26 mars 2010 - Mourir « Mourir dans la lumière du Christ » par le P. Brice de Malherbe
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 26 mars
Cette intervention fait écho à l’intervention de Marie de Hennezel
Texte extrait de "Voici l’homme" Conférences de carême à Notre-Dame de Paris (Parole et Silence 2006).
Nous venons d’entendre un écho des angoisses de bien de nos contemporains sur le temps du mourir. Angoisses qui conduisent souvent à occulter la mort, parfois à vouloir la provoquer.
Nous venons d’entendre aussi l’expérience d’une personne passionnément engagée dans l’accompagnement jusqu’au bout de la personne mourante.
Ces angoisses et cette expérience sont celles que partagent bien des disciples du Christ. Plus largement, elles amènent la communauté des chrétiens « réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire »1 à s’interroger : quelle réponse pouvons-nous apporter aux angoisses de nos frères les hommes sur le temps du mourir ? N’est-il pas vrai que « l’amour du Christ nous presse »2 à entrer pleinement dans ce mouvement d’accompagnement compassionnel de la personne mourante ?
La tendance actuelle au déni de la mort nous conduit à méditer plus profondément ce paradoxe mystérieux : C’est en s’abaissant jusqu’à la mort, et la mort sur une croix3 , que le Christ Jésus élève l’homme à une dignité insoupçonnée. L’Évangile lu à la messe de ce dimanche nous le rappelle : « De même que le serpent de bronze fut élevé dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé afin que tout homme qui croit obtienne par lui la vie éternelle. »4 Le Christ Sauveur assume la figure glorieuse du Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel, selon la vision du prophète Daniel, pour entraîner dans la gloire de sa vie divine les hommes sanctifiés par lui.5 Or, cette exaltation dans la gloire et ce don de la vie divine sont vécus paradoxalement dans l’humiliante exposition à tous les regards du Christ vivant la malédiction du mourir sur la Croix, comme autrefois le peuple d’Israël atteint par la morsure mortelle des serpents du désert retrouva vie en contemplant l’objet même de sa malédiction, dressé par Moïse sur un étendard.
Ainsi, le Christ vient élever l’homme à sa pleine dignité d’enfant de Dieu en assumant la vulnérabilité de l’homme jusque dans sa mort. Ce faisant, il guérit l’homme de la tentation de se libérer de la malédiction du mourir en posant des actes relevant d’une surpuissance illusoire, de l’illusion d’une maîtrise possible de la mort. Tentation à laquelle nous risquons aujourd’hui de céder dans un même mouvement conduisant d’abord à s’acharner au-delà du raisonnable à repousser la mort pour ensuite abandonner le mourant voire provoquer sa mort lorsque la bataille contre celle-ci s’avère perdue. Tentation qui nous conduit, pour reprendre les termes de Marie de Hennezel, à abandonner un peu de notre humanité.
À trop vouloir mettre sa confiance dans sa force, l’homme finit par exercer sa violence contre ce qu’il aime. Au contraire, écrivait Paul Beauchamp, « Le pouvoir de l’homme est dans sa douceur. »6 Sans doute est-ce une part du charisme féminin de tempérer la propension plutôt masculine à tout vouloir dominer, y compris sa propre destinée, gardant ainsi l’humanité de sombrer dans une logique de toute puissance incontestablement mortifère.
La Sagesse de Dieu nous révèle donc que la manière humaine de vivre la mort n’est pas de la fuir, mais de l’affronter. Plus encore, entrant librement dans sa Passion - dans ce temps du souffrir et du mourir-, donnant clairement à ces évènements douloureux la dimension d’une offrande de soi, le Christ Jésus retourne le sens de ce temps du mourir qui, de châtiment subi devient, oui, un don d’amour : « comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde - dit la quatrième Prière Eucharistique - il les aima jusqu’au bout. » Pour le Christ, la mort n’a pas été étrangère à sa vie, bien plutôt il a récapitulé en son approche de la mort ce qu’a été sa vie : un don de soi. L’amour n’est-il pas en partie une mort à soi-même pour un surcroît de vie ?
