Conférence de carême de Notre-Dame de Paris : “Itinéraire musical à Notre-Dame de Paris”
Le dimanche 16 mars 2025, Sylvain Dieudonné, professeur de Chant grégorien et directeur artistique, a donné la deuxième conférence du cycle “Notre-Dame, Reine de la Paix… du Magnificat à l’Apocalypse”.
Sylvain Dieudonné est professeur de Chant grégorien au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris et directeur artistique de l’Ensemble Pérotin le Grand. Il enseigne également à l’Institut Catholique de Paris (Institut Supérieur de Liturgie). Il est responsable du département de Chant grégorien et Musiques médiévales.
Avec la participation de l’ensemble Pérotin le Grand.
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Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences seront publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux Éditions Saint-Léger.
Le Magnificat, modèle de la prière chantée de l’Église
Notre-Dame au cœur de la cité
Nous sommes à Notre-Dame de Paris le 11 avril 1389. Au petit matin de ce jour des Rameaux, les chanoines de la cathédrale se rendent en silence à l’église Sainte-Geneviève-du-Mont. Sur place, l’évêque de Paris bénit les palmes et un chanoine de Sainte-Geneviève lit l’Évangile. Après l’homélie, on fait une procession au cours de laquelle on chante plusieurs antiennes narrant l’épisode évangélique des rameaux. À la suite du peuple de Jérusalem, on acclame alors le Christ :
Hosanna, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur…
En cours de route, sur la montagne Sainte-Geneviève, figurant le mont des Oliviers, le cortège s’immobilise pour une première station. Avec le Christ, nous pressentons alors l’imminence de la Passion. La foule en liesse qui, avec des palmes, acclame le Messie, semble laisser place, dans le répons Circumdederunt me, à
des hommes de mensonge qui m’environnent, qui sans raison me blessent avec des fouets !
Avec le Christ, nous devons alors garder espoir :
Seigneur mon Défenseur, délivre-moi, ma détresse est proche et personne ne vient à mon secours !
Mais « notre secours est dans le nom du Seigneur qui a fait le ciel et la terre ».
Une deuxième station a lieu à l’entrée de l’île de la Cité, devant les portes closes du Petit Châtelet. Là, quatre enfants de la Maîtrise, dialoguant avec un chantre, entonnent l’hymne Gloria laus :
Gloire, louange et honneur à toi, Christ Roi Rédempteur, pour qui le cortège des enfants a dévoilé un pieux “Hosanna”.
La procession entre alors dans la cité de Paris en chantant le répons Ingrediente :
Comme le Seigneur entrait dans la cité Sainte, les enfants des Hébreux annonçaient la résurrection de la vie.
La cité de Paris représente Jérusalem qui, au sens spirituel, est la Jérusalem céleste – raison pour laquelle la résurrection est ici évoquée. Un prisonnier est alors libéré et suit le cortège jusqu’à la cathédrale , signe du péché vaincu par la mort et la résurrection du Christ.
En pénétrant dans l’édifice, on chante une antienne à Marie, composée de quelques versets du Cantique des cantiques, Tota pulchra es amica mea : « Tu es toute belle, mon amie, et il n’y a pas de souillure en toi. »
La voix des chantres, retrouvant l’acoustique du lieu, est alors comme enveloppée, adoucie, emplie de suavité. Selon le texte de l’antienne, tous les sens sont en éveil : le goût, « tes lèvres distillent le miel » ; l’odorat, « l’odeur de tes parfums est sur tous les aromates » ; l’ouïe, « la voix de la tourterelle est entendue sur notre terre ». Le printemps est également évoqué : « Déjà l’hiver est passé, la pluie a disparu et s’en est allée : les fleurs sont apparues. » L’antienne se conclue par une exhortation à hâter le pas : « Lève-toi vite, mon amie, viens du Liban, viens, tu seras couronnée ! »
Cet appel à la promptitude nous renvoie à l’épisode de la Visitation lorsque, ayant appris de l’ange que sa cousine Élizabeth était enceinte, Marie « se mit en route et se rendit avec empressement dans une ville de la région montagneuse de Judée ». Élizabeth la reconnaît comme étant la mère du Messie, et Marie entonne le Magnificat :
Magníficat * ánima mea Dóminum.Mon âme magnifie le Seigneur.Et exultávit spíritus meus * in Deo salutári meo.Et mon esprit exulte de joie en Dieu mon Sauveur.Quia respéxit humilitátem áncillæ suæ, * ecce enim ex hoc beátam me dicent omnes generatiónes.Il s’est penché sur son humble servante ; désormais, tous les âges me diront bienheureuse.
