Conférence de carême de Notre-Dame de Paris : “La Femme de l’Apocalypse, Reine de la Paix ?”
Le dimanche 13 avril 2025, Régis Burnet, normalien, a donné la sixième conférence du cycle “Notre-Dame, Reine de la Paix… du Magnificat à l’Apocalypse”.
Régis Burnet, né en 1973, normalien, est professeur de Nouveau Testament à l’Université catholique de Louvain. Auteur de nombreux ouvrages, il anime depuis 20 ans l’émission « La Foi prise au mot » sur KTO.
Avec la participation de Catherine Salviat, Sociétaire honoraire de la Comédie-Française.
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Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux Éditions Saint-Léger.
Marie, reine de la paix… Tel est le thème qui a réuni les conférenciers tout au long de ces six dimanches de Carême.
Il en faut du courage, pour proposer un tel thème aujourd’hui ! Regardons autour de nous : où donc est-elle la paix ? Si l’on définit la paix comme l’absence de guerre, quelle partie du monde peut-elle s’enorgueillir de la connaître ? Et si l’on donne au concept de paix son extension maximale – celle de la concorde universelle –, où la trouver ?
Même si cela paraît un paradoxe, je vous propose de chercher la réponse dans le texte qui semble apparemment le moins capable de nous la fournir : l’Apocalypse. Par la grandiose vision de la Femme et du Dragon, il nous propose des pistes de réflexion sur la situation d’un monde dans lequel il vivait. Et c’est à partir de là que je vous propose de partir en posant la question suivante : si Marie est reine de la paix, quel royaume gouverne-t-elle et surtout, comment peut-on oser d’en faire la souveraine ?
Il y a 2 000 ans, en effet, un homme, du nom de Jean, connaissait déjà cette impression de perdre le monde dans lequel il vivait. Comme il nous le dit au début de son livre, il se trouvait relégué à Patmos lorsque lui vint une révélation, une série de visions qu’il mit par écrit. Et les premières pages, écrites sous la forme de lettres aux Églises chrétiennes, décrit une situation tout à fait catastrophique. À Smyrne, on connaît la pauvreté et on subit la persécution ; à Laodicée, au contraire, on a cédé au soft Power de l’Empire romain et on fait des affaires ; à Pergame et à Thyatire, on se complaît dans l’immoralité et l’erreur ; à Sardes, on fait encore semblant de croire, mais à la vérité on sait déjà qu’on est mort spirituellement ; et à Philadelphie, enfin, on vit dans l’angoisse. Un joli univers, vraiment, qui n’a rien à envier au nôtre…
Devant notre monde, les plus jeunes d’entre nous hésitent, tremblent… qui sait si cette génération ne verra pas la destruction totale du globe ? La fin de la planète bleue, l’Armageddon, ne sont-ils pas à nos portes ? Alors surgit cette question terrible, que relaient bien des conversations sur les réseaux sociaux : pourquoi mettre des enfants au monde ?
Il y a 60 ans, le poète de Bosnie-Herzégovine Mak Dizdar (1917-1971) avait capturé ce sentiment de vertige, cette sourde angoisse qui nous saisit tous face à la naissance d’un petit être parfaitement vulnérable dans ce monde terrifiant. Il écrit cette berceuse :
(…)Comme tu es Doux et fragileEt pourtant, il te faut vivreIl te faut vivre parmi les hommes, mais tu n’as pas de parolesIl te faut vivre parmi les loups, mais tu n’as pas de dentsEt comment distingueras-tu un homme d’un loupUn loup d’un homme ?Tes mains sont l’azur invoquant l’aubeEt avec elles, quand même, tu dois t’affronterAux batailles sur les lignes de fractureAux monstres serpents – les demeures du dragonAlors, qu’elles grandissent vite, tes mains Qu’elles croissent et se fortifient plus vite encore(…)Tu es venu ici,Là où venir était le moins bienvenuLà où il était le plus fou d’arriverLà où pourtant il était le plus héroïque de renaîtreCar ici, on ne vit pas seulement pour vivreIci, on vit pour mourirEt ici aussi, on meurtPour apprendre à vivre
La naissance d’un enfant, un être encore parfaitement innocent, agit comme un révélateur, un miroir inversé. Par contraste, la noirceur du monde apparaît avec davantage d’acuité. On ne devrait se préoccuper que de sa fragilité, car le poète nous a déjà dit que rien n’est précaire comme vivre, rien comme être n’est passager. Mais en réalité, c’est sa vulnérabilité qui se révèle la plus inquiétante, cette inlassable inquiétude que le monde extérieur, dans sa dureté, le blesse à mort.
