« Pour vous et pour la multitude »

Paris Notre-Dame du 12 février 2025

Alors que la cathédrale a rouvert ses portes depuis deux mois et accueille, chaque jour en semaine, environ 29 000 visiteurs, Paris Notre-Dame a passé une journée entière sous ses voûtes afin de voir ce qui s’y vit. Récit fidèle d’un jour ordinaire.

7h20. Sur le parvis nimbé de nuit et de silence, une jeune femme berce tendrement une poussette. Debout avant l’aurore à cause du réveil de Séraphine – 2 ans et deux billes qui vous fixent intensément –, Antje, en vacances à Paris, s’est dirigée vers Notre-Dame afin d’assister à la première messe du jour, avec pour seul argument cette conviction désarmante : « Je suis là car le Christ est vivant. » Déjà, elle n’est plus seule. Quelques ombres matinales la rejoignent – un groupe de prêtres étrangers récitent le chapelet – tandis que les membres de la sûreté et de l’accueil s’affairent, afin de laisser entrer les premiers visiteurs dans la cathédrale, à 7h50.

7h50. Les premiers visiteurs sont accueillis par le P. Olivier Scache, vice-recteur de Notre-Dame, autour du baptistère, afin de commencer la journée par l’Angélus.
© Charlotte Reynaud

« Bonjour à tous, soyez les bienvenus, approchez- vous ! », lance aux premiers arrivants le P. Olivier Scache, vice-recteur de la cathédrale, qui les invite à « se rassembler autour du baptistère » : « Nous allons prier sous l’ange à la trompette pour chanter l’Angélus, et ainsi ouvrir notre coeur à recevoir les grâces dont nous avons besoin, pour devenir artisans de Son amour. » Après l’Angélus, la procession de ces fidèles du jour – parmi lesquels se sont glissés quelques visiteurs, qui hésitent à suivre le mouvement ou à déambuler dans la cathédrale – remontent la nef pour assister à la célébration de la messe. Dans l’assemblée, une petite centaine de personnes de tout âge et de nombreux horizons, en famille, en couple, en solo ; parmi eux, une assez forte proportion de jeunes adultes, venus confier leur journée de travail ou d’études. Certains sont même des habitués, comme Mayeul, qui vient une fois par semaine en invitant des amis ; une proposition acceptée ce jour-là par Théo, qui, pour la première fois depuis la réouverture, a pu assister à « cette messe dépouillée, recueillie et centrée sur l’essentiel » dans la cathédrale, où il se sent particulièrement « à sa place » : « On n’est pas intimidé, ici. Qu’on soit chef d’État ou sans-abri, on rentre par la même porte ! »

9h. Comme une volée de moineaux, les travailleurs ont quitté la cathédrale avec le sentiment, selon les mots de Paul, 23 ans, d’avoir déjà « gagné [leur] journée », tandis que les visiteurs franchissent, toujours plus nombreux, le portail principal. À leur poste, Charlotte, 19 ans, et Guilhem, 21 ans, étudiants à l’École du Louvre et bénévoles à la cathédrale plusieurs fois par semaine, sont chargés de les accueillir et les diriger, avec le sourire. Si eux-mêmes ne sont pas croyants, ils se sentent particulièrement attachés à cette « deuxième maison » : « Il y a une aura dans ce bâtiment, comme une bienveillance dans l’air. Quand on repart, on va souvent mieux que lorsqu’on est arrivé. » Et d’ajouter : « C’est un lieu particulier ici ! On le voit aux yeux qui s’émerveillent, aux gens qui s’enlacent, qui ont besoin de toucher les piliers, qui font leur signe de croix ou qui s’agenouillent... » Une émotion dont Annick, hôtesse d’accueil, est aussi le témoin privilégié, elle qui voit défiler chaque jour des milliers de personnes à son comptoir. Si la conversation se limite parfois à une simple demande de renseignement, elle devient l’occasion d’un échange plus profond lorsqu’il s’agit de demander une intention de messe pour tel proche décédé ; une famille désunie ; une recherche de travail qui n’aboutit pas ; l’acceptation face à un cancer en stade terminal, dont on comprend que la personne malade n’est autre que celle qui demande cette prière… Autant de fragments de vies, parfois blessées, qui se murmurent sous les voûtes de Notre-Dame à un bénévole, à un chapelain, ou même à un parfait inconnu.