– Audition : Antienne Tota pulchra es.
La présence spécifiquement parisienne de cette antienne entre la procession des Rameaux et la messe de la Passion a de quoi étonner, tant elle semble décalée dans ce contexte liturgique. Pourquoi une telle expression de la beauté, en ces jours où le Christ est défiguré ? Nous pouvons l’entendre comme une pause, agrémentée d’un acte de dévotion mariale. Marie nous accompagne dans notre cheminement spirituel : elle était présente lors de la Passion, et très certainement lors de l’accueil triomphal de Jésus à Jérusalem.
Le culte du peuple de Dieu envers Marie… – nous dit le Concile Vatican II – réalise ses propres paroles prophétiques (contenues dans le Magnificat) : Toutes les générations me diront bienheureuse…
Mais le bonheur de Marie vient de Dieu : le Puissant fit pour moi des merveilles… et il retourne à Dieu par la louange de son nom : Saint est son nom !
À travers l’honneur rendu à sa mère – continue le Concile –, le Fils pour qui tout existe et en qui il a plu au Père éternel de « faire habiter toute la plénitude » , peut être comme il se doit connu, aimé, glorifié et obéi dans ses commandements.
Dans la cathédrale, Marie est toujours représentée avec son Fils qu’elle révèle au monde.
Lorsque, pour la première fois depuis cinq ans et demi, je suis entré dans Notre-Dame, par le grand portail, le sens de l’antienne Tota pulchra es m’est apparu sous un jour nouveau. Je me suis dit alors qu’il fallait contextualiser la procession. Arrivant par la rue Neuve-NotreDame, la façade de la cathédrale semble surgir de terre : Surge propera, amica mea, (Lève-toi vite, mon amie), nous dit l’antienne. Nous sommes à la fois saisis par l’émerveillement et diligemment invités à entrer.
Tota pulchra es, amíca mea ! Oui, cette cathédrale est, aujourd’hui peut-être plus que jamais, toute belle ; et elle nous ouvre un chemin de paix.
Notre-Dame de Paris est un écrin magnifique, image pour notre temps de la beauté de Marie, mère de Dieu et mère de l’Église, temple de Dieu qui a reçu, abrité et protégé en son sein le Verbe de Dieu. Et macula non est in te (et il n’y a pas de souillure en toi) ! Peut-être est-ce aussi cela qui, au-delà de l’inquiétude et de la souffrance générées par le feu destructeur d’un joyau de notre patrimoine artistique, a profondément blessé lors de l’incendie du 15 avril 2019. Cet écrin, censé représenter l’Immaculée, a violemment été défiguré, comme il l’a été maintes fois au cours de son histoire, à cause de la malveillance, de la bêtise ou de la négligence des hommes. Mais elle a également été préservée et restaurée par des hommes d’art, de science, de prière et de générosité. Tous ces ravages et toutes ces restaurations n’ont pas toujours été aussi spectaculaires. Cela concerne également les ravages et les difficiles reconstructions opérés dans le mystère insondable de la vie des hommes. Cela nous invite à voir dans Notre-Dame, non seulement l’image de la cité céleste, telle qu’elle est décrite dans l’antienne Tota pulchra es, mais également l’image de l’Église terrestre en son pèlerinage. C’est aussi l’image de notre âme, temple de l’Esprit Saint par le baptême et la confirmation qui, dans son histoire a pu être confrontée aux flammes de la concupiscence, de l’orgueil et de l’égoïsme, qui peut aussi être ravagée par les braises du mépris, de l’indifférence et de la banalisation. La magnifique restauration de Notre-Dame ne saurait trouver son accomplissement sans un retour vers le sens profond de ce qu’elle nous révèle, et sans une véritable conversion du cœur. C’est ce que nous enseignait, au soir du 15 avril 2019 la vision, dans une église noircie par la cendre, de la Vierge à l’Enfant lumineuse, désignant la pietà, la croix et la gloire.
