2 avril 2006 - Espérer : l’intervention du Père Henry de Villefranche
Cathédrale Notre-Dame de Paris - Dimanche 2 avril 2006
Cette intervention fait écho à l’intervention de Claude Vigée.
Texte extrait de “Voici l’homme” Conférences de carême à Notre-Dame de Paris (Parole et Silence 2006).
Nous avons choisi, Claude Vigée et moi de parler de l’espérance en résonance avec une figure biblique qui est longuement évoquée dans l’Un et l’Autre Testament, le Patriarche Joseph fils de Jacob.
L’histoire commence par évoquer de manière immédiate et excessive les deux moments qui définissent une vie humaine : le temps de l’amour et le temps de la mort.
Aimé, choisi, par son père Jacob comme élu de manière unique par Dieu, il corrige déjà notre vision instinctive de l’existence et de son orientation. L’élection n’est ni logique ni naturelle, comme l’amour qui accueille une personne ne saurait se réduire au seul enthousiasme du premier regard. Mais il s’avère aussitôt que l’élection suscite - chez l’homme pécheur, faut-il le dire - un sentiment de jalousie, d’orgueil et de violence. Elle révèle une méconnaissance profonde de la gratuité et de la nouveauté qui caractérise l’espérance vitale et l’espérance biblique. Cette méconnaissance est tellement mal comprise qu’elle engendre un réflexe de vengeance et une volonté de mort. L’espérance prend place dans cet espace entre la vie et la mort. Une espérance comptable (Gn 41,49) sonne faux : elle est illusion. C’est pourquoi l’apôtre parle avec prudence de l’espérance « dont il ne rougit pas » (Rm 5). Cette litote exprime un désir, une attente, une admiration, un appétit pour un avenir qu’on ne connaît pas et qu’on souhaite voir venir. Si on retient cet élan, on sombre dans la paresse, la misère et le désespoir.
Joseph avance toujours plus avant. Son nom déjà signifie en hébreu qu’il est signe d’une abondance, d’un plus. Chaque don comme chaque obstacle l’emporte vers de nouveaux horizons, il rebondit sans cesse. Quand une porte se ferme, il s’oriente vers une autre qui s’ouvre, il ne s’installe jamais. Si ses proches ne savent interpréter les songes, il ira vers d’autres. Même l’Égypte de Pharaon peut devenir une terre d’accueil et de bénédiction. Tel le chorège des psaumes, Joseph raconte inlassablement, il s’engage et il engage un processus d’intelligence, d’interprétation, pour lui et pour les autres. « Je dis, je vis » suppose que « vous direz et vous vivrez ». Je raconte et vous entonnez : « car éternel est son amour » (Ps 136). Les grands moments de l’histoire d’Israël consignés dans les psaumes sont particulièrement chantés pendant les temps de l’avent et du carême car ils sont nécessaires pour entrer dans la Pâque. Ils racontent des événements terribles, car ce n’est pas un conte de fées, ni une légende dorée. L’histoire de Joseph, proprement incroyable, suscite le doute et son intention, par ses excès, est de nous tenir éveillés. Le récit fait en sorte que son histoire est aussi et surtout la mienne, la nôtre. Le fait que ce soit « lui qui vit en moi » sera magistralement confessé par saint Paul (Ga 2), mais c’est déjà la géniale pédagogie des récits bibliques.
