19 mars 2006 - Souffrir : l’intervention de Anne-Marie Pelletier
Cathédrale Notre-Dame de Paris – Dimanche 19 mas 2006
Cette intervention fait écho à l’intervention de Julia Kristeva.
Texte extrait de “Voici l’homme” Conférences de carême à Notre-Dame de Paris (Parole et Silence 2006).
Faut-il parler de la souffrance ? Comment parler de la souffrance autrement qu’en la laissant parler, sachant que son extrême conduit souvent au cri où les mots défaillent, parfois à l’innommable, où le cri lui-même s’étrangle ? Pourtant, penseront certains, les chrétiens ne sont-ils pas experts en discours sur la souffrance ? Il semblerait en effet que, plus que d’autres, ils aient des mots tout prêts pour l’expliquer, la justifier, voire l’exalter. Des mots qui viennent justement trop vite. Nietzsche, et bien d’autres depuis, ont fulminé contre ces paroles qui ont tôt fait de trouver de bonnes raisons pour déclarer la souffrance profitable, nécessaire. Impossible de nier qu’il y ait dans la tradition chrétienne théologique, mystique ou ascétique, matière à étayer ce reproche. Faut-il y voir le signe que les chrétiens, comme tout un chacun, peuvent être pris dans une ténébreuse complicité avec la souffrance, ou l’aveu d’un irrépressible besoin de colmater cette faille qui s’ouvre sans cesse dans la condition humaine ? Il y a probablement de l’un et de l’autre.
Pourtant, à considérer les Écritures, il n’en va pas ainsi. D’abord parce que, de fait, la Bible ne parle pas de la souffrance. On veut dire par là qu’elle ne connaît pas la souffrance comme un substantif, c’est-à-dire comme une réalité dont on débattrait abstraitement. En revanche, elle connaît le verbe « souffrir », donc des souffrants. Et, parce qu’elle balaie tout le spectre de ce qui peut entrer dans la vie humaine, elle connaît d’innombrables visages de souffrants. Souffrants de la souffrance que produisent sans fin les violences que l’homme inflige à l’homme, souffrance de la trahison, de l’humiliation, du mépris, et aussi souffrance du corps malade, blessé, à l’agonie. Souffrances de l’âme aspirée par le vide, celle que Maurice Bellet appelle « expérience de l’en-bas » et qu’il décrit pudiquement, « glissade dans le sans-fond, (.) où les paroles sont des pierres mortes et où le monde lui-même cède à la pression du néant. » Infinies souffrances depuis la nuit des temps, auxquelles les femmes paient certainement un tribut particulièrement élevé, ces femmes qui, dans la Bible, sont souvent présentes dans les angles morts du récit, mais dont le cri muet atteint celui qui sait lire.
Et d’abord, se laisser enseigner par le livre de Job
Ainsi les Écritures connaissent-elles la souffrance qui appelle, gémit, questionne : « Où donc est Dieu ? », et qui tend l’oreille, éperdument, vers une réponse divine. Mais il y a plus encore. Parce que la Bible accueille dans son espace le livre de Job, jailli du cour de cette expérience humaine, il nous faut dire qu’elle connaît la souffrance qui gronde jusqu’aux extrêmes de la révolte, s’avançant dans les parages du blasphème. Étrange texte, en effet, que cette histoire de Job, qui contient une leçon que le Nouveau Testament n’annule pas, alors même que celui-ci porte au-delà de l’expérience de Job. D’un côté, ce livre campe un homme, Job, figure du malheur absolu, qui plaide innocent contre un Dieu incompréhensible, qui semble vouloir tout ignorer de son mal, par indifférence, sadisme, impuissance, qui sait ? De l’autre côté, des amis bien intentionnés et fort diserts. Devant le malheur de Job, ils ont pourtant su garder le silence, apprend-on, sept jours et sept nuits. Ce qui, repris de la tradition d’Israël, est une belle délicatesse. Mais, une fois ce temps passé, ils se mettent à sermonner. Des chapitres durant, ils vont dérouler le discours d’une impeccable théologie occupée à disculper Dieu en expliquant à Job pourquoi il souffre. Redoutable discours qui ne fait qu’accuser le malheur qu’il prétend consoler. Or il se trouve que, au terme du livre, Dieu va déclarer que seul Job a parlé juste, tandis que les amis, avocats de la cause divine, seront disqualifiés. Nul doute qu’il y ait là une grande leçon, et qui doit être entendue pour faire barrage aux mots trop prompts, au trop plein des discours qui contournent le scandale, osons-le dire, qui parlent trop vite de souffrance rédemptrice.