En tout cas, l’apôtre Paul, saisi par l’amour du Christ qui est « mort pour tous »7, y voit clairement un appel à intégrer les marques de déchéance, de souffrance et de mort dans son élan inlassable pour porter au monde la lumière de la gloire de Dieu qui resplendit sur le visage du Christ et qui fait vivre . Si la mort fait son ouvre dans la chair mortelle de l’apôtre, cela ne saurait ralentir son effort pour transmettre la vie qu’il a reçue du Christ. Il écrit bien en effet, « si notre homme extérieur s’en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. »9 La déchéance du corps n’empêche pas une union croissante au Christ qui fait vivre. Pour tout disciple elle peut même être l’image d’une certaine mort existentielle à soi-même pour se donner entièrement au Christ : « Il est mort pour tous - insiste Paul - afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux. »10 Paul parle d’ailleurs dans l’épître aux Romains du baptême comme d’une mort avec le Christ pour être vivant à Dieu.11 Il nous est donné alors à comprendre combien pour les baptisés, loin d’être un temps indigne d’être vécu, une fatalité à subir, le temps du mourir peut être librement assumé comme l’accomplissement d’une vie accueillant à cour ouvert l’amour du Christ qui donne la vraie vie et laissant disparaître les conséquences de ces manques d’amour appelés « péchés » par la tradition biblique, de ces replis sur soi conduisant à la mort.
S’agit-il pour autant de légitimer la souffrance des derniers jours d’une vie finissante ? Ce serait là opérer un grave contresens dont certains pans de la dévotion catholique n’ont pas été exempts. Paul est pourtant clair : « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour (agapen), cela ne me sert de rien. »12 L’amour, et non l’ascèse, est principe de salut. Nous savons d’autre part que l’on ne peut aimer l’autre en vérité si l’on ne s’aime pas soi-même. L’acceptation de sa condition humaine mortelle, voire l’offrande de cette part de souffrance qui ne peut être évacuée ne saurait conduire au dolorisme. Moins encore, bien sûr, à l’abstention face à celui qui meurt. Marie de Hennezel nous invite à « nous appuyer les uns sur les autres » pour porter notre souffrance : elle rejoint ainsi saint Paul, encore lui, exhortant les Galates à porter « les fardeaux les uns des autres » pour accomplir ainsi la Loi du Christ.13
L’appel à la compassion envers celui qui souffre à en mourir est si co-naturel au christianisme que nos chemins de Croix ont ajouté aux figures de bonté des évangiles (Simon de Cyrène, les femmes de Jérusalem, la Vierge Marie et saint Jean), la Véronique, essuyant de son linge le visage de Jésus. Elle est comme notre guide pour nous pencher avec attention vers celui ou celle qui devenu familier de la souffrance, n’a peut-être plus éclat ni beauté pour attirer nos regards, et devant qui, trop souvent, on se voile la face.14 Sur le voile de Véronique dit la tradition s’est imprimé le visage de Jésus : signe par excellence que l’on retrouve la vérité de sa propre humanité en rejoignant le mourant dans sa vulnérabilité.
Il nous a été rappelé ce soir la valeur de ces gestes, de ces regards, de ces échanges, de ces silences même par lesquels un mourant garde sa dignité de vivant jusqu’au bout. C’est tout l’art de « l’accompagnement », reconnu depuis vingt ans par les instances officielles de notre pays comme un complément indispensable à l’action plus spécifiquement médicale.15 En ce domaine, nous catholiques nous trouvons renvoyés à notre propre tradition. Provoqués, au bon sens du terme, à être artisans de cette communion des derniers instants avec les malades dont nous avons la charge, proches par les liens de famille sans doute, proches en humanité toujours. Bien des catholiques se sont trouvés d’ailleurs engagés dès le début dans le développement des soins palliatifs. Médecins et soignants ayant recueilli les recommandations exprimées dès les années cinquante par le pape Pie XII en faveur d’une thérapie proportionnée et du soulagement efficace de la douleur.16 Religieux et fidèles de tous horizons engagés en aumônerie ou en association de bénévoles. Ils poursuivent aujourd’hui, et bien d’autres avec eux dans différents services de santé, leur présence active et respectueuse auprès des malades proches de la mort.
