Conférence de carême de Notre-Dame de Paris : “Stabat mater, ou l’heure du changement d’ange”
Le dimanche 6 avril 2025, Sœur Anne Lécu, médecin et docteur en philosophie, a donné la cinquième conférence du cycle “Notre-Dame, Reine de la Paix… du Magnificat à l’Apocalypse”.
Anne Lécu, Dominicaine de la Présentation de Tours, médecin en maison d’arrêt, docteur en philosophie pratique est auteur de divers livres de spiritualité dont Lettres à Marie, Cerf 2020 (désormais en poche), et un prochain ouvrage sur le Prophète Élie.
Avec la participation de Stéphane Daclon, comédien.
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Texte de la conférence
Reproduction papier ou numérique interdite. Les conférences ont été publiées, avec les références et les notes, dans un livre aux Éditions Saint-Léger.
Monseigneur, Mesdames et Messieurs, chers amis,
Ne crains pas de prendre avec toi Marie
À l’heure obscure de la passion, alors que Jésus vient d’être mis en croix, vendu par Judas, trahi par Pierre, il dit à sa mère, debout à ses pieds, en voyant près d’elle le disciple qu’il aimait : « Voici ton fils », et à cet homme qui n’a pas de nom si bien que nous pouvons y glisser le nôtre, « Voici ta mère ». Et Jean ajoute : « Dès cette heure-là, le disciple la reçoit chez lui. » (Jean 19, 26-27)
Ce n’est plus la voix d’un ange, comme autrefois celle qui avait glissé à Joseph dans un songe « Ne crains pas de prendre chez toi Marie », (Matthieu 1, 20-21) mais la voix du Fils lui-même qui nous invite à recevoir chez nous, sa mère, afin qu’elle accompagne nos pas vers Lui. Cette compagnie de Notre Dame aux heures de nuit, à « l’heure du feu », je nous invite à la rejoindre, ensemble, cet après-midi, sous les traits de la Madone Sixtine.
La Madone Sixtine
La madone Sixtine est peinte en 1513-1514 par Raphaël à la demande du pape Jules II, mort pendant la réalisation de l’œuvre, initialement prévue pour l’Église San Sisto de Piacenza. Deux cent cinquante ans plus tard, en 1754, elle est vendue et exposée à Dresde. Après la seconde guerre mondiale, elle est dérobée par Moscou comme butin de guerre. Elle y restera jusqu’en 1955, et sera présentée gratuitement à la population pendant trois mois avant de revenir à Dresde.
La vierge et l’enfant y sont représentés à la manière d’une apparition, ils nous font face, encadrés d’un lourd rideau qui s’ouvre. À leurs pieds, deux martyres, à gauche, saint Sixte, sous les traits du Jules II, qui nous désigne du doigt ; à droite, sainte Barde, qui regarde les deux célèbres angelots accoudés en bas du tableau, perplexes. Sixte et Barde, sorte de figure d’Adam et Ève, vivent avec la Madone une conversation dans laquelle nous sommes invités à entrer.
En fait, l’ensemble du tableau a une teneur théologique très sûre et représente Notre Dame comme la nouvelle arche d’Alliance.
Autrefois, le Décalogue, abrité à l’intérieur du Saint des saints dans l’Arche d’Alliance, était séparé du peuple par un voile qui empêchait quiconque d’y pénétrer (hormis le grand prêtre une fois l’an). Désormais, le voile du temple, déchiré à la mort du Christ, est le signe que le ciel lui-même est décloué et accessible à tous. Autrefois, l’Arche était surmontée de deux chérubins qui se faisaient face et gardaient le propitiatoire, à l’abri derrière le rideau fermé du temple. Désormais, les deux chérubins sont bien là, un peu déroutés, ils regardent ce rideau écarté, et veillent sur le ciel ouvert.
Qui écoute attentivement les récits de la passion retrouvera un ange qui console Jésus à Gethsémani (chez Luc 22, 43) et un autre qui viendra rouler la pierre au matin de la résurrection (chez Matthieu 28, 2). Les chérubins de notre tableau attendent peut-être leur nouvel emploi en nous invitant à guetter « l’heure du changement d’ange ».