Dans l’Apocalypse, Jean réussit à capturer cette angoisse sourde par une image, celle du combat de la Femme et du Dragon. Jean fait de la théologie sous forme de pièce de théâtre cosmique, des scènes qui s’enchaînent pour donner à voir le monde tel qu’il est.
Parut dans le ciel un grand signe. Une femme, revêtue de soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur la tête. Elle était enceinte, et elle criait, dans le travail de l’enfantement, et dans ses douleurs.Un autre signe parut encore dans le ciel. Et voici, un grand dragon, rouge feu, avec sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes, sept diadèmes. De sa queue, balayant le tiers des étoiles du ciel, il les jeta sur la terre. Le dragon se dressa devant la femme qui allait enfanter, afin de dévorer son enfant dès qu’elle l’aurait mis au monde.
Vous l’avez entendu : il s’agit d’un signe, c’est-à-dire d’une communication sous forme symbolique. Au lecteur de décrypter de quoi on lui parle ! Qu’il prenne l’Ancien Testament, pour le feuilleter et qu’il se plonge dans les légendes du Proche-Orient ancien !
La femme aux dimensions cosmiques, qui fait du soleil son manteau et de la lune son marchepied, est une allégorie. Un détail en donne le sens : elle est couronnée de douze étoiles, comme les douze tribus d’Israël. Elle représente donc le peuple élu, elle est l’icône de la communauté.
Quant au dragon, il n’est pas difficile de savoir qui il est. De couleur rouge, agressif, destructeur au point de faire choir les étoiles sur terre, il est la figure même du mal ; ce qui rompt l’équilibre du monde, et transforme ce qu’il y a de plus lumineux en noirceur. Il se dresse éternellement contre la communauté, dans un combat que l’on retrouve dès les plus antiques mythes de l’humanité, une guerre incessante des forces serpentines du chaos contre les forces de l’ordre. Et ce n’est certainement pas un hasard s’il devient toujours plus menaçant au moment où va naître l’enfant.
La suite du texte précise l’image :
Elle donna le jour à un enfant, un mâle, celui qui doit faire paître toutes les nations avec un sceptre de fer ; et son enfant fut enlevé auprès de Dieu et auprès de son trône. Et la femme s’enfuit au désert, où Dieu lui avait préparé un lieu, afin qu’elle y fût nourrie pendant mille deux cent soixante jours.
L’indice, cette fois-ci, est le sceptre de fer. Rappelons le psaume 2 que les chrétiens ont toujours lu comme annonçant la naissance de Jésus : « Tu es mon fils ; moi, aujourd’hui, je t’ai engendré. Demande, et je te donne en héritage les nations, pour domaine la terre tout entière. Tu les détruiras de ton sceptre de fer, tu les briseras comme un vase de potier . » On voit la différence que fait subir l’auteur au texte à travers sa lecture messianique. Alors que le psaume parlait de victoire sur les nations, Jean superpose à la métaphore du sceptre dévastateur celle de la houlette du berger pour faire du messie le bon pasteur qui fait paître les nations comme un berger mène ses brebis au pâturage.
Si l’enfant qui naît est bien Jésus, alors qui est cette femme ? Deux images se recouvrent. Si l’on suit le symbolisme hérité de l’Ancien Testament, il s’agit bien entendu de l’Église, car les prophètes ont annoncé que le Messie viendra du milieu de la communauté. Mais évidemment, on peut aussi donner un visage plus précis à cette mère. Qui engendre le Christ, si ce n’est Marie, la mère de Dieu ?
