« Le rôle spirituel de Notre-Dame a été réaffirmé par la réouverture »
Paris Notre-Dame du 30 janvier 2025
Mathieu Lours, historien de l’architecture et spécialiste des cathédrales, est l’un des meilleurs connaisseurs de Notre-Dame de Paris. Alors qu’il interviendra le 5 février, au Collège des Bernardins, avec Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris, et Jérôme Fourquet, directeur de département à l’Ifop, il partage dans Paris Notre-Dame ce que, selon lui, peut nous dire une cathédrale – thème de leur table ronde [1].
Paris Notre-Dame – Quels enseignements tirez-vous de l’immense mobilisation pour la restauration de Notre-Dame de Paris ?
Mathieu Lours – Le premier enseignement est qu’une cathédrale marque bien évidemment l’imaginaire et fait partie, au-delà des croyances, de la culture de l’humanité, de la culture du christianisme et de la culture française. Elle se trouve à l’intersection des identités complexes, et plus une identité est complexe, plus nous sommes dans l’affectif… pour le meilleur comme pour le pire ! Lorsque l’on veut s’attaquer à l’identité d’un lieu ou d’un peuple, on détruit ses cathédrales – comme l’a montré l’Union soviétique ou la Révolution française. À la différence de la fascination devant un château, alors que la féodalité n’a plus cours en France, une cathédrale nous fascine alors même qu’elle est un monument vivant dans lequel il n’y a pas eu de glissement d’usage. Tout l’imaginaire qui l’entoure est né à l’époque du Romantisme où la cathédrale est alors devenue un monument captivant, alimenté, par la suite, par la littérature et le cinéma. Elle symbolise la transcendance et le dépassement par l’homme des lois de la physique. Mais si la cathédrale de l’imaginaire est gothique et gigantesque, n’oublions pas qu’il ne s’agit pas de la majorité des édifices français.
P. N.-D. – De quelle manière la restauration de Notre-Dame a-t-elle influencé la compréhension que nous en avions ?
M. L. – Les recherches menées au cours de ce chantier ont permis de confirmer les découvertes réalisées lors de campagnes dans d’autres cathédrales. Notre-Dame était en réalité, du fait de son usage permanent et d’une absence de restauration depuis cent soixante ans, l’une des cathédrales dont nous connaissions le moins la chair et les os. Nous avons notamment eu la confirmation que du métal avait été utilisé dans la construction et qu’un travail particulier avait été effectué sur la charpente. Les études réalisées à Notre-Dame, compte tenu du fait qu’elle était fermée et « blessée », ont permis aux groupes d’études et à l’accompagnement scientifique du chantier de bénéficier de conditions uniques avec, entre autres, la présence d’échafaudages sur l’ensemble de l’édifice, de temps et de financements conséquents. L’« effet Notre-Dame », catalyseur, a eu un impact sur les plans affectif et financier mais aussi scientifique. Une association s’est d’ailleurs créée, l’Association des scientifiques pour Notre-Dame, qui regroupe de manière non institutionnelle la plupart des chercheurs d’histoire d’architecture médiévale et même moderne.
P. N.-D. – Quelles leçons les futures générations d’architectes et d’historiens peuvent-elles tirer de cette expérience ?
M. L. – D’une part, que l’authenticité du geste et du matériau font partie intégrante de la restauration telle qu’on l’entend au XXIe siècle. La restauration n’est pas seulement un processus esthétique du monument mais relève de son éthique et de sa nature. Nous ne devons pas uniquement transmettre aux générations futures une cathédrale identique mais un édifice qui montre la manière dont nous avons réfléchi sur celui-ci et le sens que nous lui avons donné à notre époque. D’une certaine manière, sa restauration doit être entendue comme s’intégrant dans l’histoire de Notre-Dame et non relever d’une volonté d’effacer cette histoire ou d’en donner une version idéale.
