Pourquoi rendre grâce ?
Paris Notre-Dame du 11 décembre 2014
P.N.-D. – Que signifie « rendre grâce » ?
Fabrice Hadjadj – L’existence même des choses et des êtres est un don gratuit ; l’action de grâce est une réponse à ce don de l’existence. La générosité de celle-ci nous émerveille, nous pousse à la gratitude et nous invite à l’action de grâce : quand nous sommes face à un beau paysage ou quand nous écoutons une belle musique, cette louange affleure tout d’un coup en nous, spontanément. Saint Augustin appelait cela « la connaissance matinale » – qu’il distinguait de la connaissance nocturne, d’ici-bas. La « connaissance matinale » se manifeste en nous comme une aurore intérieure.
P. N.-D. - Comment la louange peut-elle concrètement nous élever ?
F. H. – D’habitude, nous sommes face à ce que nous maîtrisons : c’est le règne de la technologie. Mais l’action de grâce n’a rien à voir avec la domination technique. Nous sommes reconnaissants parce que nous avons été bouleversés par ce qui nous est apparu comme plus grand que nous. Le début de la louange consiste à reconnaître que nous sommes incapables, par nous-mêmes, de remercier pour ce qui nous a bouleversés, ou de glorifier dignement le Seigneur : la parole balbutie et ne cesse d’échouer devant la grandeur de ce qu’elle est en train de dire. Et en même temps, parce que c’est plus grand, nous ne cessons nous-mêmes de grandir dans la louange, nous sommes pris dans l’élan de ce qui nous dépasse.
P.N.-D. - Comment entre-t-on dans une démarche d’action de grâce ?
F. H. – S’émerveiller exige de dépasser la volonté de contrôle sur les choses. Cela requiert une attitude d’humilité – humiliation qui nous terrasse, mais qui ne nous écrase pas – qui nous élève, au contraire. L’écrivain Rainer Maria Rilke dit qu’être vaincu par ce qui est plus grand que nous, nous élève davantage que d’être vainqueur de ce qui est plus petit. Pour louer, il faut aussi percevoir que l’existence des choses, leur gratuité, précèdent leur utilité. La logique utilitariste s’oppose à l’action de grâce : il est possible de dire que la couleur du flamant rose sert à sa survie, mais la gratuité de la manifestation de cette forme est première. Il faut s’arrêter, prendre le temps, ouvrir les yeux, comme le peintre Cézanne, qui voulait qu’on regardât le monde « comme celui qui vient de naître ». Dans nos préoccupations mondaines, nous pouvons aussi perdre de vue la gratuité de la présence de l’autre. Mais quand nous le regardons pour lui-même, nous entrons dans une démarche d’émerveillement. Nous sommes aujourd’hui, plus que jamais, dans une époque de l’indignation morale. Il est important de se rappeler qu’avant le ressentiment, il y a l’émerveillement : nous sommes horrifiés par ce qui vient défigurer le visage d’un enfant, parce que ce visage nous a d’abord éblouis par sa bonté. Si nous sommes à même de nous indigner, c’est parce que nous avons d’abord rendu grâce, même implicitement ; la louange précède ainsi toute indignation véritable. Cette louange est initialement donnée, elle n’est pas le résultat d’un effort, mais il faut s’efforcer de l’accueillir en soi, pour se défaire de ses préoccupations et se simplifier. • Propos recueillis par Alix Bourel
Conférence « Très peu pour moi, merci ou de notre difficulté à rendre grâce », à la Maison St-Léon (15e), le jeudi 11 décembre, à 20h30 ; 11 bis place du cardinal Amette ; 01 53 69 60 10