Si nous en restons à une simple admiration esthétique de l’édifice, nous passons à côté de son authentique beauté. Si nous n’entrons pas dans ce chemin de conversion auquel Notre-Dame nous a conviés, nous altérons, en nos cœurs, cette authentique beauté…
Un écrin sonore au service de la parole
Il en va de même pour la musique. Saint Augustin, dans les Confessions, reconnaît la grande beauté des mélodies chantées dans la liturgie :
Suaves mélodies, n’est-ce pas justice qu’admises avec les saintes pensées qui sont leur âme, je leur fasse dans la mienne une place d’honneur ?
Il précise que leur beauté tient à ce qu’elles sont admises « avec les saintes pensées qui sont leur âme » ! Mais la tentation est grande, et il le confesse, de se laisser séduire par le charme sensible, au détriment de ces saintes pensées qui justement « sont leur âme » :
Mais, – dit-il –, j’ai peine à garder une juste mesure. […] Le charme sensible, à qui il ne faut pas laisser le loisir d’énerver l’âme, me trompe souvent quand la sensation, au lieu de suivre la raison qui seule doit la guider, s’efforce au contraire de la précéder et de la conduire.
Les polyphonies créées ici même à l’époque de l’édification de la cathédrale, offrent à la parole de Dieu un véritable écrin sonore.
1. Le plain-chant qui de tout temps porte les textes des pièces chantées de la messe ou de l’office, est exposé en valeurs longues, d’une durée indéterminée (ce qu’on appelle la teneure), tandis qu’une deuxième voix (appelée duplum) s’ajoute, très ornée, luxuriante. Cette voix cherche à entrer en résonance avec la teneure. L’harmonie des sons et ce qui est du domaine de la vibration sonore renvoie à l’harmonie du cœur et de la vie, à l’harmonie des nombres et des astres. Mais cette harmonie est riche d’événements, de petits motifs qui se répètent, se développent et se transforment à l’envi sur divers degrés mélodiques. Ces répétitions ne sont pas sans lien avec la poésie et ses riches figures de style. On appelle ce type de polyphonie l’organum fleuri. Elle interagit avec le plain-chant d’origine à la manière d’une glose musicale – à l’exemple des bibles glosées de l’époque –. Vers les années 1270, un observateur anglais anonyme se fait l’écho de la mémoire parisienne et témoigne qu’un certain maître Léonin, alors considéré comme
2. un excellent “organiste”, a composé le Magnus liber organi, le grand livre des organa du graduel et de l’antiphonaire, dans le but d’enrichir, d’accroître, le service divin.
3. Le répons Styrps Iesse, extrait des 1res Vêpres parisiennes de l’Assomption, est la traduction poétique et musicale de l’arbre de Jessé.
4. La souche de Jessé a engendré une tige, et la tige une fleur, et sur cette fleur repose maintenant l’Esprit Saint. La tige est la Vierge Mère de Dieu, la fleur est son fils.
5. Après ce qui paraît être une sorte d’appel, destiné à attirer ou réveiller l’attention, le chantre de l’organum fait entendre ces volutes sonores caractéristiques de la musique de Notre-Dame.
– Audition : Répons – organum Styrps Iesse.