Au cœur du tableau, la Vierge et l’enfant. Tous les deux sont graves. Marie ne retient pas l’enfant, mais elle l’expose en même temps qu’elle l’offre à ceux que le doigt de Sixte désigne, à nous qui sommes là.
Il faut contempler longtemps le regard de l’enfant et celui de la mère. Elle, jeune, toute de retenue, baisse un peu les yeux. Lui nous regarde en face. Cette jeune femme debout est à la fois la vierge du refuge en Égypte, qui échappe au massacre des innocents, celle dont le cœur est transpercé d’un glaive, une Stabat mater et simultanément une Pieta. Peut-être a-t-elle aussi les traits de la femme figurée dans l’Apocalypse qui fuit au désert avec son enfant, dont Régis Burnet nous parlera dimanche prochain.
Vassili Grossman
À l’occasion de l’exposition de la toile de Raphaël à Moscou en 1955, avant qu’elle ne soit rendue au musée de Dresde, Vassili Grossman va visiter la Madone Sixtine. Journaliste soviétique, il avait pénétré dans le camp de Treblinka en septembre 1944. Laissons-lui la parole :
Dès le premier regard, une chose s’impose d’emblée, avant tout le reste : elle est immortelle. […] Ce tableau, douze générations d’êtres humains l’ont regardé. Il a été regardé par de vieilles mendiantes, par des papes et des princes russes, par des vierges pures et par des prostituées, il a été regardé par des bons et des méchants. […]J’ai vu une jeune mère tenant un enfant dans ses bras. […] Un regard aussi triste et aussi grave, dirigé à la fois droit devant lui et à l’intérieur de soi-même, est capable de connaître, de voir le destin. Leurs visages sont calmes et tristes. Peut-être voient-ils le Golgotha, la route poussiéreuse et caillouteuse qui y mène et la croix, monstrueuse, courte, lourde, en bois brut, destinée à reposer sur cette petite épaule qui ressent pour l’instant la chaleur du sein maternel.
Plus que d’autres représentations, la toile de Raphaël nous montre que Marie n’est pas une statue de plâtre ou de marbre, mais une femme de chair et de sang, une jeune fille vivante qui se retrouve enceinte, une femme heureuse, inquiète et calme, une mère bouleversée mais debout, une sœur pour tous, une sœur pour nous. Car ce qui arrive à Marie est finalement pour nous. Elle ouvre un chemin praticable pour tous et annonce par sa vie toute singulière, ce qui nous est promis à chacun : mettre au monde le Christ aujourd’hui.
Par sa main, le vieux Sixte semble dire à Marie et son fils, en nous désignant : « C’est par là. » Le lieu du salut n’est pas extérieur à notre existence. Le lieu du salut c’est la chair de l’être humain, sur cette terre et dans ce temps qui est le nôtre.
Les récits de nativité
Les récits de nativité dans les Évangiles ne sont pas un conte de fées. Lors de l’annonciation, Marie, toute jeune, acquiesce à un événement hors de tout ce que l’on peut concevoir. C’est d’abord une histoire de joie et de grâce, kairè en grec. « Grâce sur toi, comblée de grâce, le Seigneur est avec toi » lui dit l’archange (Luc 1, 28). Le voile ouvert du temple annonce cette joie et cette grâce pour nous tous. C’est gratuit, c’est cadeau. Et le miracle advient : Marie est sûre que Dieu croit en elle, que « nulle parole venue de Dieu ne peut faillir » (selon une traduction proposée par Régis Burnet pour rendre « rien n’est impossible à Dieu »).
