26 mars 2010 - Mourir « Un temps pour mourir » par Marie de Hennezel
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 26 mars 2006
Cette intervention fait écho à l’intervention du Père Brice de Malherbe
Il y a un moment pour tout
Un temps pour toute chose sous le ciel
Un temps pour enfanter
Et un temps pour mourir.
Qohélet 3, 1-8
C’est ce dernier temps, le temps pour mourir, qui sera aujourd’hui l’objet de notre dialogue.
Un temps qui nous concerne tous. Car, chacun d’entre nous ici présent, chacun de ceux qui nous écoutent, croyant, non-croyant, sait que ce temps viendra. Cette conscience de notre mortalité est comme une écharde plantée au cœur de notre humanité. Notre souffrance, notre vulnérabilité d’être humain mortel, nous les partageons avec tous. Comme Brice de Malherbe nous le dira tout à l’heure, Jésus-Christ lui-même les a partagées avec nous. C’est la raison pour laquelle nous nous devons de nous appuyer les uns sur les autres pour les porter.
Comment allons nous vivre ce temps ? Notre mort nous surprendra t’elle, ou bien cheminerons nous lentement vers elle ? Nous sera-t-elle volée par ceux qui préféreront nous mentir pour ne pas rencontrer notre angoisse ? Nous sera-t-elle imposée par ceux qui décideront à notre place que nos derniers instants de vie ne valent pas la peine d’être vécus ? Exigerons-nous qu’un tiers abrège notre vie, ou le ferons-nous nous-mêmes, par crainte d’affronter notre propre déchéance ou d’être un poids pour les autres ? Ou bien ferons-nous de ce temps, un temps d’échange, de transmission, un don d’amour, le dernier de notre vie ?
Mourir est un verbe qui, aujourd’hui, suscite la peur. Tant il est sorti de la sphère de l’intime. On meurt à l’hôpital, et généralement seul, le corps relié à des machines, parfois sur un brancard dans un service d’urgence. Certainement de moins en moins chez soi, dans son univers familier, entouré des siens. Car nous avons perdu les rites qui apaisent : la veille du mourant, les mots, les gestes qui disent la valeur de ces derniers échanges.
Médicalisation de la mort, perte de la culture de l’accompagnement. Solitude et désespoir, tel est le constat que l’on peut faire aujourd’hui. « L’enfer est désormais ce qui précède la mort, mais pas ce qui vient après » disait récemment la sociologue Danièle Hervieu-Léger, devant la mission parlementaire sur l’accompagnement de la fin de vie.
On comprend alors que sur cette « terre de l’oubli », pour reprendre une expression qui revient souvent dans les Psaumes, « la bonne mort » soit imaginée comme une mort rapide, discrète, si possible dans son sommeil. « Il ne s’est pas vu mourir » dit-on comme une consolation.
Si le « temps pour mourir », ce temps qui précède la mort dès lors que le corps s’affaiblit, que la médecine ne peut plus guérir, est potentiellement porteur de sens, et que ce sens en souligne la dignité, il n’en demeure pas moins que bien des personnes meurent avant de mourir. De lassitude, de déception, de honte. Ayant perdu tout ce à quoi elles s’identifiaient, l’image du corps, leur rôle social, leur autonomie, elles sombrent dans le désespoir, se replient sur elles-mêmes, refusent de communiquer.
Le temps pour mourir est alors perçu comme une attente pénible, inutile, absurde, qu’il convient par souci de dignité et d’humanité d’abréger. Rares sont ceux qui, aujourd’hui, souhaitent vivre consciemment et lucidement leur mourir. Rares sont ceux qui pensent que le temps pour mourir peut être un temps fort, nourri de paroles et de gestes qui font sens.
Quelle est la part de la responsabilité de ceux qui soignent ou accompagnent les personnes en fin de vie dans cette démission ? Les entourent-on d’assez d’amour ? Porte t’on sur elles un regard qui leur donne le sentiment de la permanence de leur identité ? Un regard qui dise : « malgré les changements de ton corps ou de ton esprit, tu restes pour moi la personne que tu es. » Combien de fois l’indifférence, voire la maltraitance, signifient à ceux qui s’enfoncent dans la grande vieillesse ou dans la dépendance que leur vie ne vaut plus la peine d’être vécue.