Cette pédagogie représente un chemin parsemé de pièges et d’embûches. Entre le moment où l’on écoute le récit et celui où l’on devient capable de s’identifier à l’un ou l’autre des personnages, il y a un temps de silence et de vide, qui peut-être se transformera en un souffle divin. Un avant et un après devient visible, qui devient une mémoire et un avenir. Le serviteur d’Isaïe (Is 53) n’a pas été immédiatement reconnu dans sa mission. Ce passage est un toujours un chemin de Damas. Il est inattendu et singulier pour chacun. L’évangile de Jean le souligne « dans le ministère de Jésus. » Maintenant, tu ne peux me suivre » (Jn 13), ou encore : « plus tard, ils comprirent » (Jn 2), qui suppose un événement impossible à saisir sur le champ. Ce temps d’attente ne sera comblé que par l’inouï de la résurrection. Mais qu’est-ce que l’élévation de Joseph par Pharaon, le pardon à ses frères, ou la remontée de son corps en Terre Promise, sinon une résurrection d’entre les morts, « une remontée de la fosse » ! (Ps 30) L’accomplissement des Écritures invoqué dans le Nouveau Testament atteste un caractère paradoxal qui le met à distance par rapport à l’espérance annoncée. D’autant que si « rien n’est impossible à Dieu » (Gn 18), tout se réalisera peut-être, comme peut-être rien ne se réalisera. C’est alors que l’espérance fraternise avec l’épreuve. Job essaiera bien de combler ce vide. Son cri, comme celui de Qohélet, loin d’être un cri de désespoir, est l’expression d’une exigence, d’une ambition proprement théologale. Les cris de Job et de Qohélet s’expriment avec l’excès du désespoir pour obtenir une réponse à l’image des enfants qui, par la démesure de leurs réactions ou la violence de leurs oppositions, quêtent un signe de compréhension, un geste d’amour qui apaise leurs blessures. La faiblesse de Job et de Qohélet retentit dans la seule perspective de faire parler Celui qui « un instant, cache sa face » (Is 54). D’un tel vide, la mort du Christ en croix est la figure extrême.
En réalité, l’effort à consentir pour être Joseph indique le chemin pour naître à l’espérance. La parole est suscitée par la différence entre les autres et moi, leur situation et la mienne. Distincte, elle s’exprime et devient pour moi et pour les autres une histoire réelle et intelligible. L’histoire de Joseph est écrite de sorte qu’un déplacement s’opère pour devenir libération ; son maintien dans l’existence renoue un cercle qui s’était brisé. Condamné à la solitude, il rassemble, au cœur de sa détresse, d’autres détresses, et opère un redressement, même si c’est l’ingratitude qui doit d’abord se manifester. Par là, il découvre que son épreuve prend le visage de la mort. À plusieurs reprises, la fin de l’histoire de Joseph est attendue comme inéluctable. Un tel effet se retrouve dans la composition de l’évangile de Jean (Jn 8,10.12). C’est à chaque fois, déplacé, remis à plus tard, le procès de Jésus comme celui de Joseph, et c’est aussi le procès de leurs accusateurs, aujourd’hui le nôtre. À chaque fois, l’histoire repart, convoquant d’autres cercles qu’elle anime comme par un cantique nouveau. Cette expérience n’est pas la reprise de la situation précédente, elle est une naissance, une re-création qui qualifie le salut qu’on reconnaîtra un jour comme venant de Dieu : « Il s’est penché sur moi pour entendre mon cri » ; « dans ma bouche, il a mis un cantique nouveau » ; « j’annonce la justice à la grande assemblée ». Cette assemblée n’est pas forcément celle des proches, elle peut se constituer n’importe où, surtout peut-être là où elle semblait impossible, comme à Ninive dans le cas de Jonas, car elle est appelée de la manière la plus inattendue. Il a fallu passer trois jours dans l’abîme pour que le prophète exprime son espérance : « Aux racines des montagnes, j’étais descendu, les verrous de la terre tirés sur moi pour toujours. Mais tu as fait remonter ma vie de la fosse, Seigneur mon Dieu. Je me suis souvenu du Seigneur, et ma prière est venue jusqu’à toi, jusqu’à ton Temple saint » (Jon 2). De même notre espérance, boueuse et terreuse, façonnée, modelée par les épreuves que rencontre toute vie. Nous sommes toujours étouffés par une foule, la pression vient des événements, des médias, et l’espérance ne naît pas d’un moment illusoire, ni du refuge de nos utopies. Joseph, c’est tout homme, son histoire n’est ni inventée ni reconstruite arbitrairement. Si elle est écrite au passé, (et pas à l’imparfait) c’est pour devenir mémoire, et nous y découvrons avec Etienne, l’un des Sept (Ac 7) notre futur : Joseph, est-il écrit - mais c’est peu souvent traduit - « fit mémoire de l’exode ». L’avenir qu’il escompte est un avenir réel et son projet reste toujours celui de bien faire ; après tout, c’est l’Égypte qui bénéficie la première des bienfaits de Joseph, et saint Pierre dira simplement de Jésus aux premiers non Juifs qu’il va baptiser : « il est passé au milieu de nous en faisant le bien » (Ac 10) ; « il a vécu notre condition d’homme en toute chose, excepté le péché ». Voilà notre vocation et notre avenir, notre espérance.
