2 avril 2006 - Espérer : L’espérance d’Israël : « Joseph, mon fils, tu es encore vivant ! » (Gn 46,30) par Claude Vigée
Cathédrale Notre-Dame de Paris
Cette intervention fait écho à l’intervention du Père Henry de Villefranche.
Texte extrait de "Voici l’homme" Conférences de carême à Notre-Dame de Paris (Parole et Silence 2006).
Le récit détaillé de la vie de Joseph, le fils cadet de Jacob, occupe treize chapitres entiers de la Torah et ferme le cycle de la Genèse. Ce qui me frappe dans son histoire, c’est d’une part l’accent mis dès l’abord sur sa beauté, et par ailleurs l’amour passionnel, inconditionné que lui porte son père avec un aveuglement qui a bien failli être fatal à son enfant trop aimé. Fruit de l’amour unique de Jacob et de sa cousine germaine Rachel, Joseph porte dans sa chair comme dans son âme la périlleuse bénédiction paternelle, ce relais immédiat de la grâce divine sous-jacente, dans l’heur et le malheur, à son étrange et glorieuse destinée.
Les malheurs, en effet, ne manquent pas dans son existence. Ils sont provoqués d’abord par sa propre présomption, une trop haute estime soi... fréquente chez un adolescent choyé par ses parents, mais aussi par l’imprudence étonnante de son père. Celui-ci le jette littéralement dans la gueule du loup quand il l’envoie par pur caprice rendre visite à ses dix frères aînés, tous fils d’autres mères que Rachel, - des demi-frères plus âgés qui le haïssent et l’envient pour l’amour excessif que lui témoigne leur père au vu et au su de tous.
Mais ce qui peut apparaître au début du récit biblique comme le fruit amer de son assurance native, de sa vanité sans mesure nourrie par la préférence de son géniteur, se révèlera vite dans le creuset de fer de l’épreuve où se jouent sa vie et sa mort, comme le tremplin miraculeux qui lui permettra de rebondir hors du gouffre obscur. Grâce à lui, il saura surmonter finalement les obstacles, maîtriser les échecs, éviter les pièges tendus, affronter des situations désespérées où tout autre que Joseph céderait à la tentation suprême du renoncement.
L’adversité fait mûrir chez Joseph trahi et vendu, jeté en attente de la mort au fond d’un trou (bor) dans le désert, une force de rebond qui, en se détendant sans faiblir dans les situations les plus angoissantes, nous révèlera sa véritable nature. Derrière l’amour tout humain, mais excessif reçu de Jacob, se dissimule un amour d’ordre transcendant, dont Jacob avant de mourir en Égypte rappellera à son fils la manifestation décisive pour sa propre vie : « Et Jacob a dit à Joseph : un Dieu tout-puissant s’est fait voir vers moi à Louz en terre de Canaan, et il m’a béni, et il m’a dit : Voici je te fais des fruits et je te ferai sans nombre pour être une assemblée de peuples. » (Gn 48,3-4).
Cette potentialité de surrection, d’une énergie créatrice infinie, déposée dans l’espace et le temps cosmique fera de Joseph l’homme lige de l’espérance qui dépasse les limites naturelles, l’agent d’un futur délivré d’idoles mortifères.
Joseph devient ainsi, avec l’appui de Pharaon subjugué, le « gardien du lieu de vie » par excellence. Ainsi l’appellera amicalement le souverain des Deux Égyptes en le nommant son premier ministre.
Cette ascension inouïe du cachot où croupit l’esclave jusqu’à la cime du pouvoir fait de lui, à travers toute l’Égypte, le modèle de l’homme qui réussit (Matzlia’h) dans toutes ses entreprises. À part le soutien intérieur dont il bénéficie dès l’enfance grâce à l’amour de son père, le trait distinctif qui marque la destinée hors pair de Joseph, c’est sa grande beauté, sur laquelle insiste, - fait rarissime -, le texte biblique : « Et Joseph était beau de forme et beau à voir. » (Gn 39,6). La beauté du jeune Joseph lui ouvrira tous les cours en Égypte, comme elle avait conquis dans son enfance celui de Rachel et de Jacob.
