12 mars 2006 - Devenir : l’intervention de Marguerite Léna
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 12 mars
Cette intervention vient en écho de l’intervention de Michel Serres.
Texte extrait de “Voici l’homme” Conférences de carême à Notre-Dame de Paris (Parole et Silence 2006).
« Voici l’Homme » dit Pilate en exhibant aux yeux de la foule Jésus de Nazareth, le Fils bien-aimé du Père, le Verbe fait chair meurtrie, rouée de coups et affublée des insignes d’une royauté dérisoire. Cette déclaration est bien plus qu’un simple constat circonstanciel ; elle est une épiphanie de l’homme. Non une définition mais une attestation. Elle a lieu dans le cadre d’un procès où il s’agit de vie et de mort, en un point précis du temps et de l’espace. Elle s’inscrit, non au ciel des idées, mais dans le concret factuel de notre histoire. Comme le disait Péguy à propos de l’Incarnation, tout le mystère pascal est « une histoire arrivée à la chair » [1]. A la chair, c’est à dire là où s’éprouve au plus vif, du plus douloureux au plus extatique, le réalisme de notre propre devenir. C’est au cœur de ce devenir qu’a retenti cet « Ecce homo ».
C’est aussi au cœur d’un devenir que nous avons, en ce temps où nous sommes, à nous expliquer ensemble sur l’homme. Car jamais peut-être nous n’avons eu aussi fort, aussi angoissant ou exaltant, le sentiment d’être embarqués dans une aventure qui remet en cause les identités acquises, les traditions établies, les équilibres écologiques, économiques, géopolitiques, les frontières et les normes qui définissaient un monde stable et habitable. Comment prononcer sur ce flux incertain, que nul ne maîtrise, dont nul ne sait où il nous entraîne, un « ecce homo » où nous reconnaître ? Sans nous épargner pour autant le travail de la raison scientifique et philosophique, la liturgie de l’Eglise nous ouvre un chemin. Car elle épouse le temps qui passe et nous en livre le sens qui demeure. Laissons donc sa lumière se poser sur notre devenir naturel et humain pour en éclairer le cours. Voici qu’aujourd’hui, en ce second dimanche de Carême, elle nous met en présence d’une triple irruption de l’action de Dieu dans notre histoire. Il y a d’abord le récit de l’épreuve d’Abraham qui, en le déliant de toute appropriation captative du don divin, libère la Promesse et ouvre l’Histoire (Gn 22,1-18). Il y a ensuite le récit de la Transfiguration de Jésus, qui préfigure dans le temps l’accomplissement du temps, en anticipant à la fois la Croix et la Gloire (Mc 9,2-10). Il y a enfin le texte de saint Paul, en forme d’hymne de victoire sur les puissances obscures du devenir : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? » (Rm 8,31-34). Cette question paulinienne ne concerne plus, à la différence des deux autres, un moment précis du temps, objet de narration, mais l’actualité permanente de la condition chrétienne dans le temps. Elle nous rejoint ici et maintenant pour donner à notre devenir personnel et collectif son juste éclat de lumière, son juste poids de grâce.
Quand le devenir se fait histoire
Mais il faut d’abord considérer le devenir en sa trame la plus obscure et la plus passivement subie. Parce qu’il prend au sérieux tout le réel de notre condition, l’ « ecce homo » christique est enraciné dans l’ « ecce homo » de la lointaine émergence biologique de l’homme. Nous ne pouvons durer qu’à travers le changement qui nous mène de l’enfance vers l’âge mûr ; l’humanité ne peut durer qu’à travers le remplacement des générations. Ce devenir naturel nous précède et nous englobe, nous imposant un rythme que nous trouvons tantôt trop lent, tantôt trop rapide et inexorable, selon qu’il nous fait grandir ou vieillir, naître ou mourir. D’où sa formidable ambivalence, qui tout à la fois nous déloge des positions acquises, nous fait contingents et mortels, mais aussi suscite de nouvelles possibilités de vie, nous fait uniques et imprévisibles. Pour surmonter cette ambivalence, les peuples se sont efforcés de se donner une image mobile de l’éternité par la répétition des rites et des mythes ; de s’assurer contre le devenir, de payer, fût-ce au prix le plus fort, le droit de fonder des villes où s’établir, le droit de durer à travers une descendance. Ainsi en Canaan les sacrifices de fondation et les sacrifices des premiers nés, sorte d’obscure conjuration des puissances cosmiques du devenir. Le vivant menacé par la mort ne peut tenter de s’en libérer qu’en offrant tribut à la mort. C’est dans un tel contexte que fait irruption la parole de l’Ange du Seigneur qui arrête le bras d’Abraham, délie notre pacte avec la mort et met en route l’Histoire.