Mais après l’annonce, l’ange s’en va et Marie reste seule. Elle court chez sa cousine. Nous sommes invités nous aussi à épouser les mots d’Élisabeth : « D’où m’est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne jusqu’à moi ? » (Luc 1, 43) Alors, Jean-Baptiste se met à danser dans le ventre d’Élisabeth comme autrefois David dansait devant l’arche d’Alliance. Dans son chant, magnifiquement commenté par Laurence Devillairs lors de la première conférence de carême, Marie reprend les mots de son peuple, et ne mâche pas les siens. Elle y parle notamment de l’humiliation qu’elle a subie, « Le Seigneur s’est penché sur l’humiliation de son esclave » dit le texte dans sa lettre, manière de nous rappeler qu’être une fille-mère à l’époque ne devait pas être très simple.
Elle parle de son humiliation, et annonce la fin de la nôtre. Car son humiliation est aussi celle des femmes qui, plus que les hommes, ont subi le déshonneur. Elle porte haut leur voix, et son chant de victoire n’est pas un chant guerrier qui viendrait sceller la défaite des hommes, mais un chant de paix qui célèbre la fin de la rivalité. Nul n’est supérieur à autrui quand Dieu lui-même s’abaisse.
L’enfant va naître au cours d’un recensement, pratique abhorrée des Écritures où compter, c’est mettre la main sur ce que l’on compte, l’arraisonner. L’hostilité du monde à la naissance du Christ est ainsi annoncée : alors même que le roi veut encadrer et contrôler son empire, la naissance Jésus est l’annonce d’un irrémédiable paramètre incontrôlable. Alors que le monde tourne sans lui, Jésus naît, pauvrement, discrètement. « Or, comme ils sont là, les jours de son enfantement s’accomplissent et elle enfante son fils, le premier-né. Elle l’emmaillote et l’installe dans une mangeoire – car ce n’était pas une place pour eux dans la salle » (Luc 2, 6-7, trad. sœur Jeanne d’Arc). Voilà, deux petits versets. Rien de plus.
Quand le délai imparti par la loi est passé, Joseph et Marie viennent présenter l’enfant au Temple. La toile de Raphaël peut à sa façon évoquer cette saynète, Sixte et Barde sont en quelque sorte en place de Syméon et Anne lorsqu’ils accueillent l’enfant. La Présentation au temple est en même temps la fin du temple, puisque désormais le temple véritable est le lieu de nos rencontres, de nos conversations, quand nous nous faisons place mutuellement, « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux », Matthieu 18, 20) et nous sommes invités à nous tenir là, dans ce tableau, pour recevoir celui dont Syméon parle en ces termes à Marie : « Voici que cet enfant provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de contradiction – et toi, ton âme sera traversée d’un glaive – : ainsi seront dévoilées les pensées qui viennent du cœur d’un grand nombre. » (Luc 2, 34-35).
De même qu’elle ne connaissait pas les conséquences de son acquiescement « Qu’il me soit fait selon ta parole », Marie ignore tout de ce glaive qui percera aussi le côté du corps de son Fils. Pourtant, elle va vite en découvrir la teneur.
Le refuge en Égypte et le massacre des innocents
L’ange du Seigneur s’adresse de nouveau en songe à Joseph pour le convaincre de gagner l’Égypte car Hérode veut tuer l’enfant.
Alors Hérode, voyant que les mages s’étaient moqués de lui, entra dans une violente fureur. Il envoya tuer tous les enfants jusqu’à l’âge de deux ans à Bethléem et dans toute la région, d’après la date qu’il s’était fait préciser par les mages. Alors fut accomplie la parole prononcée par le prophète Jérémie : Un cri s’élève dans Rama, pleurs et longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, car ils ne sont plus. (Matthieu 2, 16-18)
Regardons à nouveau la madone Sixtine. Elle est Rachel qui pleure ses enfants. En arrière-plan, confondue avec des nuages, une foule immense de visages d’enfants semble assister à cette exposition du Fils qui accomplit la promesse de Dieu et achève sa révélation. Qui sont-ils ? Ne s’agit-il pas du cri muet de toutes les victimes innocentes de tous les temps, tous ces êtres qui soulèvent une énigme bouleversante restée absolument sans réponse ? D’où vient que la naissance du Sauveur provoque la mort d’enfants innocents ? Comment est-il possible de simplement penser que l’accomplissement des Écritures passe par un tel massacre ?