6. Ainsi conçues, les œuvres de Léonin pouvaient être très longues. Le besoin s’est alors fait sentir de les abréger, – nous l’avons entendu dans la deuxième partie de l’extrait qui vient d’être chanté. C’est ce qu’a réalisé le « grand Pérotin » († vers 1230) qui, selon le même observateur anglais,
7. a composé des clausules, ou bien des cadences, de bien meilleure facture, car il était un excellent déchanteur, meilleur que Léonin.
8. Le déchant (discantus) désigne, à l’époque, certaines portions de l’organum composées (teneure et duplum) selon le principe du rythme mesuré. Pérotin établit un rapport numérique exact entre des notes qui seront deux ou trois fois plus longues que d’autres. Cela a permis aux musiciens de superposer jusqu’à trois ou quatre voix simultanées, et à l’art musical d’évoluer vers des polyphonies de plus en plus complexes, à l’image de l’architecture gothique qui déploie, au-dessus de l’assise de la nef, tribunes et grandes verrières… Les gloses polyphoniques se superposent alors, se répondent, débattent entre elles, toujours selon le principe des figures de style empruntées à l’art oratoire de la poésie et des sermons de l’époque. Paris est alors au premier plan de l’innovation musicale. Mais il apparaît qu’un tel déploiement dans le temps nous fasse perdre la perception du texte. Peut-être retrouvons-nous là, à un degré extrême, la notion de jubilus. Pierre Lombard, évêque de Paris (1159-1160), disait :
Le jubilus est la manifestation de la joie inexprimable, celle qu’on ne peut ni taire ni décrire.
Il reprenait en cela l’enseignement de saint Augustin :
À qui convient cette jubilation, sinon à Dieu qui est ineffable ? Car on appelle ineffable ce qui est au-dessus de toute expression. Mais si, ne pouvant l’exprimer, vous devez néanmoins parler de lui, quelle ressource avez-vous autre que la jubilation, autre que cette joie inexprimable du cœur, cette joie sans mesure, qui franchit les bornes de toutes les syllabes ?
Comme cela avait déjà été réalisé sur d’autres formes musicales, on va tenter de superposer un texte à ces nouveaux mélismes issus de l’art polyphonique. Mais comment rajouter un texte à ce qui est l’expression musicale de « ce qui franchit les bornes de toutes les syllabes » ? Seul l’art poétique, lui-même commentaire des textes sacrés, pouvait faire corps avec les mélodies ainsi conçues.
Ces poèmes, ces mots, ajoutés au déchant ont donné naissance à une forme nouvelle qui ne cessera pas de se développer tout au long du Moyen Âge : le motet.
9. Ex semine Abrahæ (de la descendance d’Abraham) est un motet issu de l’organum Nativitas de Pérotin pour la fête de la Nativité de Marie. Il chante d’une manière imagée l’apparition de Marie, puis de Jésus, au sein de la descendance d’Abraham. À ce titre, il illustre admirablement le point d’aboutissement de l’arbre de Jessé, et commente le dernier verset du Magnificat :
10. Comme il l’avait promis à nos pères… Abraham et sémini eius in sǽcula, en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais.
Au-dessus de la teneure vocalisée, sur les mots Ex semine, une voix polyphonique, le duplum, chante :
Au sein de la descendance d’Abraham, par la gouvernance divine, grâce au feu sacré de ta volonté, tu accomplis, Seigneur, le salut de l’humanité par la naissance, dans une pauvreté simple, d’une vierge de la tribu de Juda. Maintenant tu offres l’œuf pour une nouvelle naissance : tu donneras le poisson et le pain par un enfantement sans semence.
Puis une troisième voix, le triplum – et un deuxième texte – se superpose :
Issue de la graine d’une ronce, une rose paraît ; une olive est cueillie sur un olivier sauvage ; une vierge est née de la maison de Judée ! Un rayon de l’étoile du matin s’élève : illumination dans l’opacité d’un nuage par le rayon d’une étoile ! D’une pierre s’écoule le miel, sans semence la fleur d’une jeune fille engendre le Verbe !