Car la succession linéaire des générations ne suffit pas pour nous donner une histoire, ni a fortiori une histoire sainte. L’histoire proprement humaine s’arrache à ce devenir naturel, d’une manière douloureuse et fragile. Au retour cyclique des saisons, des naissances et des morts, à ce jeu du même et de l’autre qui, laissé à lui-même, rendrait indéchiffrable ou dérisoire l’aventure humaine, se substitue alors l’émergence et l’engagement des libertés. Le devenir d’une vie d’homme est tout autre chose qu’un simple relais temporaire de la survie de l’espèce. « L’histoire ne commence qu’avec le premier acte libre » écrivait, au plus fort de la tourmente de 1940, le P. Gaston Fessard [2]. Cette entrée en histoire coûte son prix d’irréversibilité et d’indétermination, de conscience et de volonté. Il y faut le lent travail de l’éducation, le déploiement multiforme des civilisations et des cultures, comme l’a célébré le pape Jean-Paul II à l’UNESCO, en 1980, prononçant sur cet arc-en-ciel des cultures humaines un solennel « ecce homo » [3]. Il y a fallu aussi un geste de Dieu.
L’épreuve d’Abraham
Car c’est l’appel de Dieu qui arrache Abraham à la terre de ses ancêtres. « Quitte . Va. » (Gn 12,1) Il ne sera plus prisonnier du devenir immobile de son clan, de sa parenté, des forces cosmiques qu’adoraient ses ancêtres. Il vivra sous la tente sans prétendre construire par lui-même, au prix de sacrifices humains, « la ville pourvue de fondations » dont il sait que Dieu seul sera « l’architecte et le constructeur » (Hb 11,10). Il sera l’homme d’une promesse, le migrant d’une vocation, constitué interlocuteur d’un Dieu sans feu ni lieu, recevant de lui un avenir sans autre figure que celle que sa fidélité dessinera sur la terre en épousant pas à pas la fidélité de Dieu : « Je ferai de toi un grand peuple » Gn 12,2). Par cette promesse, par cette mise en route « sans savoir où il allait », Abraham devient sujet d’histoire, porteur d’une bénédiction pour toutes les nations qui en universalise le cours, libre du passé qu’il laisse en arrière, libre pour l’avenir qui s’ouvre en avant.
Mais voici qu’au moment où cet avenir prend enfin figure en son fils Isaac, Dieu le lui demande en sacrifice, comme si soudain il reniait lui-même sa promesse et ramenait Abraham à l’ambivalence mortifère du devenir. L’épreuve affecte le rapport du père et du fils, et impose un choix décisif : soit Abraham s’approprie le don de Dieu comme un bien qui lui appartient, et dans ce cas le fils de la promesse n’est plus que le fils de son désir d’enfant et le moyen qu’il se donne pour assurer son propre avenir ; l’histoire se referme sur la succession monotone du vivre et du mourir. Soit il consent à recevoir Isaac une seconde fois de Dieu, au delà de toutes assurances humaines, à travers l’épreuve qui le sépare de lui, et Isaac sera alors vraiment et pour toujours le fils de la promesse, le signe prophétique que Dieu intervient dans notre histoire et « est capable de ressusciter les morts » (Hb 11,19).
Abraham consent à l’épreuve, et l’Ange du Seigneur arrête son bras. Dieu est le Dieu des vivants et non des morts. Dieu n’a pas fait la mort et n’a pas complicité avec elle. À travers l’épreuve, Abraham a renoncé à toute mainmise sur la Promesse ; il a laissé se dénouer le lien de possession captative qui risquait d’emprisonner le don de Dieu et de paralyser le fils dans le projet du père. Adam avait voulu jalousement garder le don de Dieu aux dépens de la relation avec Dieu. Abraham, en préférant l’obéissance à Dieu au don de Dieu, reçoit ce don magnifié, devenu signe et gage de l’Alliance [4]. Alors le lien de paternité devient histoire, c’est à dire vient reposer sur le vis-à-vis des libertés, et histoire sainte, c’est à dire fait de l’homme, dans sa chair mortelle, l’interlocuteur du Dieu Vivant. « Exister devant Dieu, c’est cela le sérieux », disait Kierkegaard.