Comment s’étonner alors que, dans une sorte de repli mélancolique, ceux qui se vivent comme des exclus de la société réclament qu’on leur donne la mort ? Alors, qu’en sourdine, presque en secret, c’est une demande d’amour qu’ils formulent, mais que nous ne savons pas déchiffrer.
Pourtant, depuis vingt ans, un mouvement en faveur des soins palliatifs et de l’accompagnement ouvre pour un regard différent, une approche moins technique, plus humaine, davantage respectueuse de la personne mourante et des enjeux de l’accompagnement.
Enjeux que je voudrais maintenant évoquer devant vous à partir de ma rencontre avec un grand nombre de personnes en fin de vie, et d’une longue fréquentation de ceux qui les accompagnent au quotidien.
Il s’agit de restituer à la mort sa place dans nos vies, afin que nos vies soient pleines, profondes et riches de sens.
Il s’agit de permettre à un mourant d’être un vivant jusqu’au bout, afin qu’il puisse accomplir sa vie avant de mourir, en faisant ouvre de transmission, et conserver le sentiment de faire partie de la communauté des vivants.
Il s’agit enfin de découvrir le lien mystérieux entre vulnérabilité et humanité.
Restituer à la mort sa place dans nos vies.
On parle aujourd’hui de « mort interdite ». L’expression est juste. Silence autour de toutes ces morts intimes qui nous touchent de près, escamotage des rites, solitude de celui qui meurt, solitude des survivants qui doivent effacer leur chagrin en trois jours. L’angoisse de notre société devant la mort est proportionnelle à ce déni. En faisant comme si la mort n’avait aucune incidence sur nos manières de vivre, nous appauvrissons nos vies, nous en perdons le goût, sans même nous en apercevoir. On croit qu’en oubliant la mort, on vivra mieux. C’est l’inverse qui se produit. Comme en témoignent ces deuils interminables, ces dépressions au long cours, lorsqu’on a abandonné un être proche au seuil de la mort, que l’on n’a pas pu lui dire au revoir. N’est-ce pas un peu de soi que l’on a abandonné ? Un peu de son humanité ? Le déni de la mort se venge, dit-on, en déniant la vie. La mort qui n’a pas sa juste place finit par envahir toute l’existence. Ainsi notre société est-elle devenue, pour employer les mots de Louis Vincent Thomas, à la fois « thanatophobe et mortifère ».
L’enjeu d’un regard différent sur la mort est bien de nous donner ce que saint Benoît appelait « les outils du bien agir. » Quand les moines récitaient le Memento mori - souviens toi que tu es mortel - ou bien lorsque nous nous souvenons, le mercredi des Cendres, que nous sommes poussière et que nous retournerons en poussière, ces paroles nous rappellent que la mort fait partie de la vie. Cela nous aide à en accepter le caractère transitoire, passager. Cela nous aide aussi à la respecter, à l’honorer. C’est aussi, et cela mérite d’être rappelé ici, l’expérience de ceux qui ont frôlé la mort, ou l’expérience de ceux qui se savent condamnés. Comme cette jeune femme juive, promise à l’extermination, Etty Hillesum. Leur goût de vivre en est augmenté, le sens qu’ils donnent à leur existence en est approfondi.
Il ne s’agit pas ici d’un carpe diem sans perspective. Car la conscience de sa finitude aide l’être humain à faire ouvre humaine, à créer, à transmettre. « La vie humaine serait-elle aussi féconde si elle ne connaissait pas sa limite ? » demande le philosophe Jacques Ricot. Question à laquelle Maurice Zundel a déjà répondu : « c’est devant la mort que l’on prend conscience que la vie aurait pu être quelque chose d’immense, de prodigieux, de créateur. Mais c’est trop tard . et la vie ne prend tout son relief que dans l’immense regret d’une chose inaccomplie. C’est alors que la mort, justement parce que la vie a été inaccomplie, apparaît comme un gouffre. »
Être un vivant jusqu’au bout
Le temps pour mourir est un temps tissé de paradoxes.
On peut savoir que l’on va mourir et ne pas croire que la vie puisse s’arrêter. C’est ce paradoxe que le poète Max Pol-Fouchet traduit par cette formule : « mourir existe, la mort n’existe pas ! » Ce cheminement de deux pensées contradictoires, mais qui coexistent, Freud l’attribue au fait qu’il n’y a pas « de représentation de la mort dans l’inconscient. » C’est ainsi que des personnes, qui n’ont pas de culture ou de croyance religieuses, n’ont pas pour autant le sentiment que la mort conduit à une sorte de néant. Le sentiment d’infinitude, enraciné au cœur de l’inconscient, côtoie ainsi le sentiment de la finitude extrême, sans cesse confirmée par les progrès de la détérioration physique et biologique.