En même temps, il est non moins essentiel de prendre acte de ce que le livre de Job dit plus que cette mise en garde. Car, à la pointe de sa révolte, il dit également ceci, qu’il y a une traversée de l’épreuve, qui est son dépassement. Au lieu même où s’expérimente douloureusement l’absurde, il est quelque chose qui se donne à voir et à comprendre. C’est ainsi que, contre toute attente, au moment où le livre va se refermer, Job déclare qu’il sait désormais ce qu’il ne savait pas auparavant : « Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu. » (Jb 42,5) La force provocante du texte est ici que le lecteur ne saura pas ce que Job a vu ni ce qu’il a compris, et qui le fait sortir de la révolte, et qui le fait entrer dans l’acceptation de l’inacceptable. Le seul savoir que l’on acquiert à cette lecture - savoir enveloppé d’énigme - est que Dieu fait quelque chose, sait faire quelque chose, du mal et de la souffrance dont l’homme, lui, ne sait que faire.
Savoir mystérieux, soulignons-le, mais qui entre en résonance avec ce que laissent pressentir quelques autres passages du Premier Testament. Ainsi, sur la route de l’Exode, on se souvient de l’épisode où le peuple, las du chemin, murmure contre YHWH et est châtié par la morsure de serpents brûlants. Intercédant pour les rebelles, Moïse reçoit alors la mission de confectionner un serpent d’airain et de le dresser sur un mât. Étrangement, quiconque lèvera les yeux vers celui-ci sera guéri de la morsure mortelle. Sur l’initiative de Dieu, surgit de la mort une puissance de guérison et de vie. Plus encore, peut-être, l’oracle qui se lit aux chapitres 52 et 53 du livre d’Isaïe, confirme le pressentiment : il montre un serviteur de Dieu, juste souffrant, humilié, défiguré, mis à mort de façon inique, qui devient le salut de ceux-là mêmes qui ont fait de lui un homme de douleurs.
« Ils le crucifièrent et avec lui deux autres » (Jn 19,18)
C’est précisément sur cette ligne de révélation que se dresse dans le Nouveau Testament la croix du Christ. Cette croix est l’unique et l’absolue réponse chrétienne à la souffrance. Mais elle n’est précisément pas une réponse qui parlerait comme on explique. Elle n’est réponse que comme ce qui attire au cœur d’une intelligibilité qui excède l’explication. Simplement parce qu’elle mêle aux pensées de l’homme les pensées extrêmes de Dieu. C’est dire qu’en regardant le Golgotha et Jésus sur la croix, nous ne devons pas penser que nous quittons le registre du mystère auquel introduisait le livre de Job. Nous nous y enfonçons bien plutôt. Ce qui ne signifie évidemment pas qu’il faille renoncer à entendre quelque chose, à reconnaître un événement qui est en attente de nos mots.
« Ils regarderont celui qu’ils ont transpercé » écrit l’évangile de Jean en reprenant des mots du prophète Zacharie. Ce regard est celui que pose quiconque consent à s’arrêter un instant devant la croix du Christ. Regard multiple, qui ne voit pas la même chose selon les uns et les autres. Il peut être celui des passants qui, sur le chemin du Golgotha, ne virent finalement qu’un supplicié de plus en ce lieu dédié au châtiment des criminels. Notre monde moderne passe souvent devant la croix dans ces dispositions. Obsédé par ses tragédies, il fait de Jésus le symbole de tous les innocents massacrés de l’histoire. En lui serait donnée à reconnaître la foule immense des vies outragées et perdues. Mais alors, dira-t-on, si Jésus vient seulement faire nombre avec les victimes de nos violences, peut-il faire plus que de nous émouvoir en vain ? L’évangile de Luc engage à risquer un pas supplémentaire. Il évoque deux autres suppliciés en même temps que Jésus. À travers ceux-ci, il suggère qu’il s’agira bien de finir par choisir son camp. Haussera-t-on les épaules en se rangeant aux côtés de celui qui tient le langage de la dérision : « Si tu es le Christ, sauve-toi et nous avec toi. » (Lc 23,39) Ou bien rejoindra-t-on l’autre, dont nous savons si peu - cet instant du supplice n’est pas propice aux confidences - sinon qu’il aura vu et compris soudain, au-delà de ce que ses yeux voyaient. Comme Job, plus et mieux que Job, car Dieu révèle ici la totalité de ce qu’il est et de ce qu’il donne. Des deux crucifiés auprès de Jésus, celui-ci a compris que Jésus affrontait leur souffrance et leur mort communes dans une puissance qui était une espérance et une promesse pour lui : « Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton royaume. » (Lc 23,42)
La foi chrétienne s’enracine dans ce constat étonné : lorsque l’infinie douleur de l’humanité crie vers le Dieu de la révélation, elle ne rejoint pas un Dieu lointain, spectateur indifférent ou impassible. Elle se retrouve en présence d’un Dieu qu’il faut oser dire - en la personne du Fils - « Dieu souffrant. » Autrement dit, l’interlocuteur des plaintes de l’homme, comme de ses révoltes, est un Dieu qui se révèle en la personne de Jésus, pendu au bois de la Croix entre deux criminels, défiguré de nos défigurations, appelant le Père avec les mots de notre détresse : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » C’est de là que commence à s’éclairer le mystère de grâce et de vie que Dieu oppose à l’innombrable, à l’immémoriale expérience de la souffrance, dont la Bible dit, à travers la figure de Rachel, que l’humanité ne veut pas être consolée des mots humains de la consolation.