Il est très important de maintenir les deux lectures. L’assimilation de la Femme de l’Apocalypse à la Vierge Marie est assez tardive dans l’histoire des interprétations du texte. Elle ne s’impose véritablement qu’au début du xvie siècle. La Vierge de Guadalupe n’est-elle pas représentée vêtue de soleil et la lune sous ses pieds ? Le texte a servi à dépeindre l’Immaculée Conception quand on rajouta le serpent écrasé à ses pieds, comme on le voit chez Velázquez, Tiepolo, Rubens ou sur la médaille miraculeuse de la Rue du Bac. Toutefois, le texte évoque aussi un collectif : la Femme est à la fois l’Église et Marie. Et ces deux lectures, bien loin d’être incompatibles, se complètent : Marie n’est-elle pas proclamée Mater Ecclesiæ, mère de l’Église, depuis Ambroise de Milan ?
Or, de manière surprenante, Marie, l’Église, fuit. Elle ne cherche pas à se battre, elle se dérobe. Comme Moïse et le peuple hébreu, elle échappe au pharaon (Ex 14-15) ; comme David et ses compagnons, elle cède le pas devant Saül (1 S 23, 25) ; comme Mattathias et ses fils, elle abandonne tous ses biens pour survivre aux Romains (1 M 2, 28-29). Où va-t-elle ? Dans le désert, c’est-à-dire dans là où il n’y a pas d’êtres humains. C’est un lieu que le livre du Deutéronome décrit comme « grand et terrible » (Dt 1, 19), peuplé de serpents brûlants et de scorpions (8, 15), un « chaos de hurlements sauvages » (32, 10). Bref, c’est le lieu même de « la vie nue », une vie qui n’est que le seul fait d’être en vie. La survie plutôt que la vie, une existence en totale vulnérabilité, en totale dépendance, une vie sans aucun droit, sans aucune protection, sans aucune solidarité. Une vie glaciale, parce qu’elle est dépourvue de la chaleur humaine.
Mais, comme le dit le texte, cet absolu dénuement est le « lieu » de Dieu. Manquant de tout, c’est le lieu où l’on peut tout recevoir. Comme les Israélites avec la manne et les cailles (Ex 16), ou bien comme Élie avec le pain des corbeaux (1 R 17, 1-2), le désert est le lieu où l’on peut être nourri par la main même de Dieu.
Que l’on comprenne bien ce qui est dit ici. Partout ailleurs le texte de l’Apocalypse parle de batailles, de guerres, et souvent les partisans du Christ sont appelés à se préparer au combat. Loin de lui la résignation ! Surtout pas tomber à genoux en prière en attendant le coup fatal ! Le retrait au désert n’est pas une dérobade, c’est un mouvement tactique ; le choix délibéré de retrouver l’endroit où l’on retrouve le secours. En effet, la totale vulnérabilité rend réceptif à la relation aux autres, et finalement au Tout-Autre, à Celui qui maintient en vie.
Car voici le premier enseignement de ce texte : si Marie, mère de l’Église, est reine de la paix, alors elle refuse l’affrontement direct avec le mal. La suite du texte explique pourquoi.
Et il y eut un combat dans le ciel. Michel et ses anges combattirent le dragon ; et le dragon et ses anges combattirent. Mais ils ne purent vaincre : pour eux, désormais, plus de place dans le ciel ! Et il fut précipité, le dragon, l’antique serpent, celui qu’on nomme le diable et Satan, le séducteur du monde entier. Et il fut précipité sur la terre, et ses anges furent précipités avec lui.
Si Marie et si l’Église ne combat pas directement le Mal, c’est qu’elle sait qu’elle n’est pas celle qui est destinée à le vaincre, son premier souci c’est de maintenir la vie. Un autre se charge de son salut : il faut rien moins que Michel et ses légions angéliques pour venir à bout de Satan et ses hordes démoniaques.
Il y a là beaucoup à apprendre.