J’aimerai simplement revenir sur une constatation de Marie de Hennezel qui résonne pour nos familles et nos communautés comme un appel à un examen de conscience : « nous avons perdu les rites qui apaisent » nous a-t-elle dit. Or, en plus de toute la richesse des attentions humaines auprès des mourants que nous partageons avec tous, nous catholiques sommes dépositaires de ce trésor de grâce constitué par les sacrements pour les malades. Qu’en faisons-nous ? N’avons-nous pas perdu le sens de ces rites ? Certes, des efforts louables se font d’une part pour développer la distribution de l’eucharistie aux malades et aux personnes âgées, d’autre part pour célébrer l’onction des malades de manière communautaire, en paroisse ou à l’hôpital. Parfois même, des familles souhaitant que leur parent proche de la mort puisse recevoir le sacrement du pardon ou l’onction des malades peuvent être durement confrontées à la pénurie de prêtres. Mais bien souvent l’on évite de parler des réalités de la foi aux grands malades - « pour ne pas l’impressionner » dit-on -, ou l’on appelle l’aumônier une fois que la personne est inconsciente, voire déjà morte : la peur de la mort s’est projetée sur les rites qui l’entouraient et écartent les sacrements au moment même où la personne a sans doute le plus besoin de la paix et du salut qui vient de Dieu.
Comment ces signes de consolation à l’heure de la mort sont-ils devenus synonymes de malheur ? Il serait trop ambitieux d’en tracer ici l’analyse. Faisons plutôt brièvement mémoire du sens de ces sacrements pour en retrouver l’usage bénéfique.
L’onction des malades, dont la pratique est attestée dès les temps apostoliques par la lettre de saint Jacques17 , renouvelle la présence vivifiante et salutaire du Christ dont la compassion envers les malades et les mourants s’est manifestée par des guérisons de tous ordres. Si nous hésitons à proposer l’onction des malades à nos proches, pensons à ce chef de synagogue nommé Jaïre, venant trouver Jésus, tombant à ses pieds et le suppliant : « ma petite fille est à toute extrémité, viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive » (Mc 5,23). Pensons encore à ce centurion envoyant à Jésus quelques notables juifs pour le supplier de venir sauver son esclave sur le point de mourir (Lc 7,1-3). Si nous reconnaissons dans le Christ le Fils de Dieu venu guérir et sauver les hommes pourquoi l’écarter du temps du mourir ? S’il n’accorde pas la guérison, du moins apportera-t-il le pardon des péchés et cette présence divine susceptible d’établir le mourant dans la paix chantée par le psalmiste : « Si je traverse les ravins de la mort je ne crains aucun mal, car tu es avec moi, ton bâton me guide et me rassure » (Ps 23 (22),4).
Cette présence sacramentelle du Christ, l’Église nous invite avec insistance à en faire bénéficier le mourant par la communion eucharistique donnée en viatique. Communion qui peut même être donnée, en l’absence d’un prêtre ou d’un diacre, par tout fidèle, homme ou femme, préparé à cela. « À l’heure où pour le malade tout semble s’effondrer - lisons-nous dans le rituel - la communion au Corps et au Sang du Christ manifeste qu’en Jésus Christ, Dieu fait avec nous une Alliance éternelle ; elle annonce aussi qu’au-delà de la mort Dieu invite à la joie du banquet messianique. »18 Au récent synode sur l’eucharistie, le Cardinal Lozano Barragán, président du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Services de la Santé rappelait combien le viatique vient rompre la solitude du mourant : En tant que communion, avec le Viatique la mort cesse d’être solitude et devient la plus grande compagnie : elle nous transmet la transparence de nous-mêmes, nous unit au Christ centre de l’univers et ainsi avec tout l’univers nous ouvre à la compagnie de toute l’Église à travers la communion des saints ; elle nous unit à la Très Sainte Vierge Marie, à tous les saints, à tous les membres de l’Église.19
Nous n’adhérons pas tous à ce langage. Cependant, croyants et non-croyants, nous pouvons partager un même souci d’humaniser le temps du mourir par un accompagnement fidèle et indéfectible auprès de ceux qui le vivent. Quant à nous chrétiens, nous sommes appelés à être témoins du Verbe demeurant « lumière véritable qui éclaire tout homme »20 jusque dans sa mort :
Les choses visibles en effet n’ont qu’un temps, - écrit saint Paul - les invisibles sont éternelles.
Brice de Malherbe