P. N.-D. – Comment voyez-vous l’avenir de Notre-Dame, tant sur le plan culturel que spirituel ?
M. L. – Malgré ce qu’on peut lire parfois, le rôle spirituel de Notre-Dame a, pour moi, vraiment été réaffirmé par la réouverture. Nous pouvons avoir l’impression, chez certains auteurs, qu’il n’est possible de trouver la foi que dans des cathédrales vides et désertes ! Mais au Moyen Âge, les cathédrales étaient loin d’être des églises-monastères. Du XIIe au XIXe siècles, le clergé passe son temps à se plaindre des gens qui sont trop nombreux et indisciplinés. Même dans des périodes de forte pratique religieuse, de croyance unanime, il était donc déjà difficile de discipliner les foules dans des édifices qui attiraient ! Nous sommes loin de la vision romantique du solitaire perdu dans une cathédrale-forêt… C’est un pari, mais Notre-Dame doit trouver son rôle spirituel avec la foule. En ce sens, le choix de ramener le tabernacle sur le maître-autel, la place qu’il occupait depuis le XIIe siècle, est vraiment saisissant et transforme le chœur liturgique en un lieu silencieux, intouchable, peu visible des visiteurs. Le chœur vivant est ainsi sacralisé, ce qui est fondamental et qui, selon moi, sacralise l’ensemble de la cathédrale. Les gens se demandent pourquoi ils ne peuvent pas s’en approcher, ce que signifie cette lumière rouge... Ce contraste très fort qui s’opère entre le déambulatoire bruissant et le chœur liturgique préservé est un coup de génie !
P. N.-D. – D’aucuns regrettent justement que Notre-Dame ne soit pas suffisamment calme et recueillie…
M. L. – Si vous y étiez entrés au XIIIe siècle, vous auriez eu l’impression d’être au marché ! N’oublions pas qu’au Moyen Âge, la prière silencieuse n’existait pas, à part pour le clergé. Tous ceux qui récitaient une prière dans Notre-Dame de Paris le faisaient à haute voix. Au moins quatre ou cinq messes étaient célébrées en même temps sur les trente-cinq autels de l’édifice. Il y avait donc déjà un bruissement continu et des allées et venues. L’image de l’église silencieuse est celle du clergé du XIXe siècle. Un second élément complètement contraire à l’esprit de ces architectures sont les chaises. Ces cathédrales médiévales ont été conçues pour ne pas en avoir ; les gens déambulaient en travers de la nef. Aujourd’hui, la présence de chaises conduit à finalement figer l’espace et avoir cette impression de couloirs. Mais la manière de prier et célébrer a changé, on ne peut plus faire sans aujourd’hui.
P. N.-D. – On retrouverait donc presque les foules de l’époque médiévale…
M. L. – Avec une différence notoire : au Moyen Âge, la totalité des visiteurs étaient chrétiens et pratiquants alors qu’aujourd’hui l’identité catholique de Notre- Dame est confrontée à l’altérité voire l’indifférence de la majorité. Mais la cathédrale peut justement éveiller les curiosités ! Le savoir et le respect passent avant tout par la curiosité et celle-ci est suscitée par l’émotion. Les prédicateurs et les théologiens du Moyen Âge le savaient très bien : movere, émouvoir ; placere, plaire ; et docere, enseigner – la trilogie de la rhétorique d’Aristote. Encore aujourd’hui, tout commence avec l’émotion des visiteurs qui sont saisis en pénétrant dans Notre-Dame. Puis, ils découvrent le lieu et passent à la délectation. Enfin, ils peuvent s’interroger et se demander pourquoi ce lieu leur parle. Je ne connais pas un seul visiteur, quel que soit son degré de croyance, qui, en sortant de Notre-Dame, se soit dit que cette visite lui avait parlé de la même manière qu’un musée, un marché ou un parc d’attractions ! Et, à partir du moment où il le reconnaît, le pari est relevé…
Propos recueillis par Mathilde Rambaud
[1] *Infos pratiques
Que nous dit une cathédrale ? Avec Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris, Mathieu Lours, historien, et Jérôme Fourquet, de l’Ifop. Mercredi 5 février, à 19h.
Collège des Bernardins, 20, rue de Poissy, 5e.
Tarifs : 10 €, 5 € (réduit).
Informations et inscriptions : collegedesbernardins.fr
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