Pourtant, au cœur de la tragédie, celle qui sauve la vie de Marie, Joseph et Jésus, c’est l’Égypte, la sœur ennemie, celle qui avait réduit le peuple hébreu en esclavage. C’est l’Égypte qui offre un abri aux exilés que sont Jésus et ses parents. Déjà enfant, Jésus associe l’autre, l’étranger, l’Égypte, à l’histoire du salut qu’il accomplit.
Écoutons Vassili Grossman raconter son bouleversement :
Pourquoi n’y a-t-il pas de peur sur le visage de la mère, pourquoi ses doigts ne se croisent-ils pas autour du corps de son fils avec assez de force pour que la mort ne puisse les desserrer ? Elle offre son enfant au destin, elle ne le dissimule pas. Et le petit garçon ne cache pas son visage dans le sein de sa mère. Il est sur le point de s’arracher à son étreinte pour marcher à la rencontre du destin sur ses petits pieds nus.Plus tard, en marchant dans la rue, stupéfié et bouleversé par la puissance de ces impressions soudaines, […] j’ai compris que la vision de cette jeune mère avec son enfant dans les bras me ramenait, non à un livre ou à une musique, mais à Treblinka.C’était elle qui foulait de ses pieds nus et légers cette terre vacillante de Treblinka, marchant depuis l’endroit où l’on déchargeait les wagons jusqu’à la chambre à gaz. Je l’ai reconnue à l’expression de son visage et de ses yeux. J’ai vu son fils, et je l’ai reconnu à son expression étrange qui n’avait rien d’enfantin. […] Voilà que je voyais la vérité de ces visages, Raphaël les avait dessinés il y a quatre siècles : c’est ainsi que l’homme marche à la rencontre de son destin.
Dans le drame qui se joue, toute l’histoire sainte est rassemblée. C’est à Rama, à huit kilomètres de Jérusalem que le peuple hébreu avait été rassemblé avant la déportation à Babylone. De Rama monte le cri de Rachel, la matriarche, mère de Joseph et épouse de Jacob, mère de David et de tous ses descendants, mère de tous les enfants martyrs.
Mais aujourd’hui, Rama est aussi à Gaza. Chaque génération découvre de nouveaux visages d’Hérode, avec toujours le même effroi. Et les enfants de Rama meurent, comme sont morts les enfants de Syrie, et les enfants du Kibboutz de Be’eri. Et Rachel continue de pleurer ses enfants au-delà des frontières car tous sont ses fils. La Madone Sixtine voit cela. Et son fils regarde ces enfants qui aujourd’hui encore meurent de la violence des hommes. Il voit les enfants que l’Église elle-même a abimés, meurtris. Le Fils de Notre Dame est de ce côté-là du monde, avec sa mère, nouvelle Rachel, qui « médite et garde toutes ces choses dans son cœur ». (Luc 2, 19 et 2, 51).
En écoutant Grossman, m’apparaissent les visages des femmes que je côtoie en prison, même si leur sort est bien moins tragique qu’à Treblinka. Je pense à celles qui sont séparées de leurs enfants, à celles qui accouchent en prison. Et à celles dont le ventre est vide, car leur enfant est mort et c’est la raison de leur présence en détention. Toutes ont les traits de la madone Sixtine. Toutes disent à leur façon que la vie est précieuse et magnifique. Magnifique et tragique souvent.
Au cœur de la peinture de Raphaël, l’enfant nous regarde et il voit. Au milieu de toutes ces détresses, Jésus voit. Il nous voit, sans illusion et sans jugement.
Il regarde la mort en face, résultat des tyrannies qui se cachent parfois au nom d’un Bien supérieur. Il perçoit la bonté qui résiste à toutes les tyrannies, dans le silence et la discrétion. Il nous apprend à voir.
