12 mars 2006 - Devenir : l’intervention de Michel Serres
Cathédrale Notre-dame de Paris - Dimanche 12 mars 2006
Cette intervention vient en écho de l’intervention de Marguerite Léna
Texte extrait de "Voici l’homme" Conférences de carême à Notre-Dame de Paris (Parole et Silence 2006).
Ecce homo, voici l’homme ; voici, d’abord, celui qui, aux portes du prétoire, apparut à la foule, voici deux mille ans. Quoique aveuglément, nous devinons la distance qui nous sépare de lui, fils de Dieu et fils de l’homme.
Ecce homo : voici, ensuite, l’homme d’aujourd’hui, celui que je suis, que vous êtes, ceux avec qui nous vivons tous les jours, ceux enfin des générations futures, nos enfants. Quels changements s’opérèrent en nos corps, depuis ces deux millénaires ? Contemporaines surtout, des métamorphoses formidables viennent de changer nos manières de naître, notre espérance de vie, la préparation de notre mort. Ces événements de l’existence ne dépendaient pas de nous, jadis ; sans pouvoir réagir, nos pères subissaient leur nécessité fatale. Au contraire, naître, vivre et mourir dépendent aujourd’hui, de plus en plus, de nos connaissances scientifiques, de nos expertises médicales, chimiques et pharmaceutiques, de nos décisions privées, de nos libertés civiles. Ces nouveautés nous étonnent ; elles nous ravissent parfois ; elles nous épouvantent souvent. Quoique aveuglément, nous devinons, devant nous, un avenir différent de nos histoires ancestrales. Comment comprendre ce qui vient d’arriver à notre histoire, à notre existence, à notre corps ? En revenant sur la passion et la résurrection de l’Incarné, dont Pilate a dit : Ecce homo.
VOICI D’ABORD POUR LA MORT
Récit de la résurrection
Le jour de Pâques, de grand matin, les saintes femmes, Marie-Madeleine en tête, accourent au tombeau, encombrées de vases d’aromates. Arrivées au but, elles y trouvent la pierre roulée, le sépulcre vide et un jeune homme en blanc qui les attend. Pourquoi porter ces parfums ? Qu’allaient-elles faire là ? Embaumer le cadavre. Pourquoi ? Afin de respecter les rites antiques. Joseph lui-même avait fait momifier la dépouille de son père Jacob avant de le ramener dans la terre des ancêtres. Une parure pompeuse, un éclat emprunté cherchaient à embellir notre corps après la mort. Long travail aux techniques précises, l’embaumement préparait la résurrection, l’événement que les Égyptiens nommaient la sortie dans le jour de l’immortalité. Devant Jésus, Lazare avait surgi embarrassé de linges et de bandelettes.
Depuis des temps immémoriaux, les momificateurs ôtaient d’abord la cervelle au moyen d’aiguilles et les entrailles par une incision pratiquée dans le flanc ; puis ils baignaient et lavaient le cadavre d’aromates, pendant parfois quarante jours, dans des piscines de préparations alchimiques ; ils l’enveloppaient enfin d’une lingerie encaustiquée.
Chirurgicales, chimique, textile, ces quatre techniques séparaient le conservable du périssable, purifiaient, lissaient en couvrant de cosmétique, enfin ensevelissaient en des bâtis luxueusement aménagés.
Le récit de la Passion indique chacun de ces vieux rites, mais les supprime, un à un : la couronne d’épines sur le crâne et la plaie au flanc d’où coulent sang et eau, Jésus les reçoit de son vivant ; de même, Marie-Madeleine, à Béthanie, verse sur lui, un vase de nard précieux : embaumé ou oint avant sa mort, il reçoit des mains d’une femme publique son nom de baptême, Christ, qui veut dire oint ou embaumé, nom qu’elle écrit sur son corps en répandant l’aromate comme en une extrême-onction. Enfin, levées matin, les saintes de la parentèle, accourant au tombeau, y voient les linges pliés dans un coin retiré, bandelettes inutiles sans leur contenu. Les quatre techniques canoniques de l’embaumement disparaissent quatre fois.
