Suite Grünewald de Gérard Titus-Carmel
Paris Notre-Dame du 19 mars 2009
La grande nef du Collège des Bernardins accueille la Suite Grünewald, de Gérard Titus-Carmel. Cette suite, composée de 159 dessins et d’une grande peinture, inspirés de la Crucifixion du retable d’Issenheim, réalisés de juin 1994 à juin 1996, est exposée pour la première fois.
P. N.-D. : Pourquoi ce travail sur le retable d’Issenheim ?
Gérard Titus-Carmel – Depuis bien longtemps, comme beaucoup, je connaissais ce retable par des reproductions, lorsque m’a été donnée l’occasion de le contempler en réalité, seul, souvent et longuement, à une époque où je lisais justement le très intéressant texte de Huysmans, Trois Primitifs, qui s’attarde particulièrement sur le
chef-d’oeuvre de Grünewald. La peinture, pour moi, marque dans son histoire quelques forts repères, et le retable en est un – et non des moindres –, somptueux dans sa violence comme dans sa composition, et terrible dans la fixité de sa dramaturgie. De plus, le retable d’Issenheim s’offre à la vue par séquences, les scènes se découvrent lorsque les volets pivotent en offusquant d’autres : c’est comme feuilleter un grand livre ou comme démonter un corps en « écorché » pour le comprendre dans sa totalité.
Le panneau central, celui de la crucifixion, apparaît comme un opéra glaçant et pourtant plein de compassion. L’ensemble est d’une grande économie de couleurs – on dira essentiellement blanc, rouge et noir –, ce qui lui confère une force et une puissance à la fois calme et solennelle. Bien sûr, c’est le corps d’un crucifié qui est représenté là ; bien sûr, c’est la douleur et l’imploration ; bien sûr aussi, c’est le Livre qui y est mis en scène, il n’y a pas lieu d’évacuer le sujet. Mais bien plus qu’une terrifiante image pieuse, c’est avant tout un chef-d’œuvre de la peinture. Et c’est en tant que peintre que je me suis interrogé sur cette œuvre, m’intéressant avant tout à la géométrie interne qui la gouverne, à l’organisation de l’espace et des formes, à la situation des personnages – c’est-à-dire à l’ensemble du dispositif formel qui la commande, toutes ces exigences rassemblées au seul service de la peinture. En tout cas, pour moi, de la haute idée que je me fais de la peinture.
P. N.-D. : Comment avez-vous travaillé ?
G.T.-C. – A l’origine, je pensais ne faire que quelques dessins qui ne s’intéresseraient qu’à la composition. Mais très vite il m’a fallu prendre en charge les personnages en commençant par les situer et les nommer, comme au début d’une pièce de théâtre : d’abord Marie-Madeleine, dont j’ai fait 7 dessins, puis Marie et saint Jean, encore 7 dessins et saint Jean-Baptiste, 7 autres dessins. Il me restait alors le Christ lui-même : là, j’ai un peu hésité, et abordant la suite des dessins sur ce grand corps attenté, j’ai su que j’avais entrepris une aventure qui me mènerait plus loin que prévu. Il y avait à prendre en charge les personnages du drame autant que l’organisation formelle du tableau, et j’en suis ainsi venu à autant travailler opiniâtrement sur chacun d’eux qu’à poursuivre ma réflexion sur la représentation en continuant de déconstruire la scène.
Ainsi les dessins sont devenus de plus en plus abstraits, chacun s’attachant à faire apparaître les lignes et les forces qui les faisaient si instamment participer au tableau. Et cela jusqu’au 159e où, presque à mon corps défendant – et à ma grande surprise –, je me suis vu refaire le geste du bras de saint Jean-Baptiste désignant le Christ, comme s’il récapitulait tous les autres dessins qui le précèdent, en les pointant du doigt. Comme l’injonction d’un retour. Et pour moi, comme une fin.
P. N.-D. : Un travail harassant, donc ?
G. T.-C. – Oui, ce fut un travail âpre et de tous les jours pendant près de deux ans. Il est d’ailleurs arrivé qu’au milieu de cette longue descente, me sentant tellement gagné par cette gravité et, je crois, parvenu à une telle profondeur dans la compréhension de cette crucifixion, que j’ai soudain senti le besoin, la nécessité même de reprendre un peu d’air. J’ai alors réalisé une importante suite de peintures et de dessins – la série des Forêts – sur la transparence et la lumière, leçon que je recevais justement de ma fréquentation des ténèbres de Grünewald, avant d’y retourner et de clore mon travail avec les dernières grandes balafres noires et rouges de la fin. De fait, les 159 dessins et la grande peinture de ma Suite Grünewald se trouvent nourris dans leur centre d’une clairière – d’un puits de lumière. C’est comme si je n’avais pu me confronter à cette œuvre qu’en m’offrant le luxe d’une éclaircie.
P. N.-D. : Qu’est-ce que cette série vous a appris sur le travail de la peinture ?
G. T.-C. – Rien de plus que je ne savais déjà, c’est-à-dire qu’en art, aucun but ne sera jamais atteint. C’est l’expédition qui compte. Le lent travail de l’artiste, et c’est sans doute là sa gloire, se fait toujours dans le doute et le questionnement ; dans la manœuvre même de la peinture qui échappe à toute connaissance, puisque celle-ci ne s’approche que dans sa seule pratique. Le champ de la peinture s’ouvre sur une matière qui est très malléable, ductile et sans autre but, c’est sa spécificité. Le travail s’organise donc, d’œuvre en œuvre, de série en série, comme autant de séquences le long d’une même voie qui n’aura pas plus de début qu’elle ne connaîtra de terme. Il n’y a donc pas de progression, au sens où nous l’entendons, qui impliquerait je ne sais quel gain de qualité ou de perfection, comme si, chemin faisant, on partait de l’innocence ou de l’ignorance pour parvenir après des années de labeur à une forme de sagesse ou au pur brio. Le travail du peintre est de tenter de trouver la réponse au cœur même de la peinture, dans sa « finalité sans fin », comme dit Kant, en parlant de la beauté. La beauté si parfaitement définie par cette phrase de Rogier Munier : « La beauté est la forme en son miracle, au bord de sa défaillance. » • Recueilli par Frédérique de Watrigant