Dans un raccourci stupéfiant – car tabou à l’époque – qui assimile le nazisme au stalinisme, Vassili Grossman, lui-même apprend à voir :
[La Madone], nous l’avons rencontrée en 1937 [année des purges en URSS, dite de la grande terreur] : c’était elle qui debout dans sa chambre, serrait son fils dans ses bras pour la dernière fois, lui disant adieu et dévorant son visage de ses yeux, puis elle descendait l’escalier désert de l’immeuble muet. Un sceau de cire était apposé sur la porte de sa chambre, une voiture officielle l’attendait en bas… […]Nous les hommes, nous l’avons reconnue, nous avons reconnu son fils : elle, c’est nous, leur destin, c’est nous, ils sont ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Et si l’avenir conduit un jour la Madone en Chine ou au Soudan, partout, les hommes la reconnaîtront comme nous l’avons reconnue aujourd’hui.
La femme adultère
Jésus voit le cœur de l’être humain. Souvenons-nous de la femme adultère, cette femme amenée par les scribes et les pharisiens pour tendre un piège à Jésus. Jésus la voit. Il voit le cœur de ces hommes et le cœur de cette femme et propose à celui qui n’a jamais péché de lui jeter la première pierre. Et tous s’en vont, à commencer par les plus vieux. Jésus n’a pas dit « que reste ici celui qui n’a jamais péché », il ne les a pas chassés, mais eux se sont jugés eux-mêmes et sont partis. Moyennant quoi, ils se sont privés d’entendre ce que Jésus dit à la femme : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va et ne pèche plus » (Jean 8, 11). Il faut que nous puissions entendre pour nous-même cette phrase magistrale, mais pour l’entendre au fond de notre cœur, laissons-nous regarder par l’enfant de la Madone Sixtine, par l’enfant de Notre Dame qui tient le monde dans sa main. Je crois que c’est cela que les visiteurs de Notre Dame viennent chercher, se cachant quelques minutes ou déambulant à l’abri de son grand manteau de pierre.
Grossman écrit, parlant de Hitler : « Le maître de l’Europe ne pouvait rencontrer le regard [de la Madonne], il ne pouvait rencontrer le regard de son fils, car c’étaient des êtres humains. » Puis il s’interroge au sujet de Staline qui avait regardé longuement la Madone de Raphaël :
« L’a-t-il reconnue ? Il l’avait rencontrée à l’époque de sa déportation en Sibérie […], il l’avait rencontrée dans les convois, dans les prisons de transit… Pensait-il à elle du temps de sa grandeur ? »
Croyez-moi, les personnes détenues que je côtoie savent ce que c’est qu’être « condamné ». Les malades qui vont mourir, ont peut-être eux-mêmes entendu cette malheureuse formule. Les chrétiens que nous essayons d’être découvrent, en contemplant la croix, que le Christ – lui l’Innocent par excellence – est de ce côté-là du monde, à la fois du côté des victimes et confondu avec les condamnés, du côté de ceux qui ne savent plus quel est leur avenir, et qui se jugent indignes, parfois même indignes d’être né. De notre côté. Le Christ de Raphaël et sa mère le savent. Les martyres Sixte et Barde qui nous représentent à leurs pieds le savent également.
Avec le mystère pascal dans lequel le Christ s’avance accompagné de ses proches et de sa mère, nous entrons dans la révolution totale apportée par le Messie : la révélation que Dieu ne condamne pas, en ce sens qu’il ne maudit pas. L’être humain peut se condamner lui-même en se détournant de Lui, comme Hérode et les tyrans de notre monde, comme les pharisiens et les scribes qui avaient voulu piéger Jésus avec la femme adultère, cependant il n’est jamais trop tard pour faire demi-tour et revenir à Celui qui proclame : « Moi, non plus, je ne te condamne pas. » Il n’y a pas d’autre conversion que celle-ci : revenir au Christ, entrer dans sa proximité, qui n’est autre que la proximité avec les plus vulnérables parmi nous.
Qui que nous soyons, passants dans Notre Dame, auditeurs de ces conférences de carême, chanoines, artisans de sa reconstruction, recteur, ou mendiants, le Christ ne nous condamne pas. Si nos actes sont jugés, Lui ne prononce aucune malédiction.
