés des chameaux parce qu’ils étaient fabriqués avec les poils de ce gros mammifère bossu, la comparaison semblera certes, moins saugrenue, mais le passage sera toujours aussi impossible. Qui fera passer une corde dans le minuscule orifice qui ne convient qu’à un fil ? Les conditions d’accès semblent à ce point exorbitantes que les disciples s’écrient abasourdis : Mais alors qui peut être sauvé ? Le Seigneur répond : Pour les hommes, impossible, mais non pour Dieu : car tout est possible pour Dieu.(Marc 10,27//)
Cette réponse du Seigneur n’a rien d’évasive. Elle nous engage à tourner nos regards, non pas vers nos piètres capacités mais vers la magnanimité de Dieu. Si le nombre des élus est incertain, ce qui ne l’est pas c’est la bonté de Dieu et le prix qu’il a payé pour notre salut. Qui croirait que tant d’amour uni à tant de pouvoir reste sans effet ? S’il est écrit que dix justes auraient suffi à ce que Dieu pardonnât toute une ville réprouvée, que ne pourra la cohorte des saints dont l’Église s’honore ? L’humble ascèse d’une sœur de charité ne sera-t-elle pas dans les balances éternelles un contre-poids suffisant pour épargner des cités moins damnables que Sodome ? Une âme sainte suffit à Dieu pour faire barrage aux armées de l’iniquité. Le psalmiste a chanté cette voix des tout-petits, rempart que le Puissant oppose à l’Adversaire (Ps 8,3).
N’allons pas pour autant, frères et sœurs, nous enhardir de présomption, estimant le salut facile et la partie jouée d’avance. A la petite Bernadette de Lourdes, la Belle Dame de Massabielle avait promis le ciel. Aussi un missionnaire disait à la jeune voyante : vous êtes bien heureuse que la sainte Vierge vous ait donné l’assurance d’être sauvée. Mais pleine d’aplomb théologique celle qui n’avait pas su assez de catéchisme pour faire sa communion répliqua finement : Oh ! Monsieur l’Abbé, j’irai au Ciel, si je fais comme il faut ! Ah oui ! faisons comme il faut, travaillons avec crainte et tremblement (Ph 2,12) à notre salut éternel en priant Dieu que tous nous veuille absoudre, pour parler comme le poète François Villon.
Et moi ?
Car notre salut personnel non plus n’est pas assuré. Nul, sauf révélation spéciale, ne peut avoir ici-bas la certitude subjective d’être du nombre des élus. Il faut pour cela persévérer jusqu’à la fin dans l’état de grâce. Or personne ne peut savoir, d’une absolue certitude, s’il est ou non hic et nunc en état de grâce. On connaît à ce propos, la très célèbre réponse de sainte Jeanne d’Arc à ses juges : Si je n’y suis, Dieu m’y veuille mettre ; si j’y suis, Dieu m’y veuille garder. A bien plus forte raison nul ne peut savoir s’il persévèrera jusqu’à la fin dans la grâce. L’Église enseigne que la persévérance finale est un don spécial de Dieu qu’il faut demander dans la prière. Celui qui aura tenu bon jusqu’au bout, c’est celui qui sera sauvé (Mt 24,13 ; cf Mt 10,22). C’est par notre persévérance que nous sauverons nos vies (Luc 21,19).