Nous l’avons dit, le texte est symbolique, c’est-à-dire qu’il fonctionne à deux niveaux de réalité. Le premier, le plus évident, est le récit du combat céleste entre anges et démons, entre Michel et Satan. Il échappe à toute temporalité humaine : on peut situer ce combat au tout début de la création, lorsque l’ange déchu fut expulsé du ciel , mais on peut aussi bien comprendre que ce combat intervient à la fin des temps lors du combat qui mettra fin au règne du mal. On peut aussi penser que cet affrontement a eu lieu au moment où le Christ fut ressuscité, qu’il esquiva le Satan pour retrouver le trône de Dieu : le texte parle donc du passé, mais d’un passé dont les conséquences continuent à se faire sentir sur le présent. Mais on peut lire aussi le texte comme un enseignement sur le présent et cet enseignement est clair : ce n’est pas à l’Église de vaincre Satan.
Quand je suis arrivé dans l’Église, je me souviens de discours exaltés et exaltants. Nous, les jeunes, allions nous comporter de manière exemplaire, nous allions être parfaits comme notre Père est parfait. Par le pouvoir de la prière, de la rectitude morale, de l’engagement dans l’évangélisation, nous allions faire mieux que nos aînés, nous allions transformer l’Église pour en faire la vraie communauté telle que le Christ la voulait, et à partir de cette forteresse du bien, nous enverrions nos milices pour triompher de la civilisation de mort qui nous entourait !
Il n’est pas dans la nature de l’Église de se constituer en société parfaite, comme il n’a pas été dans l’intention de Jésus de créer un groupe irréprochable d’apôtres, en expulsant Judas. Et il est probable que les abus que l’on ne cesse de découvrir dans l’Église trouvent l’une de leurs causes dans cette attitude. Saint Paul le dit et le répète dans toutes ses lettres : notre salut a déjà été fait sans nous, et un autre a pour mission de vaincre notre péché. La semaine de la Passion qui s’ouvre avec le dimanche des Rameaux va le remémorer : c’est le Christ qui triomphe du mal, pas l’humanité. Et il y a dans cette cathédrale une insigne relique qui nous le rappelle, la relique des reliques, celle qui coûta à Saint Louis la moitié des revenus du Royaume de France : la couronne d’épines. Et c’est exactement ce que dit la suite du texte, qui évoque le sang rédempteur du Christ Agneau de Dieu :
Et j’entendis dans le ciel une voix forte qui disait : « Voici maintenant le salut, la puissance, et le règne de notre Dieu ; voici le pouvoir de son Christ. Car il a été précipité l’accusateur de nos frères, celui qui les accusait, jour et nuit, devant notre Dieu. Eux, ils l’ont vaincu par le sang de l’Agneau, par la parole de leur témoignage, ayant renoncé à l’amour de la vie, jusqu’à mourir. C’est pourquoi, réjouissez-vous, cieux, et vous, qui y demeurez ! Malheur à la terre et à la mer ! Car le diable est descendu vers vous, dans une grande fureur, car il ne lui reste peu de temps, et il le sait. »
Cette proclamation énergique, venue du ciel, c’est-à-dire de Dieu lui-même, nous fournit un deuxième enseignement. Si Marie, mère de l’Église, est reine de la paix, alors elle n’emploie pas les moyens du mal pour faire la guerre.
En effet, si c’est bien le sang de l’Agneau qui permet de vaincre le Dragon, cela ne signifie pas que les êtres humains doivent demeurer passifs face au mal. Il importe de le combattre, et avec énergie. Mais il faut le faire avec les ressources que le Nouveau Testament dans son entier recommande avec unanimité : le courage. « Qui aime sa vie la perd », affirme Jésus dans les quatre évangiles et Paul, puis les évangélistes, et bien entendu, n’ont cessé d’insister sur la vertu de la confrontation à la souffrance. Il y a beaucoup de danger à glorifier ainsi ce passage par la souffrance. On connaît assez les écueils du dolorisme et de cette résignation face à l’injustice, face à la douleur qui écrase toute capacité d’agir. Et on voudrait avoir toujours les forces, l’intelligence, la volonté de s’opposer toujours. Mais voilà : il y a des moments où l’on n’a pas d’autre choix que de faire face et de tenter de donner sens à ce désordre qu’est devenu notre vie, notre corps ou notre monde.