Et le regard de l’enfant exposé par la Madone Sixtine dit cela à ceux qui le regardent, il nous le dit à nous que le martyre Sixte désigne : « Moi non plus je ne te condamne pas. » Car Jésus paraît savoir – en tout cas c’est ainsi que semble nous le traduire Raphaël – qu’il va porter seul la condamnation du monde, qu’il va porter seul la malédiction de la croix pour nous délivrer de toute malédiction.
Stabat mater
C’était déjà environ la sixième heure (c’est-à-dire : midi) ; l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure, car le soleil s’était caché. Le rideau du Sanctuaire se déchira par le milieu. Alors, Jésus poussa un grand cri : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Et après avoir dit cela, il expira. (Luc 23, 44-46)
Marie est là. Notre Dame des douleurs, debout, Stabat mater. Elle se tient là où doit se tenir l’Église, et chacun de nous, comme le rappelait Dietrich Bonhoeffer dans ses lettres de prison, (ou Pierre Claverie peu de temps avant son assassinat) :
« Les Chrétiens sont avec Dieu dans sa passion. »
Voilà ce qui distingue les chrétiens des païens. « Ne pouvez-vous pas veiller une heure avec moi ? » demande Jésus à Gethsémani (Mt 26, 40). C’est le renversement de tout ce que l’être humain religieux attend de Dieu. L’être humain est appelé à vivre avec Dieu la souffrance de Dieu pour le monde sans Dieu. Il doit donc vivre réellement dans le monde sans Dieu et ne pas essayer de camoufler, de transfigurer religieusement l’état sans Dieu de ce monde ; il doit vivre « séculièrement » et participer par-là justement à la souffrance de Dieu ; il a le droit de vivre « de manière séculière », c’est-à-dire libéré de toutes les fausses attaches et des inhibitions d’ordre religieux.Être chrétien ne signifie pas être religieux d’une certaine manière, faire quelque chose de soi-même par une méthode quelconque (un pécheur, un pénitent ou un saint), cela signifie être un être humain : le Christ crée en nous non un type d’être humain, mais l’être humain tout court. Ce n’est pas l’acte religieux qui fait le chrétien, mais sa participation à la souffrance de Dieu dans la vie du monde. Voilà la metanoia, (la conversion).
La Madone Sixtine est aussi à sa façon une mater dolorosa. Par anticipation, elle est avec son Fils dans sa passion, et de ce fait avec toutes celles et ceux qui vivent des drames y compris les drames du quotidien, que l’on ne voit pas.
Nous tenir là, avec elle, c’est peut-être alors faire nôtre la pauvre prière d’Etty Hillesum, qui pourrait être celle de Notre Dame à l’heure du feu :
Ce sont des temps d’effroi, mon Dieu. Cette nuit pour la première fois, je suis restée éveillée dans le noir, les yeux brûlants, des images de souffrance humaine défilant sans arrêt devant moi. Je vais te promettre une chose mon Dieu, oh, une broutille : je me garderai de suspendre au jour présent, comme autant de poids, les angoisses que m’inspire l’avenir ; mais cela demande un certain entraînement. Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine.Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu.
Alors, lentement, après avoir reçu la dépouille de son Fils et l’avoir accompagné au tombeau, Marie entre avec nous dans le grand silence et la grande solitude du samedi saint.
Il se pourrait que nous en soyons encore là. Il nous faut vivre dans toute sa profondeur ce grand silence pendant lequel Jésus rejoint les morts de tous les temps, tous ces visages d’enfants qui habitent le fond du tableau. Il les rejoint car il ne nous quitte plus.
Ce grand silence est notre heure. L’heure de l’intercession et de la supplication pour que le Christ sorte des enfers tous ceux qui y sont enfermés et qu’il nous aide dès maintenant à vider les enfers que nous créons ici-bas. L’heure de prier pour toutes les madones dont le ventre est vide car leur fils, leur fille n’est plus.