– Audition : Motet Ex semine.
La Vierge et l’Enfant
Le 22 avril 1486, le chapitre de Notre-Dame a accepté une fondation réclamée par l’un des chanoines, un certain maître Pierre Henry : lors de la première fête de chaque mois, les enfants du chœur devaient, à l’issue de l’office des Matines, s’agenouiller devant le grand autel et entonner le verset Ave Maria, gratia Dei plena per secula (je te salue Marie, pleine de la grâce de Dieu pour les siècles). Par ce verset, L’Église fait sienne la salutation de l’archange Gabriel lors de l’Annonciation. Antoine Brumel (ca. 1460 – 1512) fut le premier compositeur à écrire sur ce texte un motet à trois voix à l’intention du chœur d’enfants de la cathédrale dont il avait alors la charge. On entend la mélodie du plain-chant à toutes les voix, qui se répondent harmonieusement, signe de plénitude, signe d’une profonde paix intérieure.
– Audition : Motet Ave Maria.
Après l’Annonciation, alors que Marie rendait visite à sa cousine Élisabeth, l’enfant que celle-ci portait en elle tressaillit. Elle fut alors
remplie de l’Esprit Saint et s’écria d’une voix forte : « Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni. D’où m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? Car, lorsque tes paroles de salutation sont parvenues à mes oreilles, l’enfant a tressailli d’allégresse en moi. »
L’enfant d’Élizabeth, Jean-Baptiste, tressaille. Celui qui plus tard se définira comme étant « la voix de celui qui clame à haute voix dans le désert » n’a pour l’instant pas de voix : il tressaille d’allégresse dans le sein de sa mère et c’est par la voix de sa mère Élizabeth que, pour la première fois, il reconnaît le Christ. Il tressaille à la venue du Verbe de Dieu qui, en son humanité naissante, ne peut pas non plus exprimer de parole… Mais l’Esprit Saint inspire à Marie le cantique du Magnificat, qui deviendra le sommet de la prière liturgique des Vêpres : le Christ nous parle par la prière et la voix de sa mère, puis par la prière et la voix de l’Église. Il nous montre le chemin qui nous rend participants à son œuvre de rédemption et à la prière liturgique. Ô merveilleuse rencontre en laquelle, par l’Esprit Saint, Jean et Jésus se répondent grâce à la voix de leurs mères respectives en un dialogue saisissant qui chante l’accomplissement de la promesse. Car le Magnificat a été chanté par Marie, certainement sous une forme particulière de cantillation. Et il est un modèle de la prière liturgique chantée. Composé à partir de versets choisis de la Bible, il est le chant de l’avènement de la nouvelle alliance dont la révélation a été préparée au cours des siècles et des pages de l’Ancien Testament.
Marie a retenu ces mots qui ne sont pas d’elle mais qui ont nourri sa prière – nous dit le cardinal Jean-Marie Lustiger –. C’est elle qui parle d’une manière très personnelle et pourtant c’est la Parole de Dieu qui est sa parole. […] Marie représente le destin le plus singulier dans toute l’histoire de l’humanité, au centre de l’œuvre du salut. Or son langage est celui que Dieu lui-même a mis sur ses lèvres au jour unique de la Visitation et qu’il ne cesse de mettre sur les lèvres des croyants.
Ce type d’improvisation, ou de composition, est nommé centonisation. Les auteurs des textes chantés de la messe et de l’office ont procédé de la même manière. Ils ont sélectionné quelques versets choisis de l’Écriture, le plus souvent des psaumes, afin de répondre au propos de la fête célébrée. Il en va de même pour la mélodie qui porte la matérialité et le sens des paroles : les chantres ont puisé dans un répertoire de formules modales forgées par des siècles de tradition orale, et ils les ont agencées avec intelligence et art.