L’éclat de la Présence
Ce vis-à-vis des libertés sous l’horizon de la Promesse n’ôte pas son tragique au devenir historique, mais il l’intériorise au plus intime de nos choix : allons-nous prendre ou recevoir ? nous approprier jalousement le don, au risque qu’il devienne source de violence entre les hommes, ou le partager généreusement, de sorte qu’il devienne source d’échange et de bénédiction ? Toute la longue histoire de l’Alliance, en Israël, jusqu’au devenir-homme du Verbe de Dieu, est travaillée par le drame de cette option. Elle se radicalise à l’heure où Jésus annonce à ses disciples qu’il lui faut se diriger vers Jérusalem pour y mourir.
Et c’est à ce moment de crise qu’il prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, les emmène à l’écart sur la montagne, et est transfiguré devant eux. Le terme grec utilisé ici, et ici seulement, par les évangélistes Matthieu et Marc, est le verbe « métamorphoser » [5], qui exprime une sorte de paroxysme de changement : non pas tant un moment dans le devenir qu’une mutation du devenir lui-même, le passage à un autre ordre du réel. Jésus ne change pas d’apparence, à la manière des métamorphoses païennes ; il manifeste aux yeux de ses disciples la vérité de son être telle qu’il la reçoit instant après instant de son Père : sa Gloire, c’est à dire le poids de l’être quand l’être se révèle comme Amour, le mystère ineffable caché sous la mort ignominieuse. Le récit des évangélistes articule cette révélation avec celle du baptême, qui ouvre la vie publique de Jésus, et avec celle de l’agonie, qui ouvre l’heure de la Passion. Il rassemble ainsi sur le mont de la Transfiguration tout le devenir de la vie de Jésus, comme si le oui d’amour et de liberté réitéré au long des jours se condensait soudain en cette complaisance du Père en son Fils, en cette épiphanie de gloire du Fils sous le regard du Père. Y converge aussi toute l’histoire sainte : son passé d’abord, signifié par la présence de Moïse et d’Elie, par les références implicites à la fête juive des Tentes qui faisait mémoire du temps du désert, et à l’entretien de Moïse avec Dieu sur le mont Sinaï. Mais la scène s’ouvre aussi sur l’avenir eschatologique de l’histoire, l’accomplissement du dessein du premier amour, la tente de la Rencontre dressée à jamais pour le repos en Dieu : « Seigneur, il est heureux que nous soyons ici » (Mc 9,5) [6]. Dans le récit de la Transfiguration, l’histoire humaine perd sa tragique ambiguïté : nous pressentons qu’il y a une manière de mourir qui ne va pas à la mort, mais à la vie, une manière de donner sa vie qui donne la vie. Nous pressentons que le scandale de la Croix est mystérieusement une épiphanie de la Gloire, et que l’Amour aura le dernier mot.
Une secrète gloire
En redescendant de la montagne, les apôtres « ne virent plus que Jésus seul » (Mc 9,8) et reprirent le cours habituel de leur compagnonnage avec lui. Sur le moment, ils n’ont pas mieux compris le mystère de sa gloire que celui de son humiliation et de sa mort, et moins encore la coïncidence de ces deux mystères. Nous ne les comprenons pas davantage. Mais nous pouvons les expérimenter. Et ceci nous reconduit nous aussi au plus quotidien de notre vie, à l’histoire telle qu’elle s’écrit au jour le jour, dans la banalité de nos tâches et de nos responsabilités, loin de la montagne de la Transfiguration de Jésus, loin du mont Moriya du sacrifice d’Abraham. Il est frappant de constater que les seuls autres emplois du verbe « métamorphoser », dans le Nouveau Testament, concernent la condition ordinaire des chrétiens, telle que saint Paul la décrit dans ses lettres aux Romains et aux Corinthiens. Dans la première (Rm 12,2), il nous exhorte en ces termes : « Soyez transformés (litt. métamorphosés) par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait. » Dans la seconde (2 Co 3,18), il écrit : « Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés (litt. métamorphosés) en cette même image, de gloire en gloire, par le Seigneur, qui est Esprit. » Nous voici mis en état de commencement et de renouvellement. De transfiguration. Nous y sommes