Une invitation à croire que Dieu croit en nous
Les évangiles, et l’interprétation qu’en donne Raphaël dans sa toile, nous disent qu’il n’est plus possible de considérer que Dieu est seulement dans le ciel. Il se tient à nos côtés, de façon irrécusable et définitive. Dieu est devenu le plus faible d’entre nous. Le pivot de l’histoire humaine ne s’est pas déroulé au ciel, mais bien sûr terre et cet événement a eu des effets en amont et en aval du mystère pascal.
L’Église a su le dire quand elle a choisi comme oraison pour le 8 décembre, fête l’Immaculée Conception, ces mots :
Seigneur, tu as préparé à ton Fils une demeure digne de lui par la conception immaculée de la Vierge ; puisque tu l’as préservée de tout péché par une grâce venant déjà de la mort de ton Fils, accorde-nous, à l’intercession de cette Mère très pure, de parvenir jusqu’à toi, purifiés, nous aussi, de tout mal.
La mort de Jésus-Christ rend Marie immaculée. Ce qui veut dire qu’il lui arrive à elle ce qui est promis pour nous tous. Cela, l’Écriture n’a cessé de le proclamer, comme dans l’épître aux Éphésiens, lorsque Paul écrit : que le Père de notre Seigneur Jésus-Christ nous a bénis et qu’il nous a « élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour » faisant de nous (de nous tous) des fils adoptifs par Jésus Christ (Éphésiens 1, 3-5). Voilà notre avenir tel que le vit Notre Dame, en amont de nous.
Vierge, Marie est indisponible, car aucun de nous ne l’est, en ce sens que nul n’a mis la main sur elle, car nul jamais ne doit mettre la main sur un être humain.
Immaculée, elle l’est : elle vit de plain pieds dans la vie reçue de Dieu. Elle esquisse notre avenir : Vivre en Dieu, saufs de tout ce qui abîme et détruit, immaculés. En cela, elle est Reine de la paix.
Jean l’a écrit avec des paroles très fortes : « Or, vous savez que lui, Jésus, s’est manifesté pour enlever les péchés, et qu’il n’y a pas de péché en lui. Quiconque demeure en lui ne pèche pas. » (1 Jean 3, 5-6). « Quiconque demeure en lui ne pèche pas ! » Entendons-nous la puissance de cette affirmation ? Si la femme adultère demeure en Jésus-Christ, reste avec lui au milieu, et le suit jusqu’en sa passion, tournée vers lui, sans crainte de se présenter telle qu’elle est, sans fard, devant lui, elle pourra vivre de la même innocence que celle vécue pleinement par Marie, elle qui est « infiniment grande parce qu’aussi elle est infiniment petite », elle qui est « infiniment joyeuse, parce qu’aussi elle est infiniment douloureuse ».
« Comment y croire ? Est-ce seulement vrai ? »
Le grand discours à ses amis que Jésus laisse en héritage aux chapitres 13 à 17 de saint Jean, se termine par une bouleversante prière à son Père qui peut nous donner un vrai courage. Judas vient de le vendre et Pierre va le trahir. C’est l’heure de la déception. Pourtant, Jésus prie son Père avec ces mots :
J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu as pris dans le monde pour me les donner. Ils étaient à toi, tu me les as donnés, et ils ont gardé ta parole. Maintenant ils savent que tout ce que tu m’as donné vient d’auprès de toi : les mots que tu m’as donnés, je les leur ai donnés, ils les ont reçus et vraiment […] ils ont cru que c’est toi qui m’as envoyé. (Jean 17, 6-8)
À l’heure de la trahison des siens, dans une prière de nuit entre la Cène et Gethsémani, Jésus assure son Père de notre foi : « Ils ont gardé ta parole. Ils ont cru que tu m’as envoyé. » C’est bouleversant. Mais la première bénéficiaire de la confiance de Jésus n’est-elle pas sa mère ? Si elle a cru que Dieu croyait en elle, ne pouvons-nous pas le croire aussi ? Peut-être que la foi, ce n’est pas d’abord croire en Jésus-Christ, mais croire qu’il croit en nous plus que nous-mêmes. En nous tous. En chacun.