Le deuxième paradoxe est de constater que cette détérioration du corps ne s’accompagne pas nécessairement d’une détérioration affective et spirituelle. « N’est ce pas au moment où la vie nous quitte que nous pressentons le plus que nous sommes cette vie et non pas ce futur cadavre, ce corps biologique qui part en morceaux et auquel nous nous sommes identifiés si longtemps ? » s’interroge Maurice Zundel ?
Ce mouvement paradoxal - appelé d’ailleurs communément « le mieux de la fin » - marqué par un regain de vitalité, un besoin intense de relation, au moment où l’on attendrait plutôt du mourant qu’il se détache, correspondrait à ce que le psychanalyste Michel de M’uzan qualifie de « travail du trépas », dernier travail, travail d’accouchement de soi, puisqu’il parle de « tentative de se mettre complètement au monde avant de disparaître. »
Nous ne pouvons pas ne pas rapprocher ceci de ce qu’écrit saint Paul dans sa 2e épître aux Corinthiens : « tandis que notre extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. »
Même si le corps se détériore, si l’univers du mourant se rétrécit, que ses jours sont comptés, un plan de l’existence demeure, celui de la vie intérieure, intime, spirituelle, celui de la relation à soi, à l’autre, au grand Autre. Ce plan de l’existence ne relève plus tant du « faire » que de « l’être ». Il a parfois été négligé au cours de la vie, insuffisamment exploré. Alors pourquoi ne pas considérer « le temps pour mourir » comme un temps où l’homme intérieur peut se développer, s’accomplir ?
Travail du trépas, travail d’accomplissement de soi, d’intériorisation, de transmission. Il s’agit de déposer quelque chose de soi chez l’autre, l’autre aimé, l’autre qui accompagne, l’autre qui va nous survivre. Par un geste, une parole, un regard, - tous ces bruissements de la vie affective - l’essentiel est ainsi échangé. Gratitude, bénédiction, pardon. Les derniers échanges deviennent irremplaçables. Parce que l’on n’est pas abandonné par ses frères humains, on peut alors s’abandonner avec confiance au mystère de la mort.
Découvrir le lien mystérieux entre vulnérabilité et humanité.
Nous l’avons dit, le plus souvent, ce sont les autres qui entravent le « travail du trépas », en refusant de reconnaître au temps qui reste à vivre une valeur, une dignité. Ils passent alors à côté d’une des expériences les plus profondes qui soient : la rencontre profonde, intime, avec la vérité d’autrui.
N’est-ce pas lorsque nous sommes au cœur de notre impuissance face à la souffrance de celui qui va mourir que nous sommes le plus proche de lui ?
Comme le dit Maurice Zundel, dans L’expérience de la mort, il y a des moments où en face d’un désespoir qui nous est confié, qui vient à nous comme vers son dernier recours, il est impossible de ne pas sortir de soi. On est jeté dans le cœur d’autrui. « C’est à ce moment-là que s’établit incontestablement entre deux humains qui ont atteint le même degré de silence, cette communion prodigieuse dont on perçoit ici et maintenant qu’elle est infinie et éternelle. »
On pense alors à la rencontre avec le visage chez Levinas. Rencontre qui nous bouleverse, nous désarçonne, tant le visage par sa nudité, sa vulnérabilité, nous oblige, suscite en nous une responsabilité infinie : qu’arrivera t’il à cet autrui menacé, si je fais défection ?
Lourde et belle responsabilité que celle d’offrir à celui qui va mourir notre présence attentive et aimante, afin qu’il puisse entrer vivant dans la mort, et confiant dans l’infinitude de l’amour, dire comme dans le psaume 23 : « je ne crains aucun mal car tu es avec moi. »
« Le vrai problème n’est pas de savoir si nous vivrons après la mort, mais si nous serons vivants avant la mort », nous dit Maurice Zundel, car « Si nous étions vivants avant la mort, s’il y avait en nous cette grandeur, cette puissance de rayonnement, où s’atteste une valeur, s’il y avait en nous une source jaillissante, si notre vie portait partout la lumière, la mort serait progressivement vaincue. »
Marie de Hennezel