La passion, la mort et la résurrection du Christ annulent tout travail de momification sur un corps dont le nom a le même sens que : momie. Disparaissent la mort et ses préparatifs. Arrivées devant le tombeau vide, les femmes ne surent que faire de leurs vases d’aromates, ce matin de Pâques-là, moment où s’achève la grande, la colossale Antiquité méditerranéenne et peut-être universelle : moment unique où la sortie dans la lumière du jour, où l’entrée en gloire après la mort ont lieu sans préparatif, sans pratique ni parfum, sans voiles ni bandes, sans appareil, sans travail, sans technique ni connaissance. Oubliez le corps mort, tournez vos activités vers d’autres objets que le cadavre, libérez-vous de la mort.
Alors le temps et l’histoire basculent. Si vous creusez dans la terre, comme les historiens, comme les archéologues, comme ceux qui vénèrent le passé mort, vous ne trouverez désormais que des tombeaux vides. La vie personnelle, la vie collective, bref l’existence et l’histoire humaines se dirigeaient autrefois dans un sens unique : vers la mort. Nous comptons désormais le temps dans l’autre sens. La fin ne gît plus devant moi, devant nous, mais derrière moi, derrière nous : laissons les morts enterrer les morts. Voilà une première signification, historique et toute humaine, de la Résurrection.
Voici la seconde. Pour la première fois de l’histoire, la victime ne vainc pas le vainqueur, à son tour, par vengeance ; mais, par un retournement inouï, tire sa victoire de la mort elle-même, où toujours les rivaux espèrent précipiter leur adversaire. Nul n’a jamais dit ni lu que le Ressuscité triomphait de Pilate ni de quelque traître, ni de quelque tribunal, de sorte qu’à son tour nul ne saurait tirer vengeance de ceux qui ont condamné Jésus. Le tour de bête vainqueur-vaincu s’arrête, la mort elle-même se retire. Fin de la vieille, de l’abominable histoire.
Combien, jadis et naguère, ont annoncé : Dieu est mort ? Nous chantons au contraire : la mort elle-même vient de lâcher prise, la mort est morte, finie sa victoire.
EXEMPLE SINGULIER DE CETTE FIN : LA PEINE DE MORT
Écoutons l’une des sept dernières paroles du Christ sur la croix : Tout est consommé.
Au moment de mourir, nous nous demanderons : qu’avons-nous fait, en somme, de notre existence ? Quand notre vie se consumera, s’achèvera, se finira, elle se définira, et, en somme, révèlera son vrai sens. Quelle signification émerge de cette consommation finale, ici, au Golgotha ? S’y révèle cette vérité ou ce sens que les lois humaines ont sacrifié un innocent. Or si cette victime rachète, comme dit l’Écriture, les péchés du monde, alors nous ne pourrons plus, désormais, condamner quiconque à mort, puisque tous les crimes et toutes les peines du monde et des hommes se trouvent désormais purgés, rachetés. Vient donc de mourir le dernier condamné à mort de l’histoire. Par sa mort, le Christ abolit la peine de mort. Tissée de violence, la vieille histoire est consommée ; le temps des sacrifices est terminé ; le temps de la mort s’achève. La mort est morte, il vient de la racheter.
IL NE RESTE PLUS DONC QU’À PARLER DE LA NAISSANCE
Voici encore l’une des sept dernières paroles du Christ sur la croix : Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère. Au moment de mourir, le Christ dit l’engendrement ; il parle d’une femme et d’un enfant, d’une mère et de son fils. Au moment de mourir, il annonce une naissance ; il joue de nouveau la scène de Noël.