Mais souvent aussi, cet amour fou déçu se paie par le déchaînement d’une haine sans bornes qui jette brusquement le séduisant éphèbe étranger au fond d’un trou. Ce terme est textuellement repris près d’une dizaine de fois dans l’original hébreu.
C’est justement là du fond de l’oubli, dans une détresse absolue et sans recours, que Joseph étrangement, trouve la force de rebondir, de rejaillir vivant hors de ce qui, pour tout autre que lui, serait l’abîme du désespoir et de la mort.
L’expérience de Joseph est lourde d’ambivalence, comme le sera celle de Ruth la Moabite, du roi David et de sa descendance messianique. L’autre force de l’histoire complexe de Joseph, c’est la présence constante de la mort violente qui le cerne et le nargue de toute part.
Mais contrairement à toute attente, Joseph trouve dans son humaine- misère le pouvoir d’endurance et un don de rayonnement quasi-surnaturel, qui lui permettront de maîtriser à l’instant propice le destin contraire.
Ainsi, lorsque Pharaon, tourmenté- par ses rêves inexpliqués, se voit soudain confronté au jeune esclave hébreu à peine « accouru (tiré) hors du trou », il est ébloui sur le champ par son génie d’oniromancien, digne du talent de son lointain héritier Sigmund Freud. Le roi d’Égypte reconnaît d’emblée en lui « un homme chez qui est le Souffle de Dieu. » (41,38-39)
Dans l’Égypte des tombeaux scellés et des lourdes idoles de basalte poli « qui ne voient ni n’entendent », face à une société monolithique frappée d’opacité séculaire, la voix claire de Joseph fait retentir tout à coup le chant libérateur qui ouvre l’être humain, incarcéré dans un ordre immuable, à un nouvel espace-temps sans limites.
À travers Joseph réconcilié avec ses frères repentis passera un jour l’avenir problématique de tout Israël rallié à sa juste cause. Il est par avance l’homme de l’espérance dernière, l’avant-coureur génial du Messie : « et Dieu m’a envoyé avant vous pour vous donner de rester sur la terre, et vous faire vivre une libération plus grande. » (47,7). Lorsqu’il est à l’article de la mort, son père « Israël a dit à Joseph : Et Dieu sera avec vous et vous fera retourner vers les terres de vos pères. » (48,21).
La clé qui nous révèle le sens du comportement énigmatique de Joseph, c’est, en premier lieu, l’amour inné de la vie et de tous les vivants : « Car c’est pour faire vivre que Dieu m’a envoyé avant vous » en Égypte.(45,5). À cet attachement se lie la quête obstinée de ses frères malveillants : « Ce sont mes frères que je cherche », s’écrie-t-il (37,16). Il continue de les chercher en dépit de leur dureté de cour et de leur méchanceté patente à son égard dès la prime jeunesse. Dès qu’il entend sortir de leur bouche leurs paroles de remords tardives, Joseph rétorquera à ses frères : « Non, n’ayez pas peur, car suis-je, moi, à la place de Dieu ? Vous avez pensé sur moi du malheur. Dieu l’a pensé pour du bien pour qu’il fasse en ce jour que vive un peuple immense. » (50,19-20). Fidèle, Joseph pleure de joie en cachette « dans sa chambre » parce qu’il a enfin retrouvé vivant le jeune Benjamin, son cadet bien-aimé ;
« Car les tendresses de son ventre étaient mûres envers son frère » qu’il serra dans ses bras en pleurant sur son cou. (43,30 ; 45,1)
L’histoire paradoxale de Joseph nous suggère la possibilité d’un surgissement nouveau des vagues de la vie. « Et Joseph dit vers ses frères : c’est moi Joseph, est-ce que mon père est encore vivant ? » (45,3). Réponse des frères félons : « Notre père il est encore en vie. » (43,28).Au su des bonnes nouvelles presque inespérées, « il a dit, Israël, assez, mon fils est encore vivant ! »
Dans la nuit épaisse de l’histoire des hommes, éclate un merveilleux cantique de reconnaissance, un hymne à la vie qui s’obstine et à l’amour vainqueur du mal. Essayant malgré sa cécité, de deviner les traits de son fils « Israël a dit vers Joseph : Je peux mourir cette fois, après que j’ai vu ton visage, puisque tu es encore vivant. » (46,30). Ce jour-là, pour le père et pour le fils, « Le matin était lumière » (44,3), comme sera bien plus tard, dans l’histoire du salut, l’aurore première de la Pâque après 1a sortie des enfants d’Israël du bagne de l’Égypte, sous la conduite de Moïse et d’Aaron.