La Voix et le Verbe
La figure de Jean-Baptiste est centrale. Dieu a voulu que le chant du Magnificat soit suscité par son intervention intra-utérine. Quelque trente ans plus tard, Jean déclare, faisant référence au prophète Isaïe (40, 3), vox clamantis in deserto (une voix clame dans le désert…) :Ego vox clamantis in deserto… (Moi, la voix qui clame dans le désert… Jn 1, 23)Il se nomme une voix. Tu peux considérer Jean comme une voix. Mais le Christ, que sera-t-il à tes yeux, sinon le Verbe ? La voix précède et donne ensuite l’intelligence du verbe. Et quel verbe ? Écoute la définition lumineuse qui en a été donnée (dans le prologue de l’Évangile selon saint Jean) : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. C’est par lui que tout est venu à l’existence, et rien de ce qui s’est fait ne s’est fait sans lui. » Si tout a été fait par lui, alors Jean aussi. Tu t’étonnes que le verbe ait « fait » sa voix ? Vois, vois l’un et l’autre auprès du fleuve : la Voix et le Verbe ; la Voix, c’est Jean ; le Verbe, c’est le Christ.
Ce texte de saint Augustin résonne d’une manière privilégiée dans l’âme et dans la voix du chantre et du musicien d’Église qui, dans la continuité des patriarches, des prophètes, des apôtres, des pères de l’Église et des prédicateurs, ont pour vocation, à l’imitation de Jean-Baptiste, d’être cette voix qui annonce le Verbe.
Notre service n’est-il pas d’incarner pour l’Église, par notre voix, la Parole de Dieu, le Verbe de Dieu ?
Saint Augustin, dans ses traités sur l’Évangile de Jean, nous montre à quel point l’évangéliste, « celui que Jésus aimait » , était proche de lui, dans une contemplation intense, et nous témoignait ainsi de la grandeur de Dieu. Il explicite cela dans un émouvant développement autour de l’image biblique de la montagne :
Jean était de ces montagnes dont il est écrit : « Les montagnes recevront la paix pour ton peuple, et les collines la justice. « Ces montagnes, ce sont les âmes élevées, les collines figurent les âmes encore faibles. Les montagnes reçoivent la paix pour que les collines puissent recevoir la justice, et donc la foi, parce que « le juste vit de la foi ».
Et que dire de Marie qui en elle porte le Verbe ? N’est-elle pas, reine et maîtresse du monde, la plus belle des « montagnes » ? N’est-elle pas même, secours des hommes, au-dessus des montagnes ? N’est-elle pas, reine de la paix, plus que tout autre à même de nous procurer la paix afin que nous puissions recevoir la justice ? Les missels parisiens proposent ce beau chant de communion pour le jour de l’Assomption :
Reine et maîtresse du monde, Marie toujours vierge : intercède pour notre paix et notre salut, toi qui as engendré le Christ Seigneur, le sauveur de toutes choses.
– Audition : Communion Regina mundi.
Notre mission, notre ministère, en tant qu’acteur de la liturgie ne serait-il pas de se tourner vers ces montagnes qui transmettent aux plus faibles « la vive lumière de la sagesse » ? Ce ministère ne devrait-il pas être pour nous, et pour toute l’Église, un chemin conversion, de sanctification ?
Le concile Vatican II affirme que ceux qui appartiennent à la Schola cantorum s’acquittent d’un véritable ministère liturgique. C’est pourquoi ils exerceront leur fonction avec toute la piété sincère et le bon ordre qui conviennent à un si grand ministère, et que le peuple de Dieu à bon droit exige d’eux.
En 816, le concile d’Aix la Chapelle, précisait à ce propos que
ceux qui lisent, chantent ou psalmodient dans l’église doivent accomplir les louanges du Seigneur non pas avec orgueil mais avec humilité et, par la douceur de la lecture et de la mélodie, charmer ceux qui sont savants et instruire ceux qui le sont moins.