« Des Claudel anonymes, j’en croise tous les jours »

Car, pour ceux qui prennent le temps de regarder au-delà de la foule qui, en ce milieu de matinée, déambule désormais en flux continu et dans le même sens (du nord au sud), Notre-Dame est aussi le lieu où se brisent les silences et les solitudes. Assis sur les chaises dans la nef, plusieurs visiteurs osent ainsi s’adresser à leur voisin du jour, évoquant leur pays d’origine, la cérémonie de réouverture ou les raisons de leur venue, parfois dans un anglais approximatif. Pour Étienne Maître, diacre de la cathédrale, il y a « une grâce vraiment particulière et exceptionnelle de ce lieu » qui permet de réunir « des gens de tout âge, de milieux sociaux, culturels et confessionnels extrêmement variés : chacun reçoit le choc de la visite de la cathédrale, dans ce qu’il est individuellement, à travers sa propre histoire, tout en étant conscient que le voisin est ému, lui aussi dans sa propre histoire. Il n’y a pas beaucoup de lieux où cela se passe comme cela. C’est une grâce vraiment très rare, qui doit nous interpeller. »

10h30. Au premier rang, mon voisin du moment – Philippe, un Palois de passage à Paris pour la journée – plaisante : « Alors, ça fait quoi d’être assis à la place de Donald Trump ? » « Croyant mais plus trop pratiquant », il est venu voir Notre-Dame autrement qu’à la télévision. L’effet a été « wahou, comme disent les jeunes maintenant. Mais je savais bien que ça m’attraperait. » Au fil des minutes, le ton se fait plus grave, plus intime aussi : « Il y a quelque chose de la foi qui reste en moi, bien sûr… Et puis quand on vient ici, pour ceux qui voient quelque chose, ça ne laisse pas indifférent ; cela remue beaucoup de choses intérieurement… C’est presque un peu matérialiste, mais la beauté du lieu aide à prier. » Sa prière du jour, justement, est pour son fils, atteint d’un lymphome et qui commence sa chimio le lendemain : « Il va s’en sortir, c’est sûr… Il dit que je perds mon temps à prier, mais en même temps, ça ne peut pas faire de mal, non ?! » Et de répéter avec émotion, comme pour s’en convaincre, tout en se dirigeant vers le reliquaire de la Couronne d’épines : « Il va s’en sortir, c’est sûr. »

Le P. Henry de Villefranche, chapelain de Notre-Dame, est sans cesse sollicité lors de sa déambulation.
© Charlotte Reynaud

Des rencontres comme celles-ci, les bénévoles et les chapelains en font chaque jour. « Pas une journée ne se passe sans que quelqu’un ne me tombe en pleurs dans les bras, confie Gérard, bénévole, qui vient justement de tendre son paquet de mouchoirs à une femme en larmes, bouleversée par son passage devant la châsse-reliquaire. Parfois les personnes veulent se confier ; je les écoute et puis, de temps en temps, je les dirige vers un prêtre. » La présence du clergé, déambulant en aube tout au long de la journée, suscite particulièrement l’intérêt des visiteurs et pèlerins. Si beaucoup sollicitent des bénédictions, d’autres ont des demandes plus précises : « Mon Père, je peux vous poser une question théologique ? », apostrophe ainsi un grand gaillard d’une vingtaine d’années, baskets et banane fluo, en croisant le chemin du chanoine Henry de Villefranche, chapelain, qui prend volontiers le temps de la réponse. Cet échange à peine achevé, un autre homme, triturant son bonnet de laine, l’interpelle à son tour : « Y a possibilité de faire un petit peu de ménage dans mon coeur ? » « Allez venez, je vous emmène », répond le chapelain, en montrant les chapelles de confession. Ces chapelles, justement, ne désemplissent pas. « Depuis deux mois, je n’ai jamais autant confessé que dans toute ma vie de prêtre, confie le P. Bertrand Dufour, chapelain, qui voit parfois des personnes d’autres confessions pousser la porte pour poser des questions. Le pardon de Dieu – cette miséricorde qui accueille tous les hommes –, je le touche du doigt chaque jour ; et cela me transforme moi-même, dans la façon d’accueillir les gens, dans le regard que je peux poser sur eux. » Et d’ajouter : « La plupart du temps, ces gens n’avaient pas du tout prévu de se confesser ; et puis, il y a eu ce que j’appelle “le croche-patte de la Vierge Marie”, et ils sont là, devant moi, parce que, en ce lieu, ils ont été touchés de manière très personnelle et très concrète dans leur vie. Des Claudel anonymes, j’en croise tous les jours ; la parole de Dieu qui est vivante, je la vois à l’oeuvre dans ce qui se passe dans la cathédrale. »

« La foule qui prie et la foule qui est là »

12h. La messe commence par l’Angélus. Contrairement à celle du matin, l’affluence est forte ; c’est la cohabitation entre deux foules, l’une statique et recueillie, l’autre bruissante et en perpétuel mouvement, priée par les bénévoles de poursuivre leur déambulation avec discrétion et sans photographier ni filmer la célébration avec leur smartphone. « Le bruit fait partie de la vocation de la cathédrale, affirme Étienne Maître. Le jour où il n’y aura plus de bruit dans la cathédrale, c’est là qu’il faudra s’inquiéter. Il y a cette rencontre entre la foule qui prie et la foule qui est là, et l’une parle à l’autre. Nous prions avec ce bruit-là et pour les gens qui sont là, à la fois à leur intention et pour attester vis-à-vis d’eux que la prière existe. » Pour les chapelains aussi, la volonté de célébrer la liturgie au milieu des visites a nécessité un temps d’adaptation : « Au début, j’étais un peu gêné, confie le P. de Villefranche. Mais cela m’a permis de revisiter ce qu’était la célébration de la messe, et notamment cette parole du Christ, prononcée le Jeudi saint et lors de la prière eucharistique, lorsqu’il dit “Ceci est la coupe de mon sang, le sang de l’alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés”. “Pour vous et pour la multitude” : désormais j’y vois l’assemblée et la foule de visiteurs. Et j’espère que cette multitude entend une parole de prière, une bénédiction. »