Autre regret, bouleversant caché dans le récit biblique de la vie de Joseph. Aussitôt après l’interprétation géniale de ses rêves sur les vaches maigres et les épis desséchés, Pharaon émerveillé attribue à Joseph devenu du jour au lendemain son vice-roi, le nom égyptien de Tsafnat Paeneah (Gn 41,45). Que signifie, dans le contexte biblique, ce nom mystérieux ? Selon saint Jérôme, dans sa traduction latine de la Vulgate, il veut dire : Sauveur du monde.
Aux yeux de Pharaon, maître du monde civilisé d’alors, Joseph l’Hébreu, fils de Jacob-Israël, remplit la fonction sacrée d’un rédempteur universel. Son nom nouveau fait de lui un précurseur du Messie, comme le suggère la traduction de l’égyptien en hébreu : Hoshé’a, Yehoshu’a, (Jésus) en sont les équivalents dans les Deux Testaments. D’après le copte, héritier direct de l’ancien égyptien, le nom prestigieux donné par le souverain à son grand-vizir hébreu signifie : « Gardien du lieu de vie ». (Au commencement, par Henri Meschonnic, p. 349, Desclée de Brouwer, 2002). Cette exégèse renforcerait encore, si besoin en était, la portée messianique de la mission de Joseph et de ses descendants dans l’histoire humaine en gestation : « Car Dieu m’a fait faire des fruits sur la terre de ma misère. » (41,52) comme le souligne le nom hébreu de Yossef, il faut continuer, il faut ajouter la vie à la vie.
Avant de mourir, Joseph demande aux lointains descendants de ses frères descendus avec Jacob leur père en Égypte : « Dieu vous visitera et vous ferez monter mes os d’ici. » (Gn 50,25)
S’il est mort en exil comme les autres membres de sa famille, s’ils « l’ont embaumé et mis dans le sarcophage en Égypte » (70,26), son dernier espoir de vivant l’oriente vers la terre de la promission. Couché à Sichem, en Israël, non loin d’Hébron où reposent les cendres de ses pères, il attendra l’heure de déchirer les bandelettes de sa momie égyptienne et de se relever d’entre les morts, quand retentira sur les montagnes de Judée la corne de l’archange qui convoque les créatures terrestres au tribunal du jugement dernier.
À trois ou quatre cents ans de distance, la Grande Pâque de l’exode pourra commencer pour Joseph, comme pour Ies vivants d’Israël et ceux de l’humanité entière, qui feront partie des aimants-Dieu de cette génération lointaine. Telle est la nature à la fois merveilleuse et terrible de l’espérance qui soulève vers son destin de lumière le peuple juif si durement éprouvé d’hier et de demain. Elle le porte aujourd’hui vers l’aube de ce troisième millénaire chrétien, une ère tissée d’inquiétude, pleine d’étoiles inconnues de lourde de menaces et de promesses enchevêtrées. « Car c’est pour vous faire vivre que Dieu m’a envoyé AVANT VOUS. » (45,5)
Claude Vigée