Saint Augustin dit encore :
Lorsque nous levons les yeux vers les Écritures, […] nous levons les yeux vers les montagnes !
Nous devons bien reconnaître, avec humilité, que nous avons grand besoin, et peut-être plus que quiconque, d’être instruits et éclairés par les Écritures en nous mettant à l’écoute de ces « montagnes ».
Par analogie, nous pouvons dire, dans une certaine mesure, que les trésors de la musique sacrée évoqués par le concile Vatican II – « La tradition musicale de l’Église universelle a créé un trésor d’une valeur inestimable » – sont également de ces « montagnes ». Ou, plus précisément, qu’ils sont élevés au statut de montagne lorsqu’ils se sont imprégnés et conformés aux Écritures saintes, premières et véritables montagnes, pour devenir une authentique « parole chantée ». Vatican II précise en effet que ce trésor est un « chant sacré lié aux paroles », et c’est seulement à ce titre qu’il fait « partie nécessaire ou intégrante de la liturgie solennelle ».
Ces « montagnes », ces chefs-d’œuvre musicaux nous fascinent, il est vrai, par leur beauté tant conceptuelle que vibratoire, ou sonore. Elles sont un écrin, un sublime écrin, qui porte les textes des Écritures et de la liturgie, véritables réceptacles et transmetteurs du Verbe de Dieu. Ces « montagnes » brillent parce qu’en portant l’Écriture Sainte, elles contemplent le Verbe de Dieu.
Oui, l’œuvre est belle, elle parle à nos sens, à notre intelligence et à notre affect, mais elle le fait pour aider l’humain que nous sommes, corporel, spirituel et sensible, à accéder à l’indicible, à accéder à la contemplation du Verbe. Tandis que Jean-Baptiste « indique du doigt le Seigneur et lui rend témoignage en disant “Voici l’Agneau de Dieu” « … tandis que la voix désigne le Verbe, il serait bien superflu de se contenter d’admirer la voix au détriment de la contemplation du Verbe porté par la voix !
Mais quelle doit être la qualité de cette voix ?
L’instruction romaine Musicam sacram de 1967 nous dit que
les chanteurs énonceront les textes qui leur sont assignés de manière parfaitement compréhensible.
Cela signifie avec une parfaite diction, mais également une parfaite prosodie, selon les langues employées, et un profond respect envers le langage qui, en premier, porte le Verbe ; – seule une parole vraie engendre la paix.
Le concile de Trente (1547-1563) précisait que tous devaient,
dans le chœur, qui est destiné à célébrer le nom de Dieu en hymnes et cantiques, chanter respectueusement, distinctement et dévotement.
Saint Augustin témoigne aussi de la nécessité d’une juste intonation :
Aujourd’hui même je me sens encore ému, non de ces accents, mais des paroles modulées avec leur expression juste par une voix pure et limpide…
Saint Isidore de Séville († 636), quant à lui, stipule que la voix du chantre
ne sera pas âpre, rauque ou discordante, mais harmonieuse, suave, fluide et aiguisée,
ce qui n’est autre que la définition d’une bonne et saine technique vocale ! On ne peut que mesurer l’importance pour les chantres de l’Église de se former vocalement et d’entretenir leur voix, afin que celle-ci – nous dit encore saint Isidore –,
soit dotée d’une bonne sonorité et d’une musicalité qui s’accordent avec une sainte religion.
C’est pourquoi nous devons, comme saint Nicetas de Remesiana († 414) nous exhorte à le faire,
chanter avec sagesse (Ps 46, 8), c’est-à-dire avec intelligence, afin que nous chantions non seulement avec le souffle, avec le son de la voix, mais également avec notre âme…
Avoir une voix juste, bien posée, bien timbrée… ? Cela est important. Mais bien chanter dans la liturgie, c’est la mise en œuvre de tous ces moyens humains à la seule fin de porter le Verbe par nos voix, pour « la gloire de Dieu et la sanctification des fidèles ». Par la voix, les chantres portent la Parole de Dieu à l’assemblée et portent la voix de l’assemblée vers Dieu.