On ne s’habitue jamais à ces épines charnelles plantées dans notre histoire humaine, racontées avec tant de réalisme dans la Bible ou les Évangiles, en particulier ceux de la Passion, celle de Joseph comme celle de Jésus. Mais on ne rejoint pas Dieu par des chemins qui seraient seulement sublimes ou lumineux. La foi en la proximité de Dieu qui bénit, sans même qu’on le lui demande, ouvre des perspectives qui contrebalancent la quête laborieuse et ambitieuse qui conduit au désespoir. Ce qui est neuf, c’est que Dieu puisse être chez lui au milieu de nous. À cette idée présente dans tous les récits bibliques, on ne s’habitue jamais. Nous n’avons pas de prise sur la gratuité, ni sur l’amour. Cela fait que se reconnaître imparfait, voire inconsistant, n’est plus un obstacle à l’ambition de l’espérance. Nos frères, mais nos pères également, n’ont jamais été des modèles de perfection. Le plus surprenant, en Joseph mais aussi et peut-être surtout en Jésus, est peut-être la simplicité, la modestie. Celui qui est s’est fait celui qui devient, qui grandit et pâtit. Notre condition corporelle, lieu commun à tous, devient le lieu de la prière et de l’espérance. Voilà pourquoi on lit toujours ces récits, comme on prie toujours les psaumes. À travers eux s’exprime vraiment l’homme car il s’exprime par son corps, un corps en question parce que ni la beauté de Joseph ni sa réussite politique ne sont des atouts pour éviter l’épreuve. Jésus lui-même, dans son corps ressuscité, se joue de ses disciples qui, tels les frères de Joseph, ne le reconnaissent pas. Si les évangélistes ne nous rapportent rien des sentiments de Jésus dans ces circonstances, peut-être pouvons-nous les trouver en vérité dans la figure de Joseph face à ses frères. En butte à la violence homicide, il n’entre jamais dans le cercle de la violence. Son union à la volonté du Père, comme la force de son pardon envers ses frères ne font qu’un. La résurrection intervient là où toute espérance s’est brisée. C’est pourquoi elle connaît un souffle nouveau, riche de promesses renouvelées. Le Christ en qui Paul confesse que « toutes les promesses de Dieu ont leur oui » (2 Co 1) nous met en possession des « prémices de l’Esprit » (Rm 8). L’espérance en Jésus-Christ ne ferme pas ces « portes ouvertes sur l’infini » que le messianisme juif maintient ouvertes (A. Neher). L’humour des récits de Pâques nous l’atteste : il joue au jardinier ou au cuisinier pour éveiller en nous un rebond qui nous fait passer de l’incompréhension à la joie. À leur tour, les disciples d’Emmaüs, dont la vie a vraiment recommencé le jour de Pâques, nous attestent que seule l’interprétation des Écritures, comme l’action de grâces par le signe du pain rompu, nous engendre à une espérance renouvelée.