Ecce homo : voici la naissance de l’homme. Comment naissons-nous, naturellement ? Nous sommes tous sortis d’un ventre vivant ; la nature, bien nommée, nous fait naître d’une mère ; les lois exigent ensuite que nos parents nous reconnaissent ; nous naissons alors à la légalité ; après la naissance naturelle, suit la naissance civile ; enfant de fait, d’abord ; ensuite, enfant de droit ; en outre et parfois, même exceptionnellement, nos lois permettent l’adoption. Nous pouvons donc naître par trois fois ou de trois manières différentes : fille ou fils naturel, fils ou fille légitime, enfant adoptif.
Or dans la Sainte Famille, celle de la crèche de Noël, s’effacent, en partie, les deux premiers liens : ceux de la vie naturelle et de la loi civile, jusqu’à s’adoucir. Voici Joseph, père adoptif ; voici Jésus, fils adoptif ; voilà enfin Marie, dont la virginité douce, au delà de la parturition dure, naturelle, charnelle, incarnée, renouvelle la généalogie de nature et de sang. Lui-même sans fils ni fille, Jésus-Christ s’écarte de la généalogie de sang et de nature ; mourant comme un hors-la-loi, il se désengage des lois politiques et civiles ; il vient même de dire, au prétoire : mon royaume n’est pas de ce monde.
Or, cette dernière parole, adressée à Marie et à Jean, dit la Bonne Nouvelle. Laquelle ? Voici : à compter de cette annonce, il y aura filiation ou parenté si et seulement si le père et la mère adoptent le fils ou la fille, si la fille et le fils adoptent père et mère, c’est-à-dire s’ils se choisissent les uns les autres par amour et dilection. À partir de la naissance de Jésus comme fils adoptif, à partir de sa mort où il désigne un fils adoptif et une mère adoptive, vierge, une seconde fois, de cette nouvelle maternité, l’humanité, transcendant les liens de sang et ceux de la loi, faisant bifurquer du même coup les généalogies antiques, descendra moins de la nature ou des lois que de sa propre volonté, que de sa propre liberté, de son choix et de l’amour.
Vous deviendrez vraiment père, mère, fille ou fils, au moment où vous vous choisirez les uns les autres, où vous vous aimerez les uns les autres. L’ère moderne, celle-là même qui commença le jour de Noël, à la naissance du fils de ladite Vierge, se définit alors comme celle où l’adoption, c’est-à-dire le choix d’amour, devient le lien humain élémentaire de la parenté, la structure élémentaire de la parenté. Ecce homo : voici les nouvelles relations de la généalogie humaine ; aux portes de la mort s’annoncent une nouvelle naissance, une nouvelle parenté, bref une anthropologie et une histoire nouvelles, les nôtres, celles d’aujourd’hui.
Ecce homo, voici donc le fils de l’homme et la filiation humaine. Voici, face à Lui, l’homme d’aujourd’hui : ecce homo.
Scientifiques, techniques, sociaux, juridiques. les changements contemporains que nos connaissances et nos pratiques projettent et dont parfois nous avons peur qu’ils déstabilisent nos corps, nos familles, nos usages, nos valeurs. touchent, en effet, à la naissance, à la généalogie, à l’espérance de vie, à notre combat contre la mort, à la mort elle-même.
Voici donc l’homme d’aujourd’hui, dont nous transformons si fort le corps par rapport à ce qu’il fut que nous avons peur de ne plus le reconnaître ; dont nous transformons si fort les relations que nous avons peur de ne plus le reconnaître au milieu des autres et des siens, eux aussi transformés.
Pourquoi nous angoissons-nous ? En ses récits les plus angoissants, ceux de la Passion, l’Évangile n’éclaire-t-il pas, n’adoucit-il pas, n’aménage-t-il pas. les transformations de ces choses propres à l’homme et qui font bifurquer son destin ?
Et si, quoique aveuglément, nous devinions que commence l’ère chrétienne ?
Michel Serres