Pierre Teilhard de Chardin écrivit un jour une magnifique préface à un livre écrit par Monique Givelet pour présenter la vie de sa sœur. Marguerite – Marie Teilhard de Chardin (1883-1936) avait en effet passé sa vie dans la maladie, mais elle était pourtant d’une activité étonnante. Elle était présidente de l’Union Catholique des Malades, réseau de prière et de soutien mutuel.
À chaque instant, la souffrance totale de toute la Terre !… Si seulement nous pouvions, cette grandeur redoutable, la recueillir, la cuber, la peser, la nombrer, l’analyser, quelle masse astronomique ! quelle somme effrayante ! et depuis la torture physique jusqu’aux angoisses morales, quel spectre raffiné de nuances douloureuses ! […]La souffrance d’abord traitée en adversaire qu’il s’agit de défaire ; la souffrance vigoureusement combattue jusqu’au bout ; et cependant, en même temps, la souffrance rationnellement et cordialement reçue […].Ô Marguerite, ma sœur, pendant que, voué aux forces positives de l’Univers, je courais les continents et les mers, passionnément occupé à regarder monter toutes les teintes de la Terre, vous, immobile, étendue, vous métamorphosiez silencieusement en lumière, au plus profond de vous-même, les pires ombres du Monde.Au regard du Créateur, dites-moi, lequel de nous deux aura-t-il eu la meilleure part ?
« Vous, immobile, étendue, vous métamorphosiez silencieusement en lumière, au plus profond de vous-même, les pires ombres du Monde. » On est souvent étonné par le fait que, jusqu’au xviiie siècle, de nombreuses vierges à l’Enfant n’ont pas ce visage plein d’amour qu’on attend d’une mère en train de présenter son fils. Elles ont un visage douloureux, triste, parfois dur. Même la Vierge au Pilier de la cathédrale Notre-Dame de Paris n’est pas, au premier abord, très sympathique. Elle arbore des traits sévères, et bien loin de sourire, elle fait un peu la tête, pour parler familièrement. Il y a à ce fait une raison théologique profonde qui rejoint ce que Teilhard de Chardin dit de sa sœur. En effet, Marie incarne l’attitude même auquel est invité tout être humain. Prévenue dès la Présentation au Temple qu’un glaive lui traversera l’âme (Lc 2, 35), elle ne cesse de méditer en son cœur tous les événements auxquelles elle est confrontée (Lc 2, 19.51). En la représentant ainsi torturée, les artistes veulent indiquer cette douloureuse conscience que la victoire du Christ sur la mort s’acquerra au prix fort. Il y a toujours quelque chose de la Pietà derrière une Vierge à l’Enfant.
Les artistes offrent ainsi à ceux qui contemplent leur œuvre un modèle : celui d’une femme qui, par amour, prend la décision de ne pas suivre ce que lui commanderait ce même amour compris de manière égoïste : se mettre en travers du chemin de son enfant pour l’empêcher d’accomplir sa destinée, y compris si celle-ci conduit tout droit à la souffrance abyssale de la mère. Son consentement est pour ainsi dire hyperbolique, il touche aux limites mêmes de ce qui est humainement possible, et il est bien étranger à toute résignation.
Marie est donc bien reine de la paix, parce qu’elle fait le choix d’employer d’autres moyens que ceux du mal pour, comme le dit Teilhard, combattre la souffrance « vigoureusement », « jusqu’au bout ».
Retrouvons une dernière fois le chapitre 12 du livre de l’Apocalypse pour apercevoir une ultime raison de nommer Marie, mère de l’Église, reine de la paix.
Quand le dragon se vit précipité sur la terre, il poursuivit la femme qui avait mis au monde l’enfant mâle. Alors furent données à la femme les deux ailes du grand aigle pour s’envoler au désert, là où elle est nourrie un temps, des temps, et la moitié d’un temps, loin de la présence du serpent. Alors, le serpent lança de sa bouche, derrière la femme, de l’eau comme un fleuve, afin qu’elle se fasse entraîner par le fleuve. Mais la terre vint au secours de la femme : elle ouvrit la bouche et engloutit le fleuve que le dragon avait craché de sa bouche. Et le dragon fut rempli de fureur contre la femme, et il alla faire la guerre au reste de ses enfants, à ceux qui observent les commandements de Dieu et qui gardent le témoignage de Jésus.