plus passifs que toute passivité selon le devenir naturel, puisque ce devenir-là n’est pas notre ouvre, mais celle de l’Esprit Saint. Mais en même temps plus actifs qu’en toute initiative historique, puisque ce devenir-là touche directement notre liberté, pour la renouveler du dedans. L’Esprit de Dieu se joint à notre esprit, c’est à dire à notre capacité de discerner et de décider, de comprendre et d’aimer, et Il en transfigure l’exercice. Il y a une manière d’user de son intelligence et de sa liberté qui ouvre notre histoire et l’histoire à la volonté de Dieu, nous permet d’exercer sur elles un discernement selon Dieu, nous engage en elles selon Dieu. Il y a une manière de prier dans le secret qui lentement monte au visage et en transfigure les traits. Pensons à la face usée et rayonnante d’un Charles de Foucauld, au visage d’un Jean-Paul II, altéré par la maladie mais irradié d’une autre lumière. Le devenir alors n’est plus subi comme un destin ambivalent et aveugle. Ce devenir va de l’amour à l’amour, de l’amour reçu à l’amour rendu. La gloire qui l’accompagne est discrète, aussi discrète que celle de la résurrection du Seigneur ; elle se propage sans bruit dans l’histoire, elle se plait à habiter sous la nuée obscure : celle qui recouvre les humiliés et les oubliés de la terre, celle qui enveloppe les jours ordinaires. Ramasser une épingle par amour peut porter le poids de cette gloire, tout autant que partir annoncer l’Evangile aux extrémités du monde.
Nous pouvons alors comprendre l’émerveillement de saint Paul, dont la seconde lecture de ce jour se fait le témoin : « Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? » (Rm 8,31). Dans le Christ Jésus, mort et ressuscité, il n’y a plus d’accusation ni de condamnation. L’irréversibilité douloureuse du devenir humain est transfigurée par le pardon donné une fois pour toutes sur la Croix, au plus abyssal de la violence humaine. L’imprévisibilité redoutable de l’avenir est illuminée une fois pour toutes par la victoire pascale. Le texte de Paul peut se poursuivre en énumérant toutes les formes du devenir cosmique, toutes les figures de la menace historique : ni la persécution ni la faim, ni le dénuement, ni la mort ni la vie, ni le présent ni l’avenir, « rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur » (Rm 8,39). Nous pouvons ajouter : ni les incertitudes économiques, ni les tensions politiques, ni la mondialisation ni la technologie, rien ne pourra nous séparer de cet amour entré une fois pour toutes dans le cours de notre histoire.
Dès lors la face lumineuse du devenir prend tout son éclat : oui, nous pouvons aimer passionnément le monde où Dieu a pris chair, nous faire avec lui et pour lui artisans de paix et de croissance humaine, dans nos responsabilités éducatives, politiques, culturelles. Et sa face obscure elle-même se met à rayonner d’une étrange lumière : quand la mort fait son oeuvre en nous, et pour peu que nous y consentions dans l’amour, la vie de Dieu fait son ouvre en nos frères. Sur le visage d’un Christian de Chergé à Thibirine, ou d’un Frère Roger à Taizé, un « ecce homo » se prononce silencieusement.
Aurons-nous l’oreille assez attentive pour entendre le « bruit de fin silence » qu’il fait dans notre histoire ?
Marguerite Léna
[1] Charles Péguy, Victor-Marie, comte Hugo, in : Ouvres en prose III, Bibliothèque de la Pleiade, Gallimard, p. 236
[2] 2.Gaston Fessard, sj. , De l’Actualité historique, I, « Du sens de l’Histoire », conférence à Vichy, DDB, Paris, 1960, p. 77-93.
[3] .Jean-Paul II, « Discours à l’UNESCO », La Documentation catholique, n° 1788, 15 juin 1980, p. 603-609.
[4] 4.Pour appuyer exégétiquement et développer cette interprétation, cf. André Wénin, Isaac ou l’épreuve d’Abraham, Approche narrative de Genèse 22, Lessius, Bruxelles, 1999.
[5] 5.« metemorfwqh », Mt 17,2 ; Mc 9,3.
[6] Cf. Xavier Léon-Dufour, Etudes d’Evangile, Etude III : « La transfiguration de Jésus », Seuil, Paris, 1965, p. 84-122 ; Colette Kessler, L’éclair de la rencontre. Juifs et chrétiens : ensemble, témoins de Dieu, Parole et Silence, Paris, 2004, p. 244-253.