Les retournements de situation ne sont en aucun cas, fut-ce la résurrection de Jésus, un automatisme. Il importe de garder intacte la pureté des contraires : le rire et les larmes, la supplication et la jubilation. Ce qu’on observe encore, c’est la soudaineté du changement, sa gratuité. Entre ces deux moments, il y a toujours un silence, une rupture. Sinon, on se serait inventé une issue heureuse. La joie de Dieu ne peut envahir l’homme que si elle vient de Dieu. Un autre dynamisme est présent, qui ne se confond pas avec l’attente d’une satisfaction, sensible ou spirituelle. Le mémorial de la résurrection comme du pardon est l’indice d’un surplus inespéré, « impossible et pourtant nécessaire » (Blondel). Cette espérance ne peut être que théologale ; elle nous ouvre à l’attente et au désir, elle est Dieu lui-même, qui est qui était et qui vient (Ap 1).
Enfin, Joseph se tourne vers Jérusalem. Passant la mort, il ne veut pas rester en Égypte, mais il ne veut pas non plus qu’on le ramène comme son père Jacob. Il remontera vers la Terre promise au sein de son peuple en exode, porté par ses frères réduits à l’esclavage et qui sont en train de vivre leur libération. L’espérance d’une vie digne et libre se conjugue avec celle d’une nouveauté plus radicale encore, puisque le passage de la mer est évoqué en termes de création. Ce que Joseph espère n’est pas la simple continuité de cette vie, c’est une création nouvelle reçue de Celui qui donne sa propre vie. Dans l’Apocalypse de saint Jean, qui clôt la Bible chrétienne, Jérusalem acquiert une valeur eschatologique (Ap 21) qui a encore une valeur messianique (Ap 22), en ce sens qu’elle focalise un changement radical de l’histoire, pour Israël et pour tous les peuples, langues et nations. Et qui pourrait nier que la situation de cette ville focalise encore et toujours l’attention du monde ? Ce qui se passe en ce lieu est d’autant plus exemplaire que l’espérance légitime de la justice et de la paix à Jérusalem est perçue comme une libération pour tous les autres peuples. Mieux encore, quoique mystérieux, la paix messianique à Jérusalem est considérée par l’apôtre comme une véritable résurrection des morts au bénéfice même des nations (Rm 11).
C’est que le corps de l’individu épouse ici un corps collectif. La grande assemblée va porter le corps de Joseph à travers les eaux menaçantes, car elle aspire comme Joseph à une création renouvelée en profondeur, et sa marche ne s’arrête pas, sauf pour reprendre souffle, devant la Terre promise. Moïse, comme Élie, attendent mieux encore. Cette fibre est nécessaire au projet. C’est par là qu’il se révèle divin (P. Beauchamp). L’exigence porte sur la justice, et elle s’exprime par une attente où l’homme s’exprime tout entier. C’est cette adéquation qui en fait la vérité. Le monde attendu est toujours un monde, et le corps nouveau est encore un corps. Voilà pourquoi Joseph exprime autant l’attente de la venue du Messie que celle de sa venue dans la gloire. La splendeur divine vient éclairer notre faiblesse, qui comme l’épreuve, se produit dans le corps de l’histoire.
Dans le tissu de la réalité humaine, se construit dans le temps une figure qui nous concerne tous. Un suppliant est sorti du cercle de la louange éternelle et a vécu l’exclusion. Il n’a plus figure humaine, sa vie dément autant qu’elle l’a attestée, la longue série des bienfaits divins. Il connaît tellement le poids des fautes que, selon les mots de Charles Péguy, « pour apaiser, embaumer, étancher le sang qui se collait à ses cheveux, une couronne a été faite, couronne de sève, couronne éternelle, couronnement de l’espérance ».
Jésus s’est inscrit dans l’espérance d’Israël. Le paradoxe reste que celui qui est Unique est précédé par un modèle, un peuple qui déjà en marche, continue vers la plénitude. Je me réjouis que cette marche portée par l’espérance soit maintenant évoquée par Claude Vigée.
Henry de Villefranche