L’heure du changement d’ange
Alors un avenir est possible. Un avenir pour tous qui commence aujourd’hui. Il s’agit, comme le disait magnifiquement Bernard Feillet, de ne pas rater « l’heure du changement d’ange » :
Quand l’ange de la nuit s’en va et que l’ange du jour n’est pas encore venu, à l’heure du changement d’ange, l’homme connaît une grande angoisse. […] La foi qui ne se raconte pas d’histoires est un entre-deux, un entredeux-anges : l’ange du réconfort de l’agonie, et l’ange de la proclamation de la Résurrection, la plus belle des incertitudes. Ne pas manquer l’heure du changement d’ange : elle est vraie, je ne puis douter qu’il en est ainsi.
Peut-être est-ce toute la force de ce tableau : représenter l’heure du changement d’ange. Le voile est déchiré par la passion du Christ. Le ciel est ouvert, il est ouvert à tous. L’évangile est donné à tous. Les deux anges qui gardaient le propitiatoire ont eu pour charge, l’un de consoler le Christ à l’heure de sa passion, et l’autre d’annoncer la résurrection. Là, le premier attend de passer le relais au second. C’est l’heure du changement d’ange. C’est notre heure, chaque jour. En Irak, à Mossoul, Notre-Dame de l’Heure, martyre de Daesh, est à nouveau debout. Ici à Paris, Notre Dame, notre maison-cathédrale à toutes et tous, manifeste de son éclat l’heure du changement d’ange, le passage du feu à la lumière. Ce grand manteau de pierre qui offre un abri à tous ceux qui y rentrent, croyant ou non, est une maison pour tous, qui nous invite à vivre cette heure du changement d’ange dans chacune de nos existences. Cette heure est vraie, je ne puis douter qu’il en est ainsi.
Écoutons encore Vassili Grossman :
La force miraculeuse et sereine de ce tableau tient aussi à ce qu’il nous parle de la joie d’être une créature vivante sur cette terre. […] Ce tableau nous dit combien la vie doit être précieuse et magnifique, et qu’il n’est pas de force au monde capable de l’obliger à se transformer en quelque chose qui, tout en ressemblant extérieurement à la vie, ne serait plus la vie.La force de la vie, la force de ce qu’il y a d’humain en l’homme est immense, et la violence la plus puissante, la plus absolue, ne peut asservir cette force, elle peut seulement la tuer. C’est pour cela que les visages de la mère et du fils sont si sereins : ils sont invincibles. En ces temps de fer, la mort de la vie n’est pas sa défaite.
Marie, Notre Dame de la paix, n’annonce pas une paix de guimauve. Elle pleure le massacre des innocents. Elle est debout avec son Fils à l’heure de la passion, et peut-être comprend-elle mystérieusement qu’en s’abaissant au rang des malfaiteurs, plus personne ne pourra jamais accuser Dieu d’indifférence au sort des souffrants et des maudits. « En sa personne, il a tué la haine » (Éphésiens 2, 16). Sur la croix, la victoire a eu lieu. La fin de la haine est donc possible, et Marie prie le Père pour tous ces fils et ces filles qui lui ont été donnés par son Fils. Pour nous. Pour chacun.
Sur la croix, la supplication du Fils emmène avec lui la supplication de sa mère et toutes nos prières. Chacun de nos noms est prononcé dans cette prière. Chaque cheveu qui tombe de notre tête est emporté chez Dieu dans cette intercession. L’heure du changement d’ange nous ouvre les portes de la vie éternelle, dès aujourd’hui.
Introduction à la conférence
Chaque dimanche à Notre-Dame de Paris (4e) :
– 16h30, conférence
– 17h15, vêpres
– 18h00, messe
Diffusion en direct sur KTO télévision et France Culture, en différé sur Radio Notre Dame et RCF.
Depuis 1835, les Conférences de carême de Notre-Dame de Paris constituent un grand rendez-vous de réflexion sur l’actualité de la foi chrétienne.