Cela nécessite une bonne formation. Formation musicale et vocale, bien sûr, mais également liturgique, biblique… À la connaissance de la Liturgie, de la Bible et de ses commentaires, mais également et surtout à nous laisser enseigner par la Liturgie, par l’Écriture Sainte et par les Pères.
Le chant se conforme ainsi à la parole et la voix se conforme au Verbe en un mariage qui est consommé lorsque l’expression mélodique et musicale porte et transcende les mots qui la génèrent. Ce qui faisait dire à saint Augustin, avec une acuité qui touche à l’indicible :
Je sens que, par cette harmonie, les paroles sacrées pénètrent mon esprit d’une plus vive flamme d’amour ; et je vois que les affections de l’âme et leurs nuances variées retrouvent chacune sa note dans les modulations de la voix, et je ne sais quelle secrète sympathie qui les réveille.
La vibration sonore est l’équivalent du rayon de la lumière naissante qui vient illuminer la montagne avec douceur, avant de se diffuser sur les collines, puis sur toute la plaine. Dieu veut accéder non seulement à ceux qui, par leurs vertus, sont proches de lui, mais également à tous les croyants encore affaiblis par le poids de leurs imperfections, mais aussi à toute la terre, à toute l’humanité : « Je lève les yeux vers les montagnes : d’où le secours me viendra-t-il ? Le secours me viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre. » Car, « pour vous qui craignez mon nom, le Soleil de justice se lèvera : il apportera la guérison dans son rayonnement ».
Épilogue
Et je voudrais conclure notre entretien en nous invitant à lever les yeux vers cette montagne où, dans l’évangile de ce matin, nous avons pu contempler le Christ transfiguré.
Le Christ, le Dieu fort, qui a donné la vie et vaincu la mort, le vrai soleil de justice, transfiguré au sommet du Thabor, glorifie aujourd’hui cette chair qu’il a reçue de la Vierge,
nous dit Adam de Saint-Victor – qui fut un temps préchantre de la cathédrale – dans une très belle prose parisienne pour la Transfiguration. Le Verbe de Dieu apparaît donc dans sa gloire lumineuse, cette gloire figurée ici, à Notre-Dame, au-dessus de la croix, cette gloire qui sera le point d’aboutissement de notre pèlerinage terrestre, du chemin que nous montrait Marie au soir du 15 avril 2019.
Sommet de l’office de Vêpres, sommet de la révélation, de la manifestation du Verbe de Dieu, le chant du Magnificat est encadré par une antienne qui, aujourd’hui, reprendra un passage de l’Évangile de la Transfiguration (Mt 17, 9). Évangile et Magnificat se retrouvent, sur la montagne, pour chanter le Mystère insondable de la nouvelle Alliance, car « le Christ glorifie aujourd’hui cette chair qu’il a reçue de la Vierge ». Némini dixéritis visiónem… « Ne racontez à personne ce que vous avez vu, avant que le Fils de l’homme ne ressuscite d’entre les morts », avant que Jésus nous ait octroyé la paix par son sang sur la croix.
Le Christ nous demande de garder cela en nous en vue du jour de sa résurrection, qui sera la clé de compréhension de tous ces événements. C’est alors que nous pourrons, comme le chante un conduit pascal de l’école de Notre-Dame , « le louer, se lever avec lui, et célébrer la Pâque nouvelle, corde, voce, ópere, par le cœur, par la voix, par les œuvres ».
Introduction à la conférence
Chaque dimanche à Notre-Dame de Paris (4e) :
– 16h30, conférence
– 17h15, vêpres
– 18h00, messe
Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame et RCF.
Depuis 1835, les Conférences de carême de Notre-Dame de Paris constituent un grand rendez-vous de réflexion sur l’actualité de la foi chrétienne.