Nous ne savons donc rien d’assuré et de définitif sur notre sort éternel. N’y a-t-il pas cependant certains indices qui, sans nous fournir une certitude absolue, nous permettent de supposer néanmoins, avec une bonne probabilité, que nous persévèrerons jusqu’à la fin ? Existent-ils des symptômes d’un bon état général qui donneraient comme une certitude morale de notre fin heureuse ? Peut-il y avoir des signes de prédestination au salut ? Les Pères de l’Église en ont évoqué quelques-uns d’après les Écritures. Ils ont énuméré comme signes engageants : la patience dans les adversités ; le goût de la Parole de Dieu ; la miséricorde à l’égard des pauvres ; l’amour des ennemis ; l’humilité…
La dévotion à Marie
Ces signes pour positifs qu’ils soient ne doivent pas cependant nourrir la présomption. Il ne s’agit pas de minimiser le péché, mais au contraire, en ayant claire conscience de la gravité du péché, d’admirer la puissance de la Miséricorde qui nous le remet. L’homme n’est pas appelé à cultiver la certitude de son salut mais la certitude de l’amour de Dieu. Pourtant les Pères ajoutaient aux marqueurs ordinaires d’une vie de grâce un dernier élément qu’il me plaît de rappeler : la dévotion envers la Vierge Marie, le recours à Celle que l’on prie sans relâche pour l’heure de notre mort. Saint François de Sales persuadé en sa jeunesse d’être voué à l’enfer, ne dut qu’à Notre-Dame-de-Bonne-Délivrance d’être libéré de ses angoissantes terreurs. On sait quelle suavité et confiance elle versa dans ce cœur prédestiné. Quand une jeune lorraine Eugénie Milleret, voulut prendre l’abbé Théodore Combalot comme directeur de conscience, le premier entretien tourna court :
— Avez-vous une dévotion mariale, demanda abruptement l’abbé.
— Pas trop, répondit honnêtement Eugénie…
— Alors on ne peut rien faire de vous….
Cette réponse sèche et cinglante fut un détonateur dans la vie de celle qui deviendra sainte Marie-Eugénie de Jésus, la fondatrice des religieuses de l’Assomption. Elle nous invite à prendre chez nous Notre-Dame. Car la Vierge par qui Dieu fut introduit dans le monde est aussi celle qui nous introduira dans le ciel. Aussi avec la liturgie de l’Église laissez-moi invoquer pour finir la Porte du ciel toujours ouverte, l’Étoile de la mer, le Refuge des pécheurs. Que mon âme se réfugie sous le manteau miséricordieux de la Vierge Marie et s’épanche en lui disant avec le poète :
Dame du ciel, régente terrienne
Impératrice des infernaux rebuts
Recevez-moi, votre humble chrétienne
Que comprise soye entre vos élus
Ce nonobstant qu’oncques rien ne valus
Les biens de vous, ma Dame, ma maîtresse
Sont trop plus grands que je ne suis pécheresse
Nulle âme n’escompte sans quérir vos largesses
Ne voir les cieux à son trépas s’ouvrir
Croyez-en bien, je ne suis pas menteresse
En cette foi je veuille vivre et mourir.
Introduction par le père Guillaume de Menthière
Nos contemporains doutent de Dieu, de l’Évangile, des miracles : la seule chose qui soit absolument indubitable aujourd’hui c’est qu’on ira tous au Paradis. Notons que la certitude ne porte pas sur le Paradis, article de foi lui aussi sujet à caution, mais sur le tous. Tout doit être, ne peut être que pour tous aujourd’hui. Le mariage, la 5G, la PMA et aussi le ciel bien entendu.
Jusqu’où va ce tous ? S’étend-il à Satan dont le sort est pourtant, selon la foi catholique, définitivement scellé ? Faut-il y inclure mon petit chien, les animaux, le monde végétal et tout l’univers créé ?
Ce qui est indubitable c’est que Dieu veut le salut de tous les hommes. Qu’adviendra-t-il des obstinés qui refusent ce salut ? Seront-ils anéantis comme certains le prétendent ou connaîtront-ils un châtiment éternel comme l’enseignent les Ecritures ? Le récit du Jugement dernier laisse entrevoir qu’un discernement sera opéré selon la conduite de chacun. Peut-on espérer que tous seront du bon côté et que l’Enfer sera vide ? Mais n’a-t-on pas enseigné durant des siècles la doctrine du petit nombre des élus ? Lacordaire choqua son auditoire lorsqu’il prétendit que l’immense majorité de l’humanité serait sauvée. Son indigne successeur heurtera à son tour les fidèles s’il laisse entendre qu’il n’est quand même pas acquis que nul ne soit damné. Loin de la certitude présomptueuse de notre salut, confions-nous à la miséricorde certaine du Seigneur et prions Dieu que tous nous veuille absoudre.