Venu parmi nous pour la vie et non la souffrance
Un Dieu souffrant. Il nous faut continuer à regarder et à questionner, pour éprouver, encore plus avant, toute la force du paradoxe par lequel passe l’amour dont Dieu aime l’humanité. Car c’est là un fait exorbitant : à l’heure de la Passion de Jésus, Dieu est là où il ne devrait pas être, où il ne saurait être, parce que la sainteté de Dieu repousse comme son envers la mort et tout ce qui gravite autour d’elle, qui se nomme violence, mépris, défiguration de l’homme. Pourtant, en la personne du Fils, Dieu est bien là, réalisant cet impossible. Et il y est en déroutant les interprétations qui nous viennent à l’esprit.
Ainsi, n’y est-il pas simplement comme un homme traqué, livré malgré lui, mais dans la liberté de celui qui déclare en Saint Jean : « Ma vie, personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même. » (Jn 10,18) Et il y est, simultanément, sans trace de cette complaisance à l’égard de la souffrance à quoi nous échappons si mal. On ne le dira jamais assez : le Christ ne vient pas en ce monde pour souffrir, mais pour vivre et pour donner la vie. « Je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait en abondance », lit-on dans le même évangile de Jean (Jn 10,10). C’est pourquoi son être a pu se cabrer à l’heure de Gethsémani, sa chair a pu vouloir se dérober (« Père, s’il est possible que ce calice s’éloigne de moi. »). Péguy a évoqué avec une force redoutable cet instant où tout était prêt pour l’accomplissement des Écritures, le ministère public était rempli, le bois de la croix taillé, le centurion de service désigné, Caïphe, Pilate, Judas étaient à leur poste . Jésus lui-même était prêt. Et pourtant sa chair recula soudain devant la souffrance et la mort, rejoignant tout homme dans sa pauvreté dernière, et avant-dernière : « Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi. » (Mt 26,39) Si donc il y a bien un « oui » plénier, sans réserve, de Jésus à sa Passion, celui-là n’est pas d’abord un « oui » à la souffrance. Il est un « oui » à l’amour, un « oui » de l’amour de Dieu résolu à rejoindre l’humanité jusqu’en ses pertes les plus extrêmes, sans regarder au prix. Car l’amour ne s’économise pas, mais va avec la folie. C’est pourquoi aussi il ne se dérobe pas à la souffrance, quand celle-ci fait partie du chemin à parcourir pour que le mal soit défait.
Logique inverse de celle des voies où l’homme se perd, spécialement quand il répond à la souffrance par la violence. À l’inverse, la Passion du Christ nous enseigne que Dieu vit le mal comme souffrance. Grande révélation, s’il est vrai comme l’écrit Simone Weil dans La pesanteur et la grâce que « Le faux Dieu change la souffrance en violence, le vrai Dieu change la violence en souffrance. » Révélation dont la charge d’espérance se découvre quand il apparaît, enfin, que le Dieu de Jésus-Christ entre dans cette souffrance pour objecter à la violence la toute puissance de sa « douceur » absolue. C’est précisément cette douceur de l’amour, révélé au-delà de toute mesure, qui soutient le combat que sont l’agonie et la Passion de Jésus. C’est cette douceur qui fait de ce combat un combat victorieux introduisant la puissance de la Résurrection là où règne la mort.