Nous voilà très surpris : pourquoi l’auteur répète-t-il deux fois la même narration ? Pourquoi reparler encore du séjour au désert ? C’est que les événements précédents se déroulaient au ciel, et que voilà qu’on se trouve maintenant sur la terre. Si la Femme était jusqu’à présent une figure idéale, céleste, de la communauté, de l’Église, et de Marie, elle en est désormais l’incarnation bien concrète, comme le prouve la mention de ses enfants.
Répéter les événements permet aussi au Voyant de les enrichir de détails nouveaux pour nous faire comprendre un autre aspect de ce combat face au mal auquel tout être humain est appelé.
Le texte, en effet, nous donne une description toujours plus complète de la fureur du dragon et nous montre à quel point il s’agit d’une figure de déséquilibre. Au début du texte, il cherchait déjà à perturber l’ordre du monde en tentant de déstabiliser ce qui en constitue l’un des éléments de pérennité : les étoiles dans le ciel, dont la régularité de mouvement sert à nous repérer. Et voici qu’il cherche à introduire toujours plus de chaos dans le monde en vomissant un fleuve d’eau. Cela peut nous surprendre, tant nous avons l’habitude des dragons cracheurs de feu des mythologies nordiques. Mais dans la Bible, les valeurs sont inversées. L’eau est un symbole extrêmement ambigu : Dieu n’a-t-il pas créé le monde en l’organisant à partir du chaos primordial représenté comme une sorte d’océan ? Alors que peu d’eau sauve de la soif et permet la vie, beaucoup d’eau la détruit. Et évidemment, en utilisant l’eau qui apporte la vie pour saccager, le dragon démontre son pouvoir de perversion : il tourne la force vitale en instrument de mort.
Fureur, désolation, colère, eau : le dragon est du côté de la puissance.
Or, comment réagit la Terre face à ce débordement d’énergie dévastatrice ? Par l’inverse. Il est très frappant de constater que c’est le même mot, la bouche, qui est employé pour dire l’ouverture salvatrice de la terre. Et pour bien nous le faire comprendre, Jean répète deux fois le mot dans la même phrase : « Elle ouvrit la bouche et engloutit le fleuve que le dragon avait craché de sa bouche. » D’un côté l’agression, la volonté de nuire, l’usage désordonné de la puissance ; d’un autre côté, la calme absorption de la force, sans recourir à une puissance identique.
Dans le livre de l’Apocalypse, le mal caricature le bien. Le chapitre 13 va nous montrer des bêtes sortir de la mer et venir de la terre qui parlent comme l’Agneau immolé et qui ont une blessure comme lui. Comme Dieu, elles feront descendre le feu sur la terre, et accompliront des miracles. Elles sont un miroir du bien.
L’erreur serait d’imaginer que l’opération fonctionne en retour. Si le bien est le miroir du mal, ce n’est pas en se faisant le miroir du mal qu’on fait le bien. On reste dans le mal.
Surmonter le mal suppose de bien apprécier les limites du monde créé, notamment sa capacité à supporter la violence. Que se passerait-il dans cette situation si la femme, confrontée à l’incroyable puissance du dragon, répondait avec une force égale ? La femme pourrait l’emporter… mais resterait-il une humanité pour témoigner de la victoire ?
Le grand écrivain et journaliste Simon Wiesenthal, qui survécut à l’holocauste et employa ce qui lui resta de vie à pourchasser les responsables de la Shoah, connut une expérience qu’il raconta dans un livre bouleversant, intitulé Les Fleurs de soleil. Déporté au camp de Lemberg dans la banlieue de Lviv, il fut un jour appelé au chevet d’un jeune soldat de 21 ans, Karl Seidl. Celui-ci, nazi, avait participé à un acte d’une barbarie inouïe. Ayant mis le feu à un immeuble rempli de 300 Juifs, lui et sa compagnie avaient abattu systématiquement les malheureux qui tentaient de sauter par les fenêtres pour échapper au bâtiment en flammes. Quelques mois après, aux portes de la mort, Karl implorait l’absolution d’un coreligionnaire de ceux qu’il avait ainsi impitoyablement assassinés. Que faire ? Pardonner au jeune soldat ou profiter de ce moment pour retourner le mal vers celui qui l’a commis ? Simon Wiesenthal se tait, quitte la pièce… et porte le poids de son silence toute sa vie. Des années après, le psychothérapeute André Stein est invité à donner son avis sur ce silence et voici ce qu’il écrit.