Étienne Maître, diacre, est très sollicité pour bénir personnes et objets.
© Charlotte Reynaud

Pour le P. Guillaume Normand, vice-recteur de la cathédrale, cette attention aux visiteurs imprègne tout ce qui se vit spirituellement dans la cathédrale, de la célébration de la messe à la récitation du chapelet, en passant par l’adoration du jeudi soir et la vénération de la Couronne d’épines le vendredi : « Pour qui prêche-t-on ? À qui parle-t-on ? C’est impossible à savoir ! Cette assemblée du jour, cette foule circulante, ces gens dont je ne connais ni la vie, ni ce qu’ils cherchent, impriment quelque chose dans la manière de célébrer, en donnant, dans la prédication, mais aussi dans le ministère de la réconciliation, une dimension importante à la consolation. » C’est justement lui qui anime, ce jour-là, la récitation du chapelet sur les Mystères glorieux, à 15h, une heure où l’affluence est la plus forte. Dans la nef, des dizaines de fidèles, imperturbables, égrènent leur chapelet avec beaucoup de ferveur ; certaines personnes, visiblement non-francophones, hochent la tête avec conviction pour s’associer à la récitation des Je vous salue Marie. « Vous qui passez dans cette cathédrale, sachez que vous êtes portés dans la prière », lance le P. Normand, après avoir proposé de prier « pour tous ceux qui cherchent Dieu, dans la cathédrale ou ailleurs », tandis que les visiteurs regardent avec intérêt et étonnement cette assemblée recueillie. « Le corps du Christ qui se rassemble pour prier devient un signe au milieu des gens qui croient de loin ou qui ne croient pas, partage le P. Normand. Le corps du Christ est également celui qui se confie : qui sait ce que les gens déposent au pied de la Couronne d’épines en venant la vénérer ? Il est aussi celui qui intercède, en priant pour le monde et en méditant sur les mystères de la vie de Jésus au milieu de cette foule qui déambule, et à qui on dit qu’elle est portée dans la prière. »

17h. Comme à chaque fois, une heure avant les temps liturgiques, l’équipe des bénévoles filtre peu à peu les accès à la nef et à la croisée du transept afin d’en libérer l’espace et de favoriser la prière. L’intensité lumineuse baisse peu à peu, jusqu’à donner au bâtiment une ambiance tamisée, propice au recueillement ; et cela fonctionne, le volume sonore s’amenuise lui-aussi.

17h30. Les premières notes de l’orgue de choeur et des chanteurs de la Maîtrise annoncent les vêpres, qui seront suivies par la célébration de la messe du soir, à 18h, tandis que le P. Dufour s’adresse aux « pèlerins et visiteurs, frappés par cette beauté qui nous parle de Dieu ». Comme chaque fois, la célébration de la messe intrigue les visiteurs, qui s’attardent dans le transept pour regarder et comprendre ce qu’il se passe. Pour beaucoup, de confessions ou de cultures différentes, le rite – et surtout l’eucharistie – suscite beaucoup de questions qu’ils posent aux bénévoles ou au diacre : « Quelques minutes pour expliquer en anglais ce qu’est l’eucharistie, ce n’est pas si facile !, sourit Étienne Maître. Mais le fait que cette personne ait été interpellée, qu’elle ait osé m’interroger, c’est déjà une grâce. Nous sommes capables d’une ouverture à l’autre et à Dieu qu’on oublie trop souvent… Ici, le mot communion prend une autre couleur ! » Cet intérêt n’a pas échappé à Anne, assise au premier rang pour la messe. Elle qui a travaillé, alors étudiante à la Sorbonne, avec le P. Jean-Marie Lustiger lorsqu’il était aumônier, se dit « très heureuse de célébrer la messe au milieu des gens et non pas à l’abri des regards, dans une petite chapelle à l’écart. J’ai parfois lu que la cathédrale était devenue un musée, mais, pour ma part, je suis très émue par cette célébration et la présence du Saint-Sacrement, dans l’axe. Oui, cette cathédrale est priante… et j’ai confié tout ce monde-là à Notre Dame. » Alors que la messe touche à sa fin, et que visiteurs et pèlerins sont invités à se rassembler, comme au petit matin, autour du baptistère pour réciter le dernier Angélus, la cathédrale se vide de ses derniers occupants.

19h. Sur le parvis nimbé de nuit et de silence, tous repartent vers d’autres horizons avec, pour certains, la joie d’avoir fait une rencontre, le cœur plus léger d’avoir été entendu, l’envie d’en savoir plus sur cet Autre... Demain, Notre-Dame rouvrira ses portes pour une nouvelle journée où, par la grâce de ce lieu, l’ordinaire saura révéler l’extraordinaire.

Charlotte Reynaud

Réouverture de Notre-Dame de Paris

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