« Voici l’homme » (Jn 19,5)
Ainsi se réalise ce que pressent le Premier testament et que confesse le Nouveau : Dieu est capable de se saisir de la souffrance, et singulièrement de la souffrance innocente, pour lui faire produire son contraire, pour faire d’elle, selon une mystérieuse alchimie, l’antidote du mal. Pour servir par elle la vie, non seulement des hommes justes, mais de ceux qui le sont moins, ou qui ne le sont pas du tout. Alors, dans cette lumière - on commence à le pressentir - il est possible, juste et nécessaire, de parler de souffrance rédemptrice. Mais il ne faut pas moins pour autoriser une telle parole que ce chemin, et cette patience d’un long regard porté sur la croix. Il faut ce délai nécessaire à la reconnaissance de ce qui excède ce qui se croit ordinairement de Dieu et de l’homme, de la puissance et de la faiblesse, pour pouvoir entendre sans malentendu les paroles de Jésus, sur la route d’Emmaüs « Ne fallait-il pas que le Christ souffre ainsi ? » (Lc 24,26) ou pour entrer dans les vues de la Lettre aux Hébreux qui parle de Jésus « rendu parfait par des souffrances. » (Hb 2,10)
C’est dans cette lumière encore, qu’il devient possible d’entendre la parole de Pilate déclarant « Voici l’homme », en présence du condamné Jésus, tourné en dérision, exhibé dans l’humiliation que nous reconnaissions naguère sur les visages des prisonniers d’Abu Graïb. Le fait est là : quelque chose de fondamental de notre humanité se joue, de façon très paradoxale, dans la vulnérabilité et dans la souffrance. De nouveau, le discours hésite. Il est trop clair qu’un effet possible de la souffrance est d’éteindre en l’homme son humanité. Et pourtant, il semble que ce soit un leurre de croire que l’homme accède à lui-même, à l’intelligence de la vie, en étant exempté de la souffrance. Notre culture actuelle résiste fort à cette pensée. Elle prétend vouloir, sinon devoir, venir à bout de toute souffrance. Elle supporte donc mal tout ce qui vient objecter à ce projet et rappeler, contre sa logique de maîtrise, cette vérité provocante et si précieuse que disait Sophocle : « C’est quand je ne suis rien que je deviens vraiment un homme » (Odipe à Colonne). Cette vérité qui, Dieu merci, continue à se dire aujourd’hui, mezza voce : « Si le monde nous échappe par excès de souffrance, on peut aussi le manquer par avarice de larmes. »
Certes, redisons-le, la porte est étroite. Il n’est pas question de nier que tant de souffrances soient seulement destructrices de l’humain. Mais ce serait jouer la carte du désespoir, et trahir la vie autant que Dieu, de ne pas entendre les témoins qui osent plaider - sans équivoque ni perversion - en faveur de cette expérience ténébreuse de la condition humaine, dont l’envers peut être, doit être, d’une façon ou d’une autre, la vie, mieux, la joie.
Etty Hillesum est de ces témoins dont la crédibilité n’est pas contestable. Femme, juive, dans les Pays-bas soumis à la tyrannie nazie, elle n’ignorait rien de la tragédie en cours, qui ne pouvait que la rattraper. Et pourtant - son Journal en témoigne - ces mois de traque et de terreur se changèrent pour cette femme en une progressive illumination, où la bonté de la vie éclatait contre toute évidence. Dans sa dernière lettre de Westerbork, sur le chemin de la mort, elle écrit : « On est devenu un être marqué par la souffrance pour la vie. Et pourtant, cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne (.) pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains. »
Celui qui ne peut s’avancer jusqu’à ce désir que « Dieu soit chez (lui) entre de bonnes mains », pourra-t-il du moins entendre les mots de Bernanos, qui fut obstinément attentif à toutes les souffrances humaines ? Dans son Journal d’un curé de campagne, il évoque la misère qui mêle ensemble « le gémissement du moujik sous les verges, les cris de la femme rossée, le hoquet de l’ivrogne et ce grondement de joie sauvage, ce rugissement des entrailles, - car la misère et la luxure, hélas, se cherchent et s’appellent dans les ténèbres, ainsi que deux bêtes affamées. » Et Bernanos poursuit, dans le tremblement de l’espérance : « une telle misère, qui a oublié jusqu’à son nom, ne cherche plus, ne raisonne plus, pose au hasard sa face hagarde, doit se réveiller un jour sur l’épaule de Jésus-Christ. »
Anne-Marie PELLETIER