Quant à Simon, il n’a rien fait de moralement répréhensible en ne disant pas « je te pardonne ». Prononcer cette simple phrase aurait de toute façon été un mensonge. […] À la fin, son silence était une déclaration sans équivoque : « J’ai entendu ce que tu as fait, ce que tu ressens. Je vois à quel point tu as peur de mourir avec une conscience encombrée. Et c’est tout ce que je peux faire. Je ne te dis pas combien je te déteste, car les flammes de ma haine me brûleraient avant de t’atteindre […]. »En ne prononçant pas ces mots, Simon accomplit un acte de charité envers Karl. Et il se montre solidaire de lui-même en ne donnant pas plus que ce qu’il a à donner. Il n’a pas traité cet homme comme un monstre ayant commis des actes monstrueux. Il a plutôt honoré l’humanité d’un homme qui avait perdu son humanité.
« Les flammes de ma haine me brûleraient avant de t’atteindre »… Tel est aussi le chemin que propose le signe aperçu par le Voyant de l’Apocalypse. Marie, la Femme-Église, doit renoncer à la puissance pour laisser Dieu user des moyens humbles, mais efficaces qu’il a disposés dans sa Création afin d’assurer sa protection. Comme l’a montré Laurence Devillairs dans sa première conférence, Marie entonne le Magnificat comme un acte d’extrême puissance, mais une puissance qui connaît ses limites. Elle se tient au bord du danger, à quelque distance du dragon.
Oh, bien sûr, ses enfants, eux, ne sont pas épargnés. Comme le dit le texte, le dragon est rempli de fureur, et il fait la guerre au reste de ses enfants. Qui de nous pourrait prétendre qu’il n’a jamais croisé dans des situations lamentables, dans le regard d’un autre, ou dans son propre cœur l’un des sept visages du mal, ou senti, dans son corps ou dans son âme, le coup d’une de ses dix cornes ? Et qui peut dire qu’il a, comme la Femme, toujours renoncé à la tentation de la puissance pour s’imposer lui-même, ou ce qui est sans doute pire, pour imposer ce qu’on a cru être le bien ? Ce monde est horrible, et les enfants de la femme y périssent tellement vite.
Le Dragon nous fait la guerre, mais nous savons que, quelque part, cette femme, cette communauté existent, et représentent un havre de paix où nous pourrons nous réfugier. Car l’Église va bien au-delà des frontières de son institution ou de ceux qui s’y représentent, elle se tient « au-delà des limites visibles du Corps mystique », selon la belle formule de Jean-Paul II (Redemptor Hominis 6). Elle prend la forme d’une présence discrète dans la prière, de la sérénité d’un monastère où l’on est accueilli dans la brume d’une arrière-saison, un peu de chaleur dans le froid de l’automne. Elle prend aussi la forme d’une discussion fraternelle dans une pièce qu’on connaît trop bien et qui, tout d’un coup, devient majestueuse comme une cathédrale parce que quelqu’un a eu une parole qui réconforte.
Et tel est le dernier enseignement du texte. Si Marie est bien reine de la paix, alors, inlassablement, au bord du gouffre, elle atteste de la bonté, elle est une sentinelle de l’humanité…
Introduction à la conférence
Chaque dimanche à Notre-Dame de Paris (4e) :
– 16h30, conférence
– 17h15, vêpres
– 18h00, messe
Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame et RCF.
Depuis 1835, les Conférences de carême de Notre-Dame de Paris constituent un grand rendez-vous de réflexion sur